IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Ainsi se passa l’hiver. Il y eut d’abord des jours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, comme s’ils étaient chargés de boue ; puis vinrent la neige et la gelée ; puis le dégel, puis encore de très fortes gelées, suivies d’une neige abondante par un vent glacial. Toute la contrée était ensevelie sous l’immense nappe blanche, les maisonnettes semblaient plus petites et prenaient des tons décolorés au milieu de tout ce blanc. La fumée des cheminées était fauve et bistre dans le gris opaque du ciel.
Les gens restaient chez eux, s’acagnardaient aux coins de l’âtre, dans un besoin d’intimité et de bien-être. Les grandes chambres des maisons cossues restaient glacées et sombres ; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous les solives basses et enfumées des humbles chaumines ; et chaque fois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, il y goûtait une sorte d’intimité douillette qui n’existait pas chez ses parents et qui l’y retenait comme une longue et douce caresse. Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux lèvres, Kaboul roulé en boule à ses pieds, les jambes allongées vers la flamme dansante de l’âtre, où ses yeux suivaient des pensées pleines de charme, l’esprit bercé par le tambourinage léger des bobines, qui rebondissaient sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il eût voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement, comme eux vivaient ; il eût voulu partager leur frugal repas du soir, s’amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis y dormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela ne se pouvait-il pas ? Pourquoi ne pouvait-il rester là, simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d’abord des ennemis farouches, et maintenant des amis inséparables, enroulés ensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu ? Ils s’y endormaient comme des êtres humains et M. Triphon contemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe de jalousie.
La vieille horloge, droite et raide comme une aïeule desséchée dans son coin, comptait de son tic-tac lent et monotone ces instants de reposant bonheur qui s’égrenaient dans le néant. Le rouge de la flamme se reflétait en danses capricieuses sur les cuivres luisants et les étains ternis le long des murs ; le plafond bas aux solives brunes était comme une cuirasse de protection et de sécurité, qui ne laissait rien entrer de l’inclémence du dehors, ne laissait rien échapper du charme et des délices du dedans. Parfois il se sentait là comme sur une île bienheureuse, seule au milieu d’une mer mauvaise, gonflée de périls.
Car, chaque fois, il y avait risque pour lui à s’y rendre, et risque aussi à s’en retourner. La neige rendait les nuits trop claires ; chaque silhouette se détachait avec une inquiétante netteté. Il était presque impossible qu’on ne l’aperçût pas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait. Comment s’arrangerait-il lorsque, le printemps et l’été venus, les gens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, à prendre le frais devant leur porte ? Problème qui lui paraissait insoluble et auquel il préférait ne pas penser encore.