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Ce qui intéressait aussi M. Triphon c’était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on lui ferait, dans le village, à la suite de l’histoire. Depuis des semaines, et surtout depuis qu’il passait la plupart de ses soirées auprès de Sidonie, il n’avait plus revu ses camarades d’estaminet, ni remis les pieds à la Pomme d’Or.
Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, que jadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l’occasion, trônait comme de coutume, appétissante et tout sourire derrière son comptoir ; une dizaine d’habitués s’éparpillaient en divers groupes autour des petites tables.
Le fils du notaire y était, le fils du receveur, d’autres fils de notables. L’entrée de M. Triphon fut saluée d’un concert de cris et d’exclamations ; Fietje, l’air d’une fleur entre les verres et les bouteilles de son comptoir, fut prise d’un rire roucoulant et inextinguible.
– Eh ! mon vieux, d’où viens-tu ? On te croyait mort et enterré ! Est-ce possible… c’est bien toi ? crièrent-ils tous ensemble.
Et l’un d’eux, le fils du brasseur, quitta sa chaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en le considérant avec attention.
– Mais oui, c’est lui, s’écria-t-il. Parole d’honneur ! Aussi vrai que je suis ici !
M. Triphon était visiblement ennuyé. Il essayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riait jaune.
– On s’amuse, à ce que je vois, fit-il avec une grimace. Qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Ce qu’il y a ! s’écrièrent-ils en chœur avec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir, parbleu ! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ou une goutte.
– Je n’ai pas besoin qu’on paye mes consommations, dit M. Triphon d’un ton plutôt acide.
Tout le monde le regarda, sans rien dire, de l’air le plus étonné.
– Quoi ! Tu n’acceptes pas un verre de nous ! s’exclama le fils du notaire au bout d’un instant.
– Pourquoi voulez-vous m’offrir un verre ? demanda M. Triphon, agressif.
– Pourquoi ?… mais pour rien ! Pour le plaisir de te revoir ! fut l’agaçante réponse.
– Très bien ; régalez-moi donc, dit M. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez que je vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs ce qu’ils désirent.
Et il les regarda tous d’un air presque provocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. On l’eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elle redressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux. M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.
– Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-il brusquement d’une voix dure.
Elle cessa de rire, le regarda d’un air sérieux, distant et digne.
– J’ai pourtant bien le droit de rire, si ça me plaît, dit-elle.
– Je te demande si c’est de moi que tu ris ? insista M. Triphon d’une voix mordante.
Et, comme Fietje, pour toute réponse, se reprenait à rire et roucouler, il se leva d’un bond et, avec un juron, sortit de la salle de café.
Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehors il l’entendit. « Sacré nom d’un tonnerre ! » ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jura d’en tirer vengeance.
Une autre rencontre, toute aussi déplaisante fut celle qu’il eut, quelque temps après, avec les trois demoiselles Dufour.
En promenade avec Kaboul dans les champs il s’en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à un détour du sentier qu’il suivait entre les blés, il vit venir dans sa direction les trois vierges rêches.
Aucun moyen de les éviter ; il était forcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur aux joues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d’un mouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante, toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin.
Ce fut un acte d’hostilité tellement inattendu et flagrant que M. Triphon d’abord en resta cloué et ne comprit qu’au bout d’un instant le sens de leur geste. « Nom de Dieu de bigotes ! Biques à bon Dieu ! » cria-t-il, si haut qu’elles durent certainement l’entendre. La fureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut un geste machinal pour les suivre et leur demander des explications.
Il se contint, heureusement. Il tendit le poing derrière elles, qui s’empressaient, effarouchées, de rentrer au village. Mais l’affront l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme, mille fois plus que l’avanie subie auprès de Fietje et des clients à la Pomme d’Or ; la vague de colère passée, il se sentait malheureux et humilié au point d’en pleurer. A présent il savait assez ce qu’on pensait de lui au village.
Il était perdu, irrémédiablement perdu dans l’estime de tout le monde.
« Perdu », gémissait-il plein d’amertume, « perdu, parce que, au fond, je suis resté honnête, parce que je n’ai pas commis la vilenie d’abandonner cette pauvre fille. »
Cette double aventure déposa au fond de son être un ferment d’exaspération et d’aigreur, qui désormais y demeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était un déclassé dans l’existence, c’était entendu ; alors il ne se gênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu’on dirait ou penserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents.
Il n’avait plus que Sidonie ; maintenant il y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnette d’ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il y trouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit son véritable chez lui. Il s’y installa comme au café, où il n’allait plus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares, conserves ; il y régalait toute la famille et leur voisin, le petit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu’il ne lui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, qui seraient réglées plus tard, intérêts compris.
Il s’en fichait. Tout lui était devenu indifférent. A présent les choses étaient ainsi et n’allaient plus autrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A la maison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de sa mère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée de Sefietje et l’inquiet coup de vent des jupes d’Eleken ; là, chez ces gens pauvres, de l’humanité cordiale, au moins, une franche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait sa misère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s’il se déciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non. Mais cela pouvait durer ainsi : il n’était pas le seul à vivre de cette manière et s’en accommodait. Aux choses à s’arranger d’elles-mêmes.
Du reste, Sidonie, ses parents, son frère et ses sœurs s’en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien. Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante et répétait à l’occasion : « Très bien, tout ça, mais qu’il n’en vienne pas un second ! » Et M. Triphon et Sidonie veillaient. Quant au « premier » il grandissait et se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et des sœurs.
Mais, comme il commençait à devenir fort bruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avant l’arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonne soirée.