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A la fabrique, c’était singulier de voir comment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s’était attendu au pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés, peut-être à de l’hostilité ouverte, brutale. Il n’en fut rien, Léo, il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable « Oooo… uuuu… iiii… » dès qu’il l’apercevait, de même que Feelken « fikandoussait » sans se gêner, mais cela n’atteignait pas les proportions d’une offense et ne durait jamais longtemps. Au contraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphon remarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse à laquelle il n’était pas du tout habitué. Il était surtout frappé de l’attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, ne pouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu’en M. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôts de l’odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réelle bienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils du patron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphon surprit un bout de conversation qui roulait sur lui et l’intéressait au plus haut point.
Accroupis en ligne contre le mur dans la cour, les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, en sortant de l’huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup il s’arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de la fameuse histoire et Pierken disait, d’un ton tranchant et doctoral :
– Je trouve ça bien. Je trouve bien qu’il continue à s’occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sans doute. Son devoir serait de l’épouser. Mais ce qu’il fait pour l’instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce que j’aurais attendu de lui. C’est un commencement de justice sociale. M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travail de leurs ouvriers et, aujourd’hui, il restitue en la personne de Sidonie une faible partie de l’argent volé à la classe ouvrière. Il l’entretient, elle et sa famille, autant qu’il peut ; et, très probablement, il continuera à l’entretenir, car il ne peut pas s’en décoller. Bon ça ! Comme revanche, c’est tapé.
Les ouvriers n’étaient pas tous de cet avis. Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara avec cynisme :
– Eh ben, moi, à sa place, je ne le ferais pas. Je m’en ficherais.
– Vous seriez une franche fripouille ! s’indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.
– Fripouille ou pas, je m’en ficherais ! reprit Free avec conviction.
– Les individus de ta sorte sont les pires ennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.
Free eut un sourire et demeura très calme.
– Et toi, Ollewaert, tu le ferais ? demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.
Ollewaert se gratta l’oreille et regarda sa fille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement ce qu’il pensait.
– Faut voir, dit-il enfin. C’est aux femmes à faire attention.
– Vous voyez bien ! s’écria Free triomphant.
– Naturellement les hommes se soutiennent entre eux. Ils se valent ! dit une ouvrière.
Les hommes protestèrent avec véhémence ; mais il semblait bien qu’une vérité venait d’être dite, car aucun d’eux, sauf Pierken, ne s’éleva contre l’opinion de Free.
Le cœur de M. Triphon battait à grands coups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires, et volontiers il en eût appris d’avantage. Mais à cet endroit on pouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup de peine à retenir Kaboul, qui s’impatientait. Il le lâcha enfin et le petit chien fut d’un bond dans la cour, où aussitôt des « sst » avertisseurs se firent entendre. Du coup, la conversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnon lorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement la tête, qu’aperçut-il…. Bruun qui l’épiait de loin, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines !… « Sacredieu ! » gronda M. Triphon d’une voix sourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut un mouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruun avait tout doucement refermé la porte.
Dans la cour les ouvriers s’étaient levés, prêts à retourner au travail.
Les femmes se dirigeaient, les jambes raides, vers leur « fosse » ; et sous la porte charretière apparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était visiblement dans les vignes.
Il se dirigea tout droit vers M. Triphon, qu’il n’avait pas vu depuis l’histoire, et se mit à fredonner en mineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueux d’ivrogne :
– Ooooooooooo…
– Pépita… Pépita…, dit Léo en riant.
– Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtement en se tournant vers Léo.
– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! glapit Feelken.
– Ooooooooooo… persista Justin en se tournant, cette fois, vers Feelken.
Et, tout à coup d’une voix de tête, suraiguë :
– Peeeeee… pepepepeeeee… pépitapépitapépita !
Les hommes se tordaient et là-bas les femmes s’étaient arrêtées, immobiles, devant leur « fosse », pour ne rien perdre de la comédie.
Avec un beau geste de ses deux mains noires étendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.
– Oooo… monsieur Triphon, pourquoi n’avez-vous pas suivi mon conseil ? grogna-t-il.
– Suivi votre conseil ? Quel conseil ? demanda M. Triphon étonné.
– Ooooooooo… réitéra Justin d’un air sombre.
Puis, brusquement, changeant complètement de ton, avec une familiarité d’ivrogne :
– Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous un verre. Un jour comme aujourd’hui, ça en vaut la peine.
Toute l’équipe partit d’un énorme éclat de rire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quand soudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi de M. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu de la joie. Il ne s’enquit même pas de ce qui se passait ; il était cramoisi de fureur et se mit à « partir » de tous côtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l’huilerie et les femmes dans leur « fosse ». Écumant, M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl, avec un coup de gueule :
– Justin, si je t’attrape encore une fois à amuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque à la porte et tu ne remettras plus les pieds ici !
– Mais m’sieu, mais m’sieu ! Je viens rapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justin déconfit et du coup dégrisé.
– Tu m’as compris, hein ? clama M. de Beule trépignant de rage.
– Mais oui, m’sieu, mais oui, répétait humblement Justin. Mais voilà, m’sieu, la réparation est faite.
Et, comme preuve, il désignait la barre de fer, que portait Komèl.
M. de Beule ne daigna point ajouter un mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, il disparut dans la « fosse aux huiliers ». On l’entendit hurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il en ressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur la porte de la « fosse aux femmes », où les malheureuses tremblaient, penchées sur leur ouvrage. L’une après l’autre il les regarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater : mais pas moyen de trouver le motif. Elles en avaient la respiration presque coupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellement bouleversée qu’elle ne pleurait même pas. Il souffla fort et repartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter à M. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard en éclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire. Kaboul et Muche s’entreflairèrent un instant comme des étrangers, puis chacun d’eux suivit son maître. Au bout de quelques instants s’éleva de la « fosse aux huiliers » un « Oooo… uuuu… iiiii » mugissant et prolongé ; M. Triphon comprit que son père était retourné à la maison.
D’un pas hésitant, il rentra dans l’huilerie. Il y régnait une atmosphère d’émeute. Les pilons dansaient, bondissaient et, dans l’infernal tumulte, les ouvriers échangeaient à tue-tête des colloques saccadés. Feelken « fikandoussait », Léo rugissait, Berzeel et Poeteken se tordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s’était risqué dans l’huilerie et fredonnait en mineur un O Pépita obstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée à l’écouter ; tandis que, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valait mieux ne pas trop s’attarder ici en ce moment, se dit M. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son père était tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte. Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins en passant, d’une voix où tremblait la colère, que les ouvriers en avaient assez : ils étaient las de se voir insulter et mener comme un vil bétail.