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Il éclata, et, bien qu’attendu, plus brusquement et avec plus de violence que M. Triphon n’eût pensé. Il éclata un dimanche soir, au moment où M. Triphon sortait pour aller voir Sidonie.
Accompagné de Kaboul, il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quand tout à coup M. de Beule, surgissant de son bureau, lui demanda d’un ton bref :
– Où allez-vous ?
M. Triphon perdit la tête. Depuis des mois son père ne lui adressait plus la parole, ne s’occupait pas de lui, répondait à peine, par un grognement hargneux, à son salut matin et soir. M. Triphon fut tellement interloqué par ce changement soudain qu’il resta quelques instants immobile, la main sur le bouton de la porte, sans trouver de réponse.
– Eh bien ? Vous n’avez pas compris ? Je vous demande où vous allez ? répéta M. de Beule d’un ton acerbe.
– Faire un petit tour, dit à la fin M. Triphon en regardant son père d’un air mal assuré.
– Un tour chez les garces ! tonna M. de Beule avec fureur.
Et, d’une voix menaçante, autoritaire :
– Vous resterez ici, nom de nom ! Ou bien vous ne remettrez plus les pieds à la maison !
– Comme vous voudrez, répondit M. Triphon sans se fâcher ni demander aucune explication.
Et, lentement, il rebroussa chemin.
Mais la colère de M. de Beule ne s’apaisait pas devant pareille humilité ; il bouillonnait intérieurement ; tout son être frémissait. Sa femme, qui de loin l’avait entendu « partir » en face de son fils, accourut en larmes, avec des gémissements. M. Triphon comprit nettement qu’ils savaient tout et qu’une scène violente devait avoir eu lieu déjà entre les deux époux. M. de Beule, se retournant contre sa femme, à nouveau l’abreuva de violents reproches, comme si elle seule était la cause de tout. C’était elle qui l’avait ainsi élevé ; elle qui toujours s’était montrée faible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvais penchants ; elle qui en avait fait un fainéant ; elle qui avait introduit dans la fabrique cette fille… cette… cette roulure, cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs. M. de Beule, « partait » comme un dément ; il ne se possédait plus ; sa femme ne cessait de pleurer et de gémir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie, demeurait stupéfait de les voir ne rien ignorer, jusqu’aux moindres détails, de ses escapades réitérées. Évidemment, ils étaient renseignés depuis longtemps ; et cela avait dû fermenter et bouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuse illusion qu’ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut même pas prononcé. C’était du reste bien superflu. Tous comprenaient parfaitement, encore que M. de Beule, en laissant déborder sa rage et son mépris, employât parfois le pluriel dans ses invectives, comme si son fils se fût compromis avec une ribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, hachés, il dicta ses conditions : Rompre sur-le-champ avec cette femme et retourner à une existence convenable, ou quitter la maison immédiatement, sans rémission ni retour. « C’est la fable de toute la commune ! » rugit-il. « Je n’ose plus me montrer dans la rue ! Les honnêtes gens me tournent le dos ! »
M. Triphon sentit comme un froid glacial qui le pénétrait jusqu’aux moelles, ainsi qu’une faiblesse étrange qui lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes, cette sensation vague et angoissante que l’aventure ne pouvait pas durer ainsi, indéfiniment. Mais il n’aurait jamais cru, non, jamais, en être déjà à ce point d’avoir à choisir sans plus feindre ni tergiverser ; choisir, comme on choisit entre la vie et la mort….
Que faire maintenant ? Où aller, que devenir, à présent que le fil était si brusquement, si brutalement tranché entre elle et lui ? C’était le fil même de l’existence. On venait de lui enlever soudain tout… tout ce qui valait la peine de vivre. Son esprit chancelait ; il était étourdi par ce vide immense, cet abîme de néant qu’il sentait tout à coup en lui, là même où, l’instant auparavant, s’entassaient encore des trésors de joie. Il aurait voulu s’indigner, défendre son bonheur, se révolter avec rage contre les obstacles et il n’en avait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse : son infinie, son impuissante et désespérante faiblesse.
– C’est bien, dit-il soumis ; c’est bien.
Et il le répéta encore comme si, dans sa noire désolation, il ne trouvait plus d’autres mots : « C’est bien ; c’est bien ! » Tout de même, en une révolte soudaine, il se fâcha. Il lança un regard mauvais à son père et gronda, tout frémissant :
– Pas besoin de faire tant de boucan.
M. de Beule ne répondit pas. Sans doute estimait-il en avoir assez dit.
Les épaules gonflées, il rentra dans son bureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeux M. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d’agitation, parut dans le couloir pour demander un détail à Mme de Beule concernant le souper ; le bout de la jupe d’Eleken disparut en coup de vent derrière une porte. Kaboul, surpris que son maître n’eût pas ouvert la porte d’entrée, d’impatience se mit à bailler tout haut. Muche, qui était resté dans le couloir, vint flairer méticuleusement son collègue, comme si c’était un chien étranger qu’il rencontrait là pour la première fois. Rassuré par son examen, il se mit à gratter à la porte du bureau de M. de Beule. Celui-ci l’entr’ouvrit, le petit chien se faufila par l’ouverture en frétillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec, au son hostile dans l’oppressant silence.
On eût dit que la maison même grondait, menaçante et hargneuse.