Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Troisième partie

IV

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IV

Vive et amère fut l’impression sur les ouvriers de l’affront brutal fait à leurs délégués. Ils le ressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ils avaient hésité avant de demander la moindre chose ; mais à présent, ils étaient armés de volonté, ils exigeaient.

 

Jusqu’aux plus serviles d’entre eux, ils se révoltaient à la fin, prêts à une farouche résistance. L’injustice subie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait en eux. Pierken, dont ils s’étaient tant de fois moqués, était maintenant leur plus ferme soutien, leur guide incontesté, leur grand homme, celui qu’ils voulaient suivre et dont ils attendaient le salut. Ils ne demandaient qu’à obéir à ses ordres. Plus personne – les femmes pas plus que les hommes – ne craignait les fureurs du patron. Et lorsque Pierken eût décrété que la grève commencerait le lundi suivant, pas une seule voix d’opposition ne se fit entendre. Au contraire : ce fut une sensation de délivrance ; un poids qu’on leur enlevait du cœur, une joie de l’acte enfin accompli. Ils se concertèrent un moment sur la question de savoir si on communiquerait la décision au patron. Oui, disait Pierken. Il trouvait cela mieux, plus digne, plus fort ; il fallait y mettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs et plus intolérants que leur chef, estimaient que ce serait politesse absolument superflue. Il (il, c’était M. de Beule) s’apercevrait bien qu’il y avait grève, lorsqu’il ne verrait aucun de ses ouvriers à la fabrique, le lundi matin. Pierken n’insista point. Au fond, cela lui était bien égal. L’important, c’était que l’on fît grève.

 

Le dimanche, au cours de l’après-midi, le village offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut la première à le remarquer. Attachée aux de Beule par plus de quarante années de servage, Sefietje considérait les intérêts de cette famille comme les siens. De plus elle possédait un instinct spécial, qui lui faisait pressentir les dangers menaçant ses maîtres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenêtre donnant sur la rue, vit avec la plus grande stupéfaction passer Berzeel. Elle n’en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait son dimanche au où il travaillait : il le consacrait invariablement à se saouler et se battre dans son village à lui. Aujourdhui, du reste, il était aussi saoul que les autres dimanches ; en plus de sa patte folle, il titubait et parlait fort et faisait de grands gestes en compagnie d’Ollewaert, le petit bossu, qui semblait également fort éméché. A eux deux, le bossu et le bancal, ils formaient un couple peu ordinaire.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria Sefietje s’adressant à Eleken.

 

L’anormal n’était pas que Berzeel fût saoul, mais qu’il se fût saoulé ici, et non là-bas, dans son village. Une lueur de fièvre colora brusquement ses pommettes osseuses. Eleken non plus n’y comprenait rien.

 

Mais Eleken ne disait jamais grandchose ; elle préférait ne pas être mêlée à ces histoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-à-vis de la servante en chef, dans la même situation que celle-ci ; Sefietje vivait sous la férule de la famille de Beule, personnifiée surtout en monsieur, tandis qu’Eleken subissait la tyrannie de Sefietje, parfois fort acariâtre.

 

– Il y a peut-être quelque chose qui les retient par ici : un concours de joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence.

 

Plus souvent ! trancha Sefietje, en secouant la tête. Il ne viendrait pas de si loin pour ça.

 

Et elle se mit à radoter et se torturer l’esprit en creusant ce sujet passionnant.

 

Un peu avant huit heures, au crépuscule, une autre scène anormale, inquiétante, se déroula sous les yeux de Sefietje, qui l’observait.

 

C’était toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagné du seul petit bossu : c’était Berzeel à la tête de toute une bande, parmi lesquels Léo, Free, Poeteken et le « Poulet Froid », accompagnés de Justin-la-Craque et de Komèl, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken, ayant Victorine à son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaret du Petit Sabot, où ils entrèrent tous, en défilant devant Justin-la-Craque qui, planté près de l’entrée, dans l’attitude raide d’un factionnaire rendant les honneurs, « opépitait » d’une voix sombre en roulant de gros yeux.

 

– Mais que se passe-t-il aujourdhui ? Qu’est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique ! s’exclama Sefietje dans les transes.

 

Les maîtres avaient fini de souper ; Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants, n’avait plus rien à faire, jeta un fichu sur ses épaules et courut à travers le jardin, vers la fabrique. Elle était prise d’un pressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de « Poulet Froid », chaque dimanche, de donner à manger aux chevaux ; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de l’écurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de saoulards. N’aurait-il pas négligé de soigner ses chevaux ?

 

Sefietje alla par derrière à l’écurie et en ouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur place habituelle et tournèrent la tête lorsqu’elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdâtres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs auges étaient vides. Ils étaient là comme en attente d’une chose qui va venir. Sefietje avait de la tendresse pour les bêtes. « Avez-vous eu à manger, mes bonnes bêtes ? » dit-elle à mi-voix, comme à des êtres humains. Le feu de l’inquiétude colorait ses joues et elle était très perplexe. Les chevaux n’étaient pas en train de manger, mais cela voulait-il dire qu’ils n’avaient pas eu leur ration ? C’était vers six heures, ordinairement, que le « Poulet Froid » venait la leur apporter ; il était maintenant plus de huit heures. Rien d’étonnant à ce que les auges fussent vides. Tout de même, Sefietje n’était nullement rassurée. Si elle n’avait pas vu le « Poulet Froid » avec les autres bambocheurs, elle n’aurait eu aucun soupçon. Mais, à présent….

 

Immobiles, les chevaux continuaient à regarder Sefietje et il y avait comme une prière muette dans leurs yeux. Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre à avoine et en souleva le couvercle. Aussitôt les quatre chevaux se mirent à hennir en piétinant nerveusement leur litière, dans le bruit de chaîne des anneaux de licol.

 

Elle remplit à moitié une mesure d’avoine et s’approcha du premier cheval. La bête y alla si vivement qu’elle faillit renverser Sefietje.

 

Les autres s’agitaient d’impatience ; et la vieille servante leur donna à chacun un picotin. Elle hésitait pourtant, inquiète et angoissée.

 

Était-ce bien, ce qu’elle faisait là ? Évidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamais l’avoine. Ils en dévoreraient des boisseaux, si on ne les retenait pas. « Ah ! si vous pouviez parler, mes bonnes bêtes ! » soupirait Sefietje. Elle aurait bien voulu aussi leur donner une botte de foin, mais elle n’osait. Ce serait peut-être trop.

 

Que dirait M. de Beule si le lendemain ses quatre chevaux étaient malades ? Toute perplexe et attendrie dans sa pitié pour les bêtes, elle quitta l’écurie, après leur avoir parlé encore comme à des êtres humains.

 

Un peu avant neuf heures, lorsque les volets furent fermés et les lampes allumées, des chants braillards tout à coup éclatèrent dans la rue.

 

Sefietje, occupée à laver la vaisselle avec Eleken, quitta aussitôt son ouvrage. Les chants s’élevaient en une clameur sauvage. On eût dit un bruit d’émeute.

 

– Les revoilà ! Ils sortent du Petit Sabot, dit Sefietje.

 

Et elle colla l’oreille contre le volet fermé. « Tu entends ? » murmura-t-elle alarmée. « C’est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Écoute donc ; il jure comme un païen ! »

 

La porte de la salle à manger s’ouvrit et M. de Beule parut sur le seuil de la cuisine.

 

– Qu’est-ce qui se passe dans la rue ? demanda-t-il d’un air rogue.

 

– Mais je ne sais pas, monsieur, mentit Sefietje tremblante.

 

Eleken, quittant précipitamment la cuisine, monta l’escalier quatre à quatre, comme si quelque besogne urgente l’appelait en haut. M. de Beule la suivit d’un regard irrité, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la porte d’entrée. La clameur des chants entra en coup de vent dans la maison. Par-ci par-là des portes s’ouvraient dans la rue sombre.

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda à son tour Mme de Beule, sortant de la salle à manger.

 

– Je ne distingue pas bien, mais je crois qu’il y a de nos gens parmi eux, répondit M. de Beule.

 

Seigneur Jésus ! s’exclama Mme de Beule.

 

– Qu’il y en ait un seul à se présenter saoul demain matin à la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ ! cria M. de Beule dans un brusque accès de fureur.

 

– Ce n’est pas sûr qu’il y en ait des nôtres, risqua Mme de Beule pour le radoucir.

 

M. de Beule grommela encore quelques vagues menaces et les époux rentrèrent dans la salle à manger. Selon son habitude, M. Triphon était sorti. Les clameurs sauvages se perdirent dans le lointain.

 

Cependant Sefietje n’avait pas de repos. Elle ne cessait de guetter l’heure à la pendule ; et, lorsqu’il fut dix heures moins un quart, elle dit à Eleken, redescendue à la cuisine après le départ de M. de Beule :

 

– Il faut quand même que je retourne voir à l’écurie.

 

– Mais tu n’as donc pas peur, comme ça toute seule dans l’obscurité ! objecta la timide Eleken.

 

– Je ne m’y fie pas ; ces pauvres bêtes n’ont pas eu à manger, pour sûr, gémit Sefietje, presque en larmes.

 

Elle alluma une petite lanterne à huile et disparut dans le noir du jardin. En approchant de l’écurie elle entendit les chevaux s’agiter et le bruit de chaîne de leur licol ; et dès qu’elle eût ouvert la porte, hennissements et piaffements l’accueillirent. Ils bouleversaient leur litière et leurs beaux grands yeux anxieux étaient tous tournés vers la lumière que Sefietje portait à la main.

 

Guust, es-tu là ! cria-t-elle, s’avançant vers l’échelle de la soupente.

 

Pas de réponse.

 

Guustautrement dit le « Poulet Froid » – avait l’ordre d’être rentré au plus tard à neuf heures et demie. C’était une consigne formelle donnée par M. de Beule et que le « Poulet Froid » ne se serait jamais risqué à enfreindre. A présent il était dix heuresSefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents et lugubres, du clocher de l’église – et le « Poulet Froid » n’avait pas rejoint son poste. « Guust, es-tu là ? » demanda-t-elle encore une fois. Mais, de réponse, pas d’avantage. Sefietje, grimpant à l’échelle et passant la tête par la trappe, put constater que le galetas était vide et le lit point défait.

 

Le « Poulet Froid » n’avait donc pas paru, plus aucun doute ; et il n’était pas venu donner l’avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquement renversait tout ; au point qu’elle se mit à sangloter, comme brisée de douleur, en descendant avec sa lanterne l’échelle de la soupente.

 

Elle alla au coffre à avoine et, cette fois, remplit bien la mesure.

 

Elle n’hésita pas non plus à donner toute une botte de foin à chacun des chevaux. Les bêtes mangeaient : on entendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient. Et Sefietje hésitait, avec un gros soupir.

 

Elle craignait de mal faire. Tout de même, elle remplit un seau à la pompe et le hissa jusqu’aux auges. C’était presque au-dessus de ses forces. L’eau ruisselait et lui mouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidité ; les autres ne s’arrêtèrent pas de manger. En buvant ils aspiraient le liquide comme une pompe : on voyait le niveau baisser.

 

Les autres n’y trempaient qu’un moment le naseau, comme si cette eau les dégoûtait. Inconsolée, Sefietje ferma la porte de l’écurie et retourna à la maison.


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