Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Troisième partie

III

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

III

A quatre heures tapant, sans avoir mangé leur tartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prêts. Cette question d’importance avait été débattue, s’ils ne feraient pas mieux de manger leur tartine d’abord, vu qu’après ils n’auraient peut-être plus le temps. Pierken, toutefois, l’avait déconseillé, disant que le cerveau était plus lucide avant le repas et, d’ailleurs, on pouvait bien s’imposer une légère privation pour la cause. Vérités qu’il tenait des chefs socialistes en ville. Les autres s’inclinèrent. Dans leur vêtement de travail, ils se firent aussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiants devant ces capitalistes ; puis ils se dirigèrent à travers le jardin vers la maison. Pierken, malgré sa volonté farouche, se sentait tout de même un peu ému ; Fikandouss avait une face contractée et sombre ; Victorine riait nerveusement, par petites saccades, répétant sans cesse, avec une insistance superflue qui dénotait son trouble, qu’elle n’avait pas peur le moins du monde. Sefietje, du seuil de son arrière-cuisine, les vit venir de loin. Aussitôt elle disparut dans la maison ; mais, lorsque les sabots des trois ouvriers clapotèrent sur les dalles de la cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise et méfiante :

 

– Qu’est-ce qu’il y a ?

 

– Nous voudrions parler à monsieur, répondit Pierken d’un ton aussi calme que possible.

 

Parler à monsieur ! répéta Sefietje machinalement, les yeux épouvantés, comme en présence d’une chose inouïe. Pourquoi voulez-vous parler à monsieur ?

 

– Peu importe, dit Pierken, légèrement, impatienté. Est-ce que monsieur est chez lui ?

 

– Je vais aller voir, répondit Sefietje.

 

Et, les pommettes rouges, elle disparut en hâte.

 

Est-ce moi qu’il vous faut ? demanda tout à coup une voix dure derrière les ouvriers qui attendaient.

 

C’était M. de Beule, qui revenait de faire un tour dans son jardin.

 

Un instant, tous trois perdirent contenance devant ce brusque face à face inattendu. Mais Pierken se remit bien vite et dit :

 

Oui, monsieur, nous voudrions vous parler un moment.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant, comme Sefietje.

 

– Nous vous le dirons, monsieur. Pourrions-nous avoir quelques minutes d’entretien chez vous ?

 

– Vous pouvez parler ici, répondit sèchement M. de Beule.

 

– Ça n’est pas bien facile, monsieur, dit hésitant et déçu.

 

Brusquement, M. de Beule se fâcha.

 

– Vous ne prétendez pourtant pas me dicter la loi dans ma maison ! s’écria-t-il.

 

– Il n’est pas question de dicter la loi ; il ne s’agit que de causer un peu sérieusement, répondit Pierken qui se contenait.

 

– Je n’ai pas à causer avec vous, absolument pas ! Mais pas du tout ! cria M. de Beule s’empourprant de colère.

 

– Eh bien, monsieur, répondit Pierken, perdant patience à son tour et enflant la voix, si vous n’avez pas à causer avec nous, nous avons à causer avec vous ! Nous venons vous demander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrières de la fabrique, si vous êtes d’accord avec nous pour ramener notre journée de travail de douze heures à dix, et augmenter nos salaires de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Voilà, monsieur, ce que nous avions à vous dire !

 

Et, sans peur, les bras croisés, Pierken regarda son terrible patron en plein dans les yeux.

 

M. de Beule sursauta, puis regarda de tous côtés, comme s’il cherchait un objet, une arme quelconque qui lui eût permis d’assommer l’audacieux trio. Il eut un geste de fureur désespérée et presque comique ; puis, relevant la tête, il aperçut sur le seuil de l’arrière-cuisine sa femme et son fils, accourus au bruit des éclats de voix, visages inquiets.

 

As-tu entendu ce qu’ils viennent d’exiger ? cria-t-il à sa femme. Deux heures de travail en moins et cinquante centimes d’augmentation par jour !

 

– Pour les hommes… et vingt-cinq centimes pour les femmes, corrigea Pierken d’une voix posée mais résolue.

 

Seigneur Dieu ! s’écria Mme de Beule en levant les mains au ciel.

 

M. Triphon ne disait rien. Le regard à terre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, qui s’étaient rencontrés il n’y avait pas cinq minutes, se flairaient, tournaient, procédaient à un minutieux examen l’un de l’autre, comme s’ils se voyaient pour la première fois.

 

Derrière un des carreaux de la cuisine, on apercevait confusément les figures consternées de Sefietje et d’Eleken.

 

Seigneur Dieu, répéta Mme de Beule au comble de l’angoisse.

 

Brusquement, M. de Beule fut pris comme d’une attaque de folie furieuse.

 

Voyous ! Mendiants ! Canailles ! hurlait-il hors de lui, en toisant les trois ouvriers à tour de rôle de ses yeux flamboyants. « Crève-la-faim ! » rugit-il comme suprême insulte, les poings serrés. « Hors d’ici, nom de Dieu ! sinon…. »

 

Il n’acheva pas, bondit vers eux, comme s’il allait les assommer.

 

Prenez garde, monsieur ! dit Pierken extraordinairement calme. « Prenez garde, vous pourriez le regretter ! » Mais tout à coup, s’animant, la voix stridente et des deux poings se frappant la poitrine : « Des crève-la-faim ! Oui, nous sommes des crève-la-faim. Et c’est parce que nous ne voulons pas rester des crève-la-faim, que nous venons réclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir des êtres humains, monsieur, non plus des bêtes de somme. Oui, des êtres humains, madame ! » jeta Pierken en se tournant vers Mme de Beule… « des êtres humains, M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin au soir, pour vous et vos parents ! Dites-nous donc, M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications ! Dites-nous ce que vous feriez si…. »

 

Hors d’ici, propre-à-rien ! Vagabond ! hurla soudain M. de Beule, au paroxysme de la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eût été la cause de tout.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire, nom de Dieu ! s’écria M. Triphon colère et ahuri, pendant que sa mère avait une crise de larmes.

 

– Je le tuerai… je le tuerai…, gueulait M. de Beule se démenant comme un fou.

 

Et, ne sachant plus ce qu’il faisait, il alla donner des coups de pied contre un tronc d’arbre.

 

Un brusque silence tomba. Les ouvriers, stupéfaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux, absolument déconcertés. M. Triphon était parti, en grommelant et jurant, humilié jusqu’au fond de l’âme de cet affront subi devant leurs ouvriers. Mme de Beule n’était que gémissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaient complètement disparu derrière les carreaux de la cuisine.

 

– Donc, monsieur, vous refusez ? conclut, au bout d’un instant, Pierken redevenu très calme.

 

– Je fermerais plutôt boutique mille fois ! clama M. de Beule avec un juron retentissant.

 

– Vous n’en aurez pas la peine ; nous nous en chargeons, répondit Pierken en regardant son maître bien en face. « Venez les amis », dit-il en se tournant vers ses camarades. « Nous n’avons plus rien à faire ici. Allons manger notre tartine ».

 

Sans un mot, ils s’en retournèrent tous les trois, à travers le jardin, comme ils étaient venus.


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2010. Content in this page is licensed under a Creative Commons License