Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Troisième partie

II

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II

Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus à autre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers se réunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huit heures et de quatre heures, et ils n’avaient plus d’autre conversation.

 

Tous vibraient d’émotion passionnée devant l’image du bonheur entrevue, mais ils n’étaient nullement d’accord sur la possibilité et les moyens de l’atteindre. Une chose dont ils étaient tous convaincus, c’était l’impossibilité absolue de faire accepter les conditions telles que les avait posées pour eux le grand chef. Cela pouvait peut-être réussir dans les gros centres industriels avec leurs puissantes organisations de travailleurs ; ici, au village, où personne n’avait l’esprit préparé, il n’y fallait même pas songer. Mais on pourrait peut-être, c’était assez probable, obtenir « quelque chose ». La grande question était à présent de savoir et de décider en quoi cela consisterait.

 

Après bien des palabres, Pierken présenta un programme concret.

 

L’assurance contre les accidents, les retraites et la participation aux bénéfices, c’étaient des points du programme qu’il fallait mettre de côté, provisoirement. Le prolétariat rural n’était pas mûr pour ces conquêtes. Mais on pouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail. Pierken proposa qu’une députation composée de trois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendît auprès de M. de Beule, afin d’obtenir que la journée de travail fût limitée à dix heures au lieu de douze, avec une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beule refusait, alors c’était la grève. Qu’est-ce que les camarades en pensaient ?

 

– Que nous ne l’obtiendrons pas, dit Free avec un petit sourire désenchanté.

 

Évidemment, nous ne l’obtiendrons pas, dit à son tour Ollewaert.

 

Léo et Poeteken se montraient tout aussi pessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux « cabris » ne disaient rien. Les femmes, pareillement, restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment : ce serait une honte si on n’obtenait pas ça. Feelken, qui était devenu très sombre et renfermé ces derniers temps, hocha la tête en soupirant. On ne savait quelle dépression, quelle tristesse semblait détruire leurs illusions.

 

– Des foutaises, tout ça ! De la m….. de chien ! Rien du tout ! lança brusquement Berzeel avec des yeux furieux.

 

– Et alors ? Quoi ? Tu es content de ton sort ! s’écria Pierken indigné.

 

Contents ou non, nous n’avons pas le choix, dit Berzeel d’un ton indifférent. Tout ce que je demande, c’est du genièvre de meilleure qualité et des verres plus grands. Pour le reste, je m’en fous !

 

Ivrogne ! lui jeta Pierken, trépignant de colère.

 

Mais les paroles de Berzeel avaient trouvé un écho chez plusieurs autres. Quelques visages s’animèrent, les yeux brillants.

 

Haaa !… Si c’était possible ! dit Free, qui s’en pourléchait les lèvres avec gourmandise.

 

– Mais oui, nom de nom, dit à son tour Ollewaert. Oui ; demandons ça ! Miel, espèce de veau, qu’est-ce que tu en penses ?

 

Ha !… je ne pense rien, répondit Miel ahuri.

 

Tous éclatèrent de rire, sauf Pierken, qui se leva, outré. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chef socialiste de la ville ; et, comme lui, il dit, en paroles brèves et mordantes, en promenant des regards étincelants autour de lui :

 

Bon. Si c’est là tout ce que vous désirez, vous n’avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec le patron. Moi, j’ai autre chose à faire.

 

Il voulait partir et tous eurent peur qu’il ne les laissât en plan.

 

Quelques mains se tendirent comme pour le retenir et à nouveau une ombre de mélancolie envahit les visages. « Attends une minute, Pierken ; pas si vite », dit Léo. Et il demanda encore une fois à Pierken ce qu’il voulait exactement.

 

– Comme j’ai dit, répéta Pierken d’un ton bref et décidé : envoyer une députation au patron ; moins d’heures de travail et salaire supérieur ; s’il refuse, la grève !

 

Les ouvriers redevinrent graves.

 

– Nous serons fichus à la porte. Il nous fera tous valser, dit Léo craintif.

 

Bon. Alors tous en grève.

 

– Ça va de soi, s’il nous flanque tous à la porte. Il en trouvera d’autres, opposa Léo.

 

– Non pas ! Les socialistes de la ville interviendront, répliqua Pierken.

 

Les ouvriers hésitaient.

 

– Qui veut y aller avec moi ? demanda Pierken, pour trancher l’affaire.

 

– Moi ! répondit Fikandouss.

 

Ébahis, tous le regardèrent. Qu’est-ce qui se passait donc chez Fikandouss ? On ne le reconnaissait plus ! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique, et toute sa figure montrait une expression de volonté violente et farouche.

 

Oui ; moi… moi ! répéta-t-il avec une sorte d’énergie jalouse, parce que les autres montraient leur grand étonnement.

 

– Et moi pour les femmes ! s’écria à son tour Victorine, très animée.

 

Ollewaert eut un geste énergique comme pour protester au nom de l’autorité paternelle, mais le regard ferme et décidé de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha de colère, sans dire mot.

 

Pierken se déclara satisfait. Il eût préféré un autre délégué que Feelken, mais il ne fit pas d’observation. Il était satisfait. C’était un jeudi. Il fut décidé qu’on attendrait jusqu’au samedi, au repos de quatre heures. Alors, à eux trois, ils iraient trouver M. de Beule chez lui.

 

Les ouvriers s’étaient levés pour retourner à leur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était ivre. Il se planta en une attitude raidie devant les hommes et se mit à bourdonner d’une voix sombre : « Ooooooooooo… » Mais pas un ne prit garde à lui et tous lui tournèrent le dos avec mépris.

 

Des choses autrement sérieuses les occupaient à présent.


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