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[Le salon.]
LA BARONNE et L’ABBÉ, devant une table de jeu préparée.
LA BARONNE.
Vous direz ce que vous voudrez, c’est désolant de jouer avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.
L’ABBÉ.
Mais où est donc M. Van Buck ? [est-ce qu’il n’est pas encore descendu ?]
LA BARONNE.
Je l’ai vu tout à l’heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise, qui, par parenthèse, n’est guère poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.
L’ABBÉ.
LA BARONNE.
Bah ! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse ! Si on ne pensait jamais qu’aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez ! l’abbé, jouons au piquet ; je me sens d’une humeur massacrante.
Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d’être polis.
LA BARONNE.
Polis ! je crois bien. Est-ce qu’ils s’en doutent ? et qu’est-ce que c’est que d’être poli ? Mon cocher est poli. De mon temps, l’abbé, on était galant.
L’ABBÉ.
C’était le bon, madame la baronne, et plut au ciel que j’y fusse né !
LA BARONNE.
J’aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de carrosse à la porte d’un château, et qu’on l’y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un quatrième. [Tenez ! ne parlons plus de ces choses-là. C’est à vous de prendre ; vous n’en laissez pas ?]7
L’ABBÉ.
Je n’ai pas un as ; voilà M. Van Buck.
LA BARONNE.
Continuons ; c’est à vous de parler.
Madame, j’ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance.
LA BARONNE.
L’ABBÉ.
Cinq cartes, valant quarante-cinq.
LA BARONNE.
Cela ne vaut pas.
Qu’est-ce donc ?
Je vous supplie de m’accorder un moment ; je ne puis parler devant un tiers, et ce que j’ai à vous dire ne souffre aucun retard.
Vous me faites peur ; de quoi s’agit-il ?
Madame, c’est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon imprudence m’a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné l’hospitalité [cette nuit] est mon neveu.
LA BARONNE.
Il désirait approcher de vous sans être connu ; je n’ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n’est pas nouvelle.
LA BARONNE.
Ah, mon Dieu ! j’en ai vu bien d’autres !
Mais je dois vous avertir qu’à l’heure qu’il est, il vient d’écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes prières n’ont pu le dissuader de sa folie ; et un de vos gens, je le dis à regret, s’est chargé de remettre le billet à son adresse. Il s’agit d’une déclaration d’amour, et, je dois ajouter, des plus extravagantes.
LA BARONNE.
Vraiment ? eh bien ! ce n’est pas si mal. Il a de la tête, votre petit bonhomme.
Jour de Dieu ! je vous en réponds ! ce n’est pas d’hier que j’en sais quelque chose. Enfin, madame, c’est à vous d’aviser aux moyens de détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous ; et, quant à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me manquer. Ouf !
LA BARONNE.
Ah ciel ! qu’est-ce que vous avez donc ? Vous êtes pâle comme un linge ! Vite ! racontez-moi tout ce qui s’est passé, et faites-moi confidence entière.
Je vous ai tout dit ; je n’ai rien à ajouter.
LA BARONNE.
Ah bah ! ce n’est que ça ? Soyez donc sans crainte : si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera le billet.
En êtes-vous sûre, baronne ? Cela est dangereux.
LA BARONNE.
Belle question ! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa mère une lettre qu’on lui écrit ?
Hum ! je n’en mettrais pas ma main au feu.
LA BARONNE.
Qu’est-ce à dire, monsieur Van Buck ? Savez-vous à qui vous parlez ? Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute ? Je ne sais pas trop comme on fait aujourd’hui, ni de quel train va votre bourgeoisie ; mais, vertu de ma vie ! en voilà assez ; j’aperçois justement ma fille, et vous verrez qu’elle m’apporte sa lettre. Venez, l’abbé, continuons.
Elle se remet au jeu. – Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son ouvrage et s’assoit à l’écart.
L’ABBÉ.
Quarante-cinq ne valent pas ?
LA BARONNE.
Non, vous n’avez rien ; quatorze d’as, six et quinze, c’est quatre-vingt-quinze. À vous de jouer.
L’ABBÉ.
Trèfle. Je crois que je suis capot.
Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de confidence.
Vous ne savez ce que vous dites ; c’est l’abbé qui la gêne ; je suis sûre d’elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. À vous à faire.
UN DOMESTIQUE, entrant.
Monsieur l’abbé, on vous demande ; c’est le sacristain et le bedeau du village.
L’ABBÉ.
Qu’est-ce qu’ils me veulent ? je suis occupé.
LA BARONNE.
Donnez vos cartes à Van Buck ; il jouera ce coup-ci pour vous.
L’abbé sort. Van Buck prend sa place.
LA BARONNE.
C’est vous qui faites, et j’ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute apparence. Qu’est-ce que vous avez donc dans les doigts ?
Je vous confesse que je ne suis pas tranquille : votre fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.
LA BARONNE.
Je vous dis que j’en réponds ; c’est vous qui la gênez ; je la vois d’ici qui me fait des signes.
Vous croyez ? moi, je ne vois rien.
LA BARONNE.
Cécile, venez donc un peu ici ; vous vous tenez à une lieue.
Est-ce que vous n’avez rien à me dire, ma chère ?
Moi ? Non, maman.
LA BARONNE.
Ah bah ! Je n’ai que quatre cartes, Van Buck ; le point est à vous. J’ai trois valets.
Voulez-vous que je vous laisse seules ?
LA BARONNE.
Non ; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant monsieur.
Moi, maman ? Je n’ai rien de secret à dire.
LA BARONNE.
Vous n’avez pas à me parler ?
Non, maman.
LA BARONNE.
C’est inconcevable ; qu’est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck ?
LA BARONNE.
Ça ne se peut pas : Cécile n’a rien à me dire ; il est clair qu’elle n’a rien reçu.
Eh morbleu ! je l’ai vu de mes yeux.
Ma fille, qu’est-ce que cela signifie ? levez-vous droite, et regardez-moi. Qu’est-ce que vous avez dans vos poches ?
Mais, maman, ce n’est pas ma faute ; c’est ce monsieur qui m’a écrit.
LA BARONNE.
Voyons cela.
Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous l’appelez.
Elle lit.
« Mademoiselle, je meurs d’amour pour vous. Je vous ai vue l’hiver passé, et, vous sachant à la campagne, j’ai résolu de vous revoir ou de mourir. J’ai donné un louis à mon postillon…»
Ne voudrait-il pas qu’on le lui rendît ? Nous avons bien affaire de le savoir !
« à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n’ai rien pu vous dire, tant votre présence m’a troublé ! Cependant la crainte de vous perdre, et l’obligation de quitter le château… »
J’aime beaucoup ça ! Qui est-ce qui le priait de partir ? C’est lui qui me refuse de rester à dîner. « me déterminent à vous demander de m’accorder un rendez-vous. Je sais que je n’ai aucun titre à votre confiance… »
La belle remarque, et faite à propos ! « mais l’amour peut tout excuser ; ce soir, à neuf heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois ; tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour faire quatre pas et descendre. »
Quatre pas ! quatre pas ! l’avenue est longue ; ne dirait-on pas qu’il n’y a qu’à enjamber ?
« et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous attends ; sinon je me brûle la cervelle. »
Bien. «… la cervelle. Je ne crois pas que votre mère … »
Ah ! que votre mère ? voyons un peu cela. « fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir… »
Monsieur Van Buck, qu’est-ce que cela signifie ?
LA BARONNE.
Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu’il sorte de ma maison tout à l’heure, et qu’il n’y mette jamais les pieds.
Il y a girouette, c’est positif ; je ne m’en étais pas aperçu. Il m’avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter.
LA BARONNE.
Il vous avait lu cette lettre et vous l’avez laissé la donner à mes gens ! Allez ! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma vie.[
Elle sort. On entend le bruit d’une voiture.
Qu’est-ce que c’est ? mon neveu qui part sans moi ? Eh ! comment veut-il que je m’en aille ? j’ai renvoyé mes chevaux. Il faut que je coure après lui.
C’est singulier ; pourquoi m’écrit-il, quand tout le monde veut bien qu’il m’épouse ?]8
L’ABBÉ.
Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos projets ?
LA BARONNE.
Êtes-vous fou ? Vous verrez que j’aurai fait venir tout le faubourg Saint-Germain de Paris, pour le remercier et le mettre à la porte ! Réfléchissez donc à ce que vous dites.
L’ABBÉ.
Je croyais qu’en telle occasion on aurait pu, sans blesser personne…
LA BARONNE.
Et au milieu de ça, je n’ai pas de bougies ! Voyez donc un peu si Dupré est là.
L’ABBÉ.
Je pense qu’il s’occupe des sirops.
LA BARONNE.
Vous avez raison : ces maudits sirops, voilà encore de quoi mourir. Il y a huit jours que j’ai écrit moi-même, et ils ne sont arrivés qu’il y a une heure. Je vous demande si on va boire ça ! Tenez ! ne parlons plus de ces choses là. C’est à vous de prendre ; vous n’en laissez pas ?
Quant à vous, mademoiselle, entrez ici.
Mais, maman…
LA BARONNE.
Allons ! mademoiselle, ne raisonnez pas.
Elle la fait entrer dans la chambre voisine.
L’ABBÉ.
Madame la baronne, je viens vous dire…
LA BARONNE, mettant la clef sous un coussin du canapé.
Dieu soit loué ! ma fille est enfermée !
L’ABBÉ.
Enfermée, madame ? que se passe-t-il ?
Ce que j’ai, monsieur ? J’ai que j’en ai assez.
LA BARONNE.
Et moi aussi.
J’ai que je sors de cette maison, qu’on ne m’y reverra de ma vie, et que je n’ai qu’un regret, c’est d’y avoir jamais mis les pieds.
LA BARONNE.
Et moi de vous y avoir reçu.
Ils sortent.
CÉCILE, dans la chambre voisine.
Monsieur l’abbé, voulez-vous m’ouvrir ?
L’ABBÉ.
Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.
La clef est là, sous le coussin de la causeuse ; vous n’avez qu’à la prendre, et vous m’ouvrirez.
Vous avez raison, mademoiselle, la clef s’y trouve effectivement ; mais je ne puis m’en servir d’aucune façon, bien contrairement à mon vouloir.
Ah, mon Dieu ! je me trouve mal !
L’ABBÉ.
Grand Dieu ! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame la baronne. Est-il possible qu’un accident funeste vous ait frappée si subitement ? Au nom du ciel ! mademoiselle, répondez-moi, que ressentez-vous ?
Je me trouve mal ! je me trouve mal !
L’ABBÉ.
Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. Ma foi ! je prends sur moi d’ouvrir ; on en dira ce qu’on voudra.
Ma foi, l’abbé, je prends sur moi de m’en aller ; on en dira ce qu’on voudra.