Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Deuxième partie

XVII

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XVII

Les jours qui suivirent furent sinistres. M. Triphon avait l’impression qu’il était surveillé, espionné, suivi, partout où il allait. Il n’avait plus confiance en personne ; et sa haine contre le petit teilleur était féroce, car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n’eût tout ébruité.

 

Il n’avait plus revu Sidonie. Il n’osait y retourner. Mais il lui avait tout expliqué dans une lettre et, surexcité par tant d’obstacles, fait le serment solennel que jamais, quoiqu’il arrivât, il ne la quitterait.

 

Il jurait de la revoir malgré tout, de même que rien au monde ne l’empêcherait de s’occuper d’elle et de l’enfant qui allait naître ; seulement, il lui fallait prendre patience, attendre que les circonstances devinssent plus favorables. Il lui disait comme il était désolé de ne plus aller chez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles ; mais cela aussi reviendrait, avec le temps, quand l’orage se serait peu à peu apaisé.

 

Dans l’usine, sur les physionomies et dans la façon d’être des ouvriers à son égard, il pouvait observer, et presque lire, l’effet produit par la scène à la maison. Évidemment, ils étaient au courant de tout et ils le narguaient en silence, parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d’un simple regard ou d’un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken, par exemple, avait maintenant un petit ton spécial et agaçant pour prononcer son « Fikandouss-Fikandouss », lorsqu’il apercevait M. Triphon ; de même que Léo mettait on ne sait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu’il lançait, en nuance quelque peu atténuée, son odieux « Oooouuuuiiii ». Il supportait mal le regard fixe et le sourire muet de Free, Berzeel et Ollewaert ; et, un jour, sa fureur éclata devant la face stupide de Miel, qui était là à bayer devant lui, immobile, comme s’il considérait une bête curieuse.

 

Espèce de veau ! Qu’est-ce que tu as à me bayer ainsi à la figure ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, avec des yeux furibonds.

 

Haha… sais pas, moi ! s’effara Miel, abasourdi.

 

Occupe-toi de ton travail, nom de Dieu ! grogna M. Triphon en lui tournant le .

 

Cette sortie inattendue ne manqua pas de faire impression. Les visages des ouvriers devinrent tout à coup sérieux et ils n’eurent plus d’attention que pour leur besogne. Un bref instant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d’une victoire remportée. Tout plein de lui-même, fier, il quitta la « fosse aux huiliers » et s’achemina à travers la cour vers la « fosse aux femmes ». Mais avant d’en atteindre la porte, il s’arrêta, l’oreille tendue, les sourcils froncés de colère.

 

Derrière son dos, dans l’huilerie, retentissait un vacarme de possédés.

 

Léo rugissait à tue-tête son abominable « Oooouuuuiiiii… » et le « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss » de Feelken faisait rage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient, comme en une folie d’émeute.

 

Nom de nom de nom de Dieu ! répétait M. Triphon en trépignant de fureur.

 

Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avec une barre de fer, suivi de son aide Komèl, qui portait une pince et un marteau. Tous deux étaient visiblement sous l’influence de la boisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regarda fixement de ses yeux vitreux, et commença à fredonner en sourdine son obsédant O Pépita. Il s’arrêta net, grinça des dents et, comme en un accès de rage concentrée :

 

OooooMonsieur Triphon ! Oooomonsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais !

 

– Qu’est-ce que vous savez, Justin ? demanda M. Triphon agacé.

 

OoooPépita ! Pépita ! Pépita ! gronda l’ivrogne en sourdine.

 

Puis, brusquement, très haut, avec une petite voix d’enfant :

 

OooooPépita ! Pépita ! Pépita !

 

– Et puis, qu’est-ce que vous savez ? insista M. Triphon impatienté.

 

Justin-la-Craque secoua la tête avec véhémence et ne dit plus rien. Il se hâta vers la fabrique, comme s’il n’avait plus une minute à perdre ; et Komèl le suivit, hochant la tête en souriant, avec un drôle de frétillement de son long nez rouge, qui faisait penser à un bec de dindon. Tous deux disparurent dans le vacarme assourdissant de la « fosse aux huiliers ».

 

Soudain apparut la queue en trompette de Muche, suivi de M. de Beule, gonflé, cramoisi, terrible. Il fronça comme un ouragan dans l’huilerie et aussitôt M. Triphon l’entendit « partir » avec frénésie ; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit de ses éclats de voix dominait le tonnerre trépidant des pilons. Il hurlait, comme toujours, qu’il flanquerait tout le monde à la porte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour, bouscula M. Triphon en jurant et se précipita dans la « fosse aux femmes », où il recommença à « partir » avec ardeur, bien qu’elles ne fussent pour rien dans l’affaire.

 

M. Triphon s’en alla prudemment avec Kaboul faire un tour au jardin.


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