Cyriel Buysse
C'était ainsi...

Troisième partie

V

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

V

De toute la nuit, elle ne put dormir. La tragédie des chevaux la hantait ainsi qu’un cauchemar. Que s’était-il passé ? Qu’allait-il se passer demain ? A cinq heures du matin Sefietje était sur pieds. C’était l’heure où le « Poulet Froid » devait donner aux chevaux leur ration du matin. Qui sait ? Il était peut-être rentré tard dans la nuit. Frissonnante dans l’air froid, un fichu jeté en hâte sur la tête et les épaules, Sefietje retourna vers l’écurie.

 

Rien ! Pas l’ombre de « Poulet Froid » ! Sefietje courut à la chambre des machines ; Bruun devait déjà s’y trouver, pour mettre ses chaudières sous pression. Pas plus de Bruun que de « Poulet Froid ». Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu était éteint, noir, et la chaudière n’avait qu’un faible sifflement, telle une chose qui est en train de rendre l’âme. Alors Sefietje fut prise d’épouvante. Elle retourna en courant à la maison, d’une voix entrecoupée y raconta ses aventures à Eleken, qui venait de descendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards et les mains jointes, à bout de forces. La deuxième servante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitôt à courir de-ci de-là d’un air effaré.

 

A six heures, au moment où la besogne quotidienne aurait commencer, la fabrique gardait un silence de tombe. Sefietje n’osait même plus y aller voir ; on eût dit qu’il y allait de sa vie. Mais elle dépêcha Eleken vers la « fosse aux femmes ». Au bout de trois minutes, celle-ci revint avec la nouvelle consternante que ni dans la « fosse aux femmes », ni dans la « fosse aux huiliers », ni nulle part dans toute la fabrique, il n’y avait âme qui vive.

 

– C’est la grève, soupira Sefietje d’une voix blanche.

 

A six heures et demie, son heure habituelle, M. de Beule descendit.

 

Avant d’avoir quitté sa chambre, il avait été frappé par le silence insolite qui régnait dans la fabrique et, tout de suite, il demanda à Sefietje :

 

– D’où vient que ça ne tourne pas ?

 

Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, la respiration coupée, il n’y a personne à la fabrique !

 

– Comment ça ! s’écria M. de Beule.

 

Et il se précipita dans le jardin. Sefietje courut en toute hâte à l’étage pour avertir Mme de Beule et M. Triphon. Ils descendaient au moment même où M. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique.

 

Veux-tu savoir maintenant ce qu’il en est de ces voyous ?… hurla-t-il du plus loin qu’il vit sa femme.

 

Mme de Beule ne devait rien savoir. Elle n’en savait que trop. Mains jointes, elle soupira :

 

– Quelle affaire, mon Dieu ! Quelle affaire !

 

– Ces voyous ! Ces saligauds ! Ces vauriens ! Ces mendiants ! rugit M. de Beule. Plus un seul d’entre eux ne remettra les pieds à la fabrique. D’autres ouvriers ! Tout de suite !

 

– Où les prendre ? demanda anxieusement Mme de Beule.

 

Cette simple question partit surexciter au plus haut point M. de Beule.

 

– Tu ne t’imagines pourtant pas que ça m’embarrasse ? dit-il.

 

Se tournant vers Sefietje il ordonna :

 

– Va d’abord et avant tout demander à Justin-la-Craque s’il veut soigner les chevaux.

 

La fureur s’étranglait dans sa gorge. Il tonna :

 

– Les sales individus ! Ils ont laissé ces pauvres bêtes sans nourriture !

 

Pardon, monsieur, moi je leur ai donné hier soir du foin et de l’avoine, dit Sefietje d’une voix qu’on entendait à peine.

 

Et elle s’empressa de courir chez Justin. Ce qu’il fallait avant tout, c’était un chauffeur. Qui prendrait-on pour remplacer Bruun ? Ils cherchèrent, sans trouver personne qui eût les aptitudes requises.

 

Doorke Pruime, peut-être, risqua timidement Mme de Beule.

 

Agacé, M. de Beule haussa rageusement les épaules.

 

Soyons sérieux, hein ! grommela-t-il.

 

Mme de Beule se tint coite.

 

– Moi, je puis le faire, dit brusquement M. Triphon sans regarder son père.

 

– Oh ! oui, mon garçon, fais-le ! s’écria Mme de Beule en regardant son fils avec une admiration attendrie.

 

Par rancune invétérée, M. de Beule ne souffla mot, mais son silence même voulait dire qu’il acceptait l’offre.

 

Comme « huiliers », poursuivit-il quelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies van Lierde et Vloaksken. Comme « cabris », Peetse Fnieze ; comme meunier, Soarlewie Soarels.

 

Mme de Beule approuvait tout d’un hochement de tête. M. Triphon, conscient de la responsabilité qu’il allait assumer, prenait un air sérieux, concentré, énergique. Il estima rapidement que son travail comme chauffeur ne l’empêcherait pas d’aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avait le dimanche. L’affaire, en somme, ne se présentait pas trop mal ; ils se remettaient de leur émotion. Ils avaient presque une lueur de triomphe et même de provocation dans le regard.

 

– Et les femmes ? demanda Mme de Beule.

 

A ce seul mot, M. de Beule rebondit au paroxysme de la fureur.

 

Plus de femmesnom de nom ! tonna-t-il. Plus de ces roulures ici !

 

Et ses yeux lançaient des éclairs vers M. Triphon comme pour l’anéantir.

 

Mme de Beule n’insista pas. Elle se replia peureusement sur elle-même ; et, de son côté, M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l’allusion haineuse. Il alluma sa pipe et s’intéressa un instant à Kaboul et Muche, qui s’entrétudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des années. La porte s’ouvrit et Sefietje reparut. Elle était rouge et suait d’avoir tant couru.

 

Justin soignera les chevaux. Il leur a déjà donné l’avoine, et il est en train de les étriller, dit-elle.

 

Il y eut un murmure de satisfaction. M. de Beule témoigna son contentement par un geste approbatif, et dit :

 

Parfait. Déjeune maintenant, Sefietje ; puis tu iras chez Doorke Pruime, chez Sies van Lierde et chez Vloaksken, pour leur demander de venir travailler à l’huilerie. Après, tu iras chez Peetse Fnieze et chez Soarlewie Soarels, pour les engager comme « cabris » et meunier.

 

– J’ai déjà déjeuné ; j’y vais tout de suite, répondit Sefietje d’un air soumis.

 

Et, aussitôt, elle repartit. Alors M. et Mme de Beule allèrent aussi prendre leur petit déjeuner que leur servit Eleken, avec de la fièvre dans ses mouvements et les jupes battantes.

 

– Pourquoi cette fille est-elle toujours si agitée ? demanda M. de Beule agacé.

 

Mme de Beule tâcha de lui faire comprendre qu’elle avait double besogne, pendant que Sefietje était en course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l’un à l’autre, quêtant avec des yeux de convoitise, leur part du déjeuner.

 

Les maîtres ne s’étaient pas encore levés de table que Sefietje était déjà de retour. Essoufflée, le visage moite, son visage osseux aux pommettes avivées d’une flamme, elle avait un air presque tragique ; elle rapportait des nouvelles désolantes.

 

Monsieur, dit-elle de sa voix éteinte et angoissée, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourrait venir.

 

Sacré tonnerre de… ! jura M. de Beule en assénant sur la table un coup de poing qui fit sauter les tasses dans les soucoupes.

 

Sefietje avait les yeux pleins de larmes. Mme de Beule semblait épouvantée. M. Triphon sentait vaciller en lui sa force de résolution.

 

Est-ce que l’on ne pourrait pas en trouver d’autres ? glissa Mme de Beule.

 

– Je n’en veux plus, sacré tonnerre de nom… je ne veux plus personne ! hurla M. de Beule avec un nouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boîte, j’arrête tout le tremblement et nous verrons un peu qui, d’eux ou de moi, tiendra le plus longtemps !

 

Il se leva d’un bond, sortit, pour courir, gonflé de fureur, vers la fabrique.

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que va-t-il se passer ? gémit Mme de Beule en joignant les mains.

 

Accablée, comme si elle eût reçu le coup de grâce, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine.


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2010. Content in this page is licensed under a Creative Commons License