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A la fabrique, pourtant, il y avait quelque chose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement, grandir comme une oppression.
Il était rare que Léo fît encore entendre son mugissant « Oooo… uuuuu… iiiii… » et Feelken son agaçant « Fikandouss-Fikandouss ». C’était un événement rare, quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces de Kaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espèce de veau qu’était Miel. Léo et Feelken montraient souvent des visages renfrognés et sombres ; de même que Berzeel qui n’oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, en reparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souvent un visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenus plus silencieux et renfermés.
Et Justin-la-Craque avait bien moins de succès que jadis lorsqu’il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter, avec une obstination d’ivrogne, son sinistre O Pépita.
Dans la « fosse aux femmes » le phénomène était à peu près analogue. On n’y entendait plus que rarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airs mélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heures interminables de leur fastidieux travail ; et c’était plutôt à voix basse qu’elles s’entretenaient, et de sujets qui paraissaient toujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupirait beaucoup, depuis quelque temps dans la « fosse aux femmes » ; et lorsque Sefietje venait à dix heures et à six, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu’elle s’assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisait jadis.
Sefietje et sa bouteille étaient pourtant le seul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leur humeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu’elle avait passé, les conversations se faisaient plus animées et il arrivait même qu’on entendît un bout de chanson ; mais cela durait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus ; surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétrait en larges barres d’or dans les ateliers sombres, l’accablement et la fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme une grande douleur silencieuse, désespérante.
La cause de ce changement, c’était Pierken, parmi les hommes ; et Victorine, sa fiancée, parmi les femmes.
Pierken, avec son petit journal socialiste qu’il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière, n’avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l’automne précédent devant la porte de La Belle Promenade. Cette réunion avait raté, parce que insuffisamment préparée ; mais elle pouvait réussir une seconde fois. D’ailleurs, même si on n’organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenter autre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriers de la fabrique. C’était à quoi pensait Pierken, jour et nuit ; et il estimait que le moment d’agir était venu.
A diverses reprises, à la suite du fameux meeting, il s’était rendu en ville et entretenu avec les chefs du parti. Il avait visité leurs grandioses installations ; il avait compris et admiré ce que peuvent l’union et la coopération. De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscient des droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour, il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s’était entretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l’avait questionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avait prêté une attention soutenue à ses explications. C’était un petit homme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu’il parlait, il semblait mordre ses mots, durs comme acier ; et ses poings se crispaient machinalement, comme s’il pressait et pétrissait continuellement quelque chose.
– Ce sont des conditions telles qu’au moyen-âge ; il faut que ça change ! répondit-il d’un ton cassant aux renseignements fournis par Pierken.
Il se recueillit un instant, les poings serrés et les sourcils froncés ; puis il dit :
– Nous reviendrons l’un de ces jours dans votre village et nous dicterons nos conditions.
Pierken, hésitant, doutait du succès.
– Quelles conditions, monsieur ? demanda-t-il timidement.
– Pas de « monsieur » ! Nous sommes tous camarades ! reprit le chef avec rudesse.
Et, d’un ton catégorique :
– Journée de huit heures ; assurance contre les accidents ; retraites ouvrières ; et, d’abord et avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participation aux bénéfices.
Pierken sentait la tête qui lui tournait. Il était ébloui. Tant de choses à la fois ! C’était trop. Ça n’irait pas.
– Ça doit aller et ça ira ! dit le chef en frappant du poing sur la table.
Mais il n’avait pas le temps aujourd’hui de traiter plus longuement ce sujet d’ordre secondaire ; et, en quelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.
– Retournez à votre village. Convoquez tous les ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions. Communiquez-les à votre exploiteur et venez m’apporter sa réponse. Nous nous chargeons du reste.
Rapidement, il serra la main de Pierken et disparut, appelé ailleurs.