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A la maison régnait un état d’esprit bizarre, obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n’était point normal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Eleken semblait ne point connaître une seconde de repos ; ses allées et venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaient et repassaient en coup de vent derrière les portes. L’attitude de sa mère inspirait des doutes. Savait-elle ? Ne savait-elle pas ? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec une tristesse grave ; l’instant d’après, rien ne lui semblait changé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son père ne savait rien, c’était certain. Il montrait à table son humeur habituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilité apparente. Il était même plus communicatif que de coutume ; il parla longuement de ses affaires – naturellement – sous un jour qui n’était pas trop sombre.
M. Triphon, qui sentait venir l’heure de son entreprise hasardeuse, mangeait, le cœur battant, avec effort. Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait tout de même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s’en aperçut pourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire :
– Tu n’es pas bien, mon garçon ?
– Oh ! si, si, dit-il, je n’ai pas grand’faim, voilà tout.
Et il posa sa fourchette. M. de Beule leva les yeux dans la direction de son fils et ses sourcils se contractèrent d’un air revêche. M. Triphon tressaillit. « Saurait-il tout de même quelque chose ? » se demanda-t-il.
Mais il se remit promptement. M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, se remit à parler de l’état de ses affaires, et M. Triphon pensa : « Ce n’est rien, c’est sa mauvaise humeur naturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup ».
Eleken, croyant que la famille avait fini de souper, entra pour desservir ; mais, à la vue de M. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta de déguerpir avec une sorte d’effroi, sans même entendre ce que Mme de Beule lui demandait. M. de Beule, dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins et bougonna :
– Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi court-elle ainsi !
Sans attendre la réponse, il reprit, en appuyant sur d’infimes détails, ses longues considérations d’ordre commercial. Il s’adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait, les traits fatigués.
Eleken rentra pour servir le dessert. A nouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beule eût eu temps de lui expliquer ce qu’elle désirait. M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans rien dire.
M. Triphon mastiquait un morceau de tarte, s’efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini il se leva et, d’un air aussi calme, aussi naturel que possible, comme il faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.
Kaboul, selon son habitude, l’attendait derrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pas encore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpide éclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphon excita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japper d’une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon la lui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.
D’abord il n’alla pas plus loin. Il avait ramassé une pomme de terre ; il la lançait sur le gazon et Kaboul la rapportait, très animé par le jeu.
Les servantes pouvaient le voir par les fenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baies vitrées de la véranda. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement, suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée et rapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculaire jusqu’au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toute la vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe le petit pont du ruisseau, s’élança le long de la rive, piqua dans la brèche de la haie. Kaboul l’avait suivi, comme il faisait toujours ; mais, devant ce passage insolite par une brèche, il se rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d’aller plus loin.
« Kaboul !… Nom de Dieu ! » rugit M. Triphon d’une voix sourde.
Au lieu d’obéir et de suivre son maître, Kaboul tout à coup se mit à aboyer d’une voix stridente. M. Triphon, terrifié, d’un bond regagna le jardin.
Il saisit des deux mains l’odieux cabot et le serra à l’étouffer. Il haletait de rage ; pour un peu il l’aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas, lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant de joie.
Le soir était d’une splendeur idéale, un peu frais et figé, comme il arrive au printemps, mais d’une pureté et d’une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d’un vert lumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait un champ immense de couleurs printanières où frissonnaient doucement de blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir des jardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles à des ombres inquiètes.
M. Triphon courait… courait à perdre haleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressait terriblement. Pourvu qu’il ne rencontrât personne, qui le forçât à ralentir, à s’arrêter ! C’était une question de vie ou de mort pour lui. Mais, chance inespérée, personne.
La sueur lui coulait le long des joues, ses jambes se dérobaient sous lui, bientôt il n’en pourrait plus. Des ailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ce que, peu d’heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….
Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait à ses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettes s’estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s’arrêta une seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il était ruisselant. Il s’épongea avec son mouchoir. En son cœur battait comme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange du petit teilleur. Il s’étonna, s’inquiéta presque, de ne point l’y trouver au travail. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce un mauvais présage ? Il s’arrêta encore, à fouiller du regard, l’oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant. Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu’un instant. Il se ressaisit, poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s’arrêta devant la porte et cogna doucement du doigt.
– Qui est là ? demanda-t-on aussitôt du dedans.
– Moi… monsieur Triphon, répondit-il d’une voix sourde.
La porte vivement s’ouvrit et il entra. Devant lui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.
– Comment va ?… Comment va ?… demanda-t-il tout de suite d’une voix entrecoupée.
– Oh ! très bien, très bien, monsieur Triphon. C’est un si joli bébé ! répondit Lisatje attendrie.
Ses tempes bourdonnaient. Il avait l’impression baroque qu’il devait y avoir chez lui quelque chose de ridicule, il ne savait quoi. Il entra.
Marie était assise devant son coussin de dentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leur pipe, assis de chaque côté de l’âtre éteint. M. Triphon s’attendait de leur part à un accueil plutôt frais.
Des paroles dures de leur part lui eussent paru logiques et naturelles.
Mais rien de pareil n’arriva. Au contraire. Le joli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeux caressants souriaient ; le père Neirynck et son fils touchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leur tour, l’un après l’autre :
– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite !
M. Triphon n’en revenait pas. Est-ce qu’il rêvait ? Il ne savait plus comment se tenir, de quel côté se tourner. Cela frisait l’invraisemblable. On eût dit qu’il avait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda si décidément on se moquait de lui.
Mais non. D’un air soumis ils l’invitèrent à s’asseoir, pendant que Lisatje allait voir s’il pouvait entrer dans la chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de la chambrette.
– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite ! dit-elle, tout comme les autres.
– Voulez-vous venir voir ?
M. Triphon se leva. Ses jambes tremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur le point de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Il redoutait l’inconnu derrière cette porte entr’ouverte et craignait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d’un pas de somnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser la tête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère ferma doucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer, reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.
Une petite lampe à pétrole, posée sur une armoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux murs grisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphon vit deux couchettes, avec un berceau entre elles.
Dans l’une, Sidonie était allongée sur le dos, très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l’oreiller blanc. A côté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec des yeux humides d’attendrissement.
M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il la regardait, avec toute la tension de son esprit, comme s’il se trouvait en présence d’un prodige inconcevable. Remué jusqu’au plus profond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle et inconnue : une sorte de respect religieux devant l’émouvant mystère de la maternité.
Elle lui sourit très doucement et lui tendit une main pâle et amaigrie.
Il l’étreignit avec passion, y appuya ses lèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaient comme d’une fontaine : il pleurait comme un pauvre petit enfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des choses incohérentes, noyées de remords et d’amour ; il tomba à genoux et demanda pardon pour tout le mal qu’il lui avait fait. Sidonie se mit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avec autorité : ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. Que M. Triphon garde son calme et aille voir l’enfant dans son berceau.
M. Triphon fut consterné. L’enfant ! C’est vrai, il y avait un enfant. Il l’avait totalement oublié ! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur lui comme une douche froide. Il se leva et s’approcha en hésitant, presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucement écartait les rideaux.
M. Triphon vit quelque chose : une figure grosse comme le poing, d’un rouge violacé sous un minuscule bonnet blanc, et qui faisait d’affreuses grimaces. La bouche, contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, les yeux étaient fermés avec effort, comme s’ils ne devaient jamais s’ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix, semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible, qu’elles s’obstinaient à ne pas lâcher.
– Petit Triphon… Petit Triphon…, répétait Lisatje d’une voix émue en caressant doucement les petites joues.
Puis se retournant vers M. Triphon, les yeux brillants :
– N’est-ce pas que c’est un beau bébé, monsieur Triphon ? Le joli petit mignon ! Il vous ressemble comme deux gouttes d’eau.
M. Triphon regardait, immobile, comme figé. Il trouvait l’enfant si hideux qu’il lui était impossible d’articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cette horreur, ce monstre ? Il ne pouvait le croire, s’y refusait. Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur. Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s’il avait eu envie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien de son effarement ; la mère était aussi attendrie que sa fille ; et Lisatje prit l’enfant dans son berceau et le présenta à M. Triphon, pour qu’il le tînt un instant dans ses bras. Il n’osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sans le regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui le coucha sur son cœur, comme un trésor inestimable, et lui dit des choses que seule une mère sait dire.
M. Triphon pensa soudain au temps qui pressait. D’un geste nerveux, il tira sa montre et constata avec effroi qu’il était près de neuf heures.
Il lui fallait partir au plus vite ; on le chercherait à la maison ; on ne comprendrait pas ce qu’il était devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage de Sidonie.
– Déjà…, gémit-elle.
– Il faut, il faut ! répondit-il avec abattement.
– Est-ce que vous reviendrez bientôt ?
– Aussitôt que j’en aurai l’occasion.
Il se pencha sur elle et l’embrassa tendrement.
– Et votre enfant, vous ne lui donnez pas aussi un baiser…, dit-elle.
Miséricorde ! Cet enfant ! Il l’avait encore oublié ! Elle le tendit vers lui à bout de bras ; et lui réapparut, cette fois tout près, l’horrible petite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite, ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouche baveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de dire que cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout ! Ces femmes étaient folles, avec leurs ressemblances ! Il tendit ses lèvres frémissantes vers l’enfant et lui donna un baiser, les yeux clos, pour ne pas voir.
– On dirait que vous en avez peur, ricana la mère Neirynck.
Il eut une surprise. La peau tendre de l’enfant, sous ses lèvres, était d’une douceur si duvetée, si veloutée qu’il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde. Il aurait voulu l’embrasser encore et encore, mais une fausse honte le retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement la main de Sidonie ; il reviendrait au plus vite, c’était promis, et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucune imprudence. Puis il s’arracha à son étreinte.
Dans la cuisine l’attendait une autre surprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré de poussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s’il éprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphon prit peur ; mais toute la famille s’empressa de le rassurer. Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petit bonhomme s’approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec un large sourire de bonheur, il lui dit : « Que je vous félicite ! »
M. Triphon n’en revenait pas. Qu’avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une action d’éclat ? Il ne savait plus que répondre et restait là, interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit son porte-monnaie et régala avec largesse. C’était là, somme toute, ce qu’ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils le reconduisirent jusqu’à la porte avec force remerciements. Kaboul se glissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à la recherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde, M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.
La nuit printanière s’était assombrie, quoique limpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel à l’occident. La terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivait et scintillait. A la tour de l’église, neuf coups tintèrent ; et aussitôt après l’horloge, la cloche, mélancolique, sonore et lente fit entendre le couvre-feu de chaque soir.
D’autres cloches, dans les villages environnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propre et qu’on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence. M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour la seconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Les bruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s’éloigner de lui. Il n’entendait que l’aboi rauque des vieux chiens de garde dans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans le noir des jardins. L’air était d’une immobilité absolue et presque angoissante. Du sol montait l’odeur des sèves printanières.
Hors d’haleine, M. Triphon se retrouva à la haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras. L’instant d’après il arrivait en vue de la maison où les lampes étaient allumées. Il fit comme s’il n’avait pas cessé un instant de jouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et le petit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Au bruit qu’il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrière une des fenêtres éclairées. C’était précisément ce que voulait M. Triphon. Il s’amusa encore quelques instants dans l’obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.
– Je croyais que vous n’alliez plus revenir, dit Sefietje en lui jetant un coup d’œil à la dérobée.
– Oh ! il n’est pas tard, répondit M. Triphon d’un ton indifférent et naturel.
Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, ne dit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d’un œil scrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peu tirés. L’expression de son visage ne lui plaisait guère. Elle soupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées, Kaboul s’était couché de tout son long sur le parquet ; à l’étage, on entendait le va-et-vient agité d’Eleken dans les chambres.
M. Triphon ne savait plus trop que faire. Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides par lesquelles il venait de passer.
Violemment, à contre-cœur, il rentra dans la salle à manger, où ses parents achevaient leur soirée. M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflait bruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l’entrée de son fils, il ouvrit un œil hostile et son visage se renfrogna. Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l’autre feuille du journal. Elle leva son bon regard vers M. Triphon :
– Un peu dans le jardin avec Kaboul, répondit M. Triphon.
– Il doit faire plutôt frais, dit encore Mme de Beule.
Assez bizarre, se dit M. Triphon, d’entendre émettre une opinion sur le temps par une personne qui n’avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu’il faisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversation tomba. M. de Beule ne s’y était pas mêlé. Il prit le journal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule, assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.
– Et toi ? Tu ne lis pas encore un peu ? demanda-t-elle à son fils.
– Oui, un peu.
Il prit sur une étagère le volume qu’il avait commencé. Cela avait pour titre : Le Secret de l’Enfant trouvé. Il lut, machinalement, l’esprit ailleurs. « Ils ne savent rien encore », pensa-t-il, « mais demain, ou après-demain, ils sauront tout ; et alors…. » Un regard de sa mère le replongea dans le livre ; il lut :
Raoul s’empressa de courir au rendez-vous. Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimulé derrière le tronc d’un chêne séculaire, parut et s’avança mystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un air hautain. Il n’aimait pas ce manant aux allures sournoises et cauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu’il pourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche et y prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sa casquette galonnée et, saluant très bas, il dit :
– Je suis chargé d’une missive pour M. le vicomte.
– Ah ! fit Raoul sur un ton glacial.
M. Triphon leva les yeux d’un air ennuyé. Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir ? Son roman à lui, roman vécu, était autrement empoignant et tragique ! M. de Beule tout doucement s’était remis à ronfler, avec un ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait ; sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois un profond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livre et se leva.
– Tu vas te coucher ? demanda Mme de Beule d’une voix pâteuse.
– Nous montons aussi ? proposa-t-elle à son mari qui somnolait.
Il ramassa son journal et grommela quelque chose qui semblait être une réponse affirmative.
– Bonsoir, papa, dit M. Triphon d’une voix mate.
– H’m, grogna M. de Beule avec une répugnance marquée.
Et il quitta la salle. C’était ainsi chaque soir, depuis l’histoire avec Sidonie : de la part de son père, à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant le reste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, qui souffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute la bonté, toute l’amabilité qu’elle osait lui témoigner sans trop offusquer son mari, avec l’espoir lointain et vague que, peut-être, quelque jour, la réconciliation viendrait.
M. Triphon se sentait tout à fait déprimé, accablé. Il pressentait l’orage qui allait infailliblement s’amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu’une explosion nouvelle ne fût imminente. Et alors ? Et ensuite ? Renvoyé de la maison, sans moyens d’existence, à vau les chemins ? Il ne savait. Tout était possible et il craignait le pis. Tout était sombre, triste, incertain. L’avenir devant lui se dressait sous l’apparence d’un mur noir. Découragé, il se déshabilla et se mit au lit.
Il entendit son père et sa mère monter pesamment l’escalier. M. de Beule parlait d’une voix chagrine de la besogne du lendemain ; et elle lui répondait en quelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entendit monter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui, chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours un signe d’agitation intérieure ; et les jupes de la femme de chambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre où elles couchaient l’une et l’autre se trouvait au-dessus de celle de M. Triphon ; pendant très longtemps, il perçut une rumeur assourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se dit M. Triphon, elles savent… tout au moins ont vent de quelque chose….
Enfin il s’endormit, mais d’un sommeil inquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyait Sidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et si triste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d’elle sur la blancheur de l’oreiller. N’eût-on pas dit une morte… une belle et bonne et tendre morte… morte pour lui et par sa faute !
Oh ! le désespoir et le remords martyrisaient son cœur si vivement ! Il était un assassin, un misérable ! Lui seul l’avait tuée !… Et pourtant non, elle n’était point morte : elle souriait avec tendresse et tendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un tout petit être qu’elle lui disait de caresser et d’embrasser. Et cet attouchement, qui lui inspirait d’abord une invincible répugnance, était de nouveau d’une telle douceur veloutée, que dans son rêve il murmurait des paroles d’amour et qu’il étendait passionnément les bras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelques secondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait en présence de ses parents. Son père était pourpre de colère et l’insultait et le menaçait. Sa mère pleurait….
D’un geste comminatoire et sans pardon, M. de Beule lui montrait la porte ; et, du coup, il se trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtu et la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il ne savait que faire ni où aller, il entendait soudain un rire méprisant et moqueur ; il se trouvait dans la « fosse aux huiliers », au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tous les ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un œil poché, dans un visage tuméfié ; Pierken lisait avec une concentration farouche sa petite feuille socialiste ; la joue d’Ollewaert se bossuait d’une énorme chique ; Feelken jetait son « Fikandouss » ; Léo poussait son terrible « Oooo… uuuu… iiii…. » ; Bruun épiait par une porte entr’ouverte ; Free s’approchait de Miel avec un sourire narquois et lui lançait en pleine figure un « espèce de veau ! » auquel Miel répondait d’un air idiot que c’était lui Free, le veau.
De nouveau la scène changeait comme par enchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière du père Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille était rassemblée autour de lui, attendant avec angoisse ses paroles ; et il leur criait ce qu’il avait à leur dire, avec dureté et colère ; cela ne pouvait durer ainsi, tout était fini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ils pâlissaient, leurs yeux s’écarquillaient d’horreur ; Sidonie serrait en pleurant son enfant contre son cœur ; Lisatje et Marie se lamentaient ; la mère ouvrait la bouche comme pour crier et n’articulait aucun son ; le père et Maurice s’affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petit teilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus de souffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, il s’en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, les laissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine se retrouvait-il seul dans la nuit, qu’il criait tout haut son remords et sa douleur ; et il rentrait chez eux, il éclatait en sanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être, il suppliait qu’elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne la quitterait, jamais, tant qu’il aurait un souffle de vie et quoiqu’il arrivât.
Avec un cri perçant il s’éveilla. Il ouvrit les yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côté de son lit.
– Maman ! Est-ce vous ? s’écria-t-il.
– Oui, c’est moi, répondit, très inquiète, Mme de Beule. Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ? Qu’as-tu ? Pourquoi as-tu crié si fort ?
– Est-ce que j’ai crié ? demanda-t-il avec un tremblement.
– Oh ! horriblement ! Je suis étonnée que papa ne l’ait pas entendu.
Les doigts tremblants, elle alluma sa bougie et le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.
– Tu as pleuré ! dit-elle, émue.
Il eut un geste de désespoir. La réalité de ce qu’il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et ses larmes coulèrent encore.
– Qu’as-tu ? Qu’as-tu ? demanda-t-elle, angoissée.
– Je voudrais être mort ! sanglota-t-il.
– Pourquoi ? Pour qui ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
Il ne répondit pas ; il sanglotait dans son mouchoir.
– Est-ce pour… pour cette fille perdue ? dit-elle avec dégoût.
– Ce n’est pas une fille perdue, répondit-il en hochant la tête.
Mme de Beule serra les lèvres, droite, raidie, muette de désespoir.
– Mais, Triphon…, mais, Triphon ! dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureuse histoire ! Une femme qui a roulé avec tout le monde !
– Ça n’est pas vrai !… C’est une honnête fille ! cria-t-il tout haut, avec véhémence.
– Sst, sst… Papa pourrait entendre, dit Mme de Beule terrifiée.
Et, d’une voix plus douce, mais que le désespoir et la douleur faisaient trembler :
– Tu ne songes tout de même pas à l’épouser !
– Je voudrais l’épouser, affirma-t-il d’un air sombre.
Mme de Beule leva les mains au ciel et les larmes roulèrent sur ses joues.
– Oh ! mon garçon, mon garçon, gémit-elle. J’aimerais mieux te voir porter en terre.
Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujours sombre.
– Promets-moi que tu ne le feras pas, Triphon.
– Je ne promets rien et je vous dis que je ne l’abandonnerai pas.
– Il n’est pas question que tu l’abandonnes, reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais ne l’épouse pas, je t’en supplie, ne l’épouse pas.
Il ne dit rien. Le silence était pénible.
– Promets-le moi, veux-tu ? insista-t-elle en soupirant.
Il fit un effort violent sur lui-même et répondit enfin, d’un ton hargneux :
– Comment voudriez-vous que je l’épouse ? Je ne possède rien !
Elle le remercia avec effusion ; elle lui prit les deux mains et les serra convulsivement, comme s’il venait de dire quelque chose d’immensément bon et consolant. De la chambre au-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vague rumeur. Évidemment, les servantes s’étaient réveillées au bruit et elles entendaient.
– Taisons-nous, taisons-nous…, murmura Mme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Tout s’arrangera, tu verras.
Sur la pointe des pieds elle se glissa hors de la chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier, qui craqua un instant.
Avec un profond soupir, M. Triphon remit la tête sur l’oreiller et s’endormit.