Alfred de Musset
Il ne faut jurer de rien

ACTE TROISIÈME

SCÈNE IV [Une clairière dans le bois.] Entrent CÉCILE et VALENTIN.

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SCÈNE IV

 

[Une clairière dans le bois.]

 

Entrent CÉCILE et VALENTIN.

 

 

VALENTIN.

 

Qui est là ? Cécile, est-ce vous ?

 

 

CÉCILE.

 

C’est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés dans la forêt ?

 

 

VALENTIN.

 

Je ne sais ; qu’importe ? Ce n’est pas pour nous.

 

 

CÉCILE.

 

Venez là, où la lune éclaire [ ; là, où vous voyez ce rocher].

 

 

VALENTIN.

 

Non, venez là, où il fait sombre [ ; là, sous l’ombre de ces bouleaux]. Il est possible qu’on vous cherche, et il faut échapper aux yeux.

 

 

CÉCILE.

 

Je ne verrais pas votre visage ; venez, Valentin, obéissez.

 

 

VALENTIN.

 

Où tu voudras, charmante fille ; où tu iras, je te suivrai. [Ne m’ôte pas cette main tremblante, laisse mes lèvres la rassurer.]

 

 

CÉCILE.

 

Je n’ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps que vous m’attendez ?

 

 

VALENTIN.

 

Depuis que la lune est dans le ciel ; regarde cette lettre trempée de larmes ; c’est le billet que tu m’as écrit.

 

 

CÉCILE.

 

Menteur ! C’est le vent et la pluie qui ont pleuré sur ce papier.

 

 

VALENTIN.

 

Non, ma Cécile, c’est la joie et l’amour, c’est le bonheur et le désir. Qui t’inquiète ? Pourquoi ces regards ? que cherches-tu autour de toi ?

 

 

CÉCILE.

 

C’est singulier ! je ne me reconnais pas. Où est votre oncle ? Je croyais le voir ici.

 

 

VALENTIN.

 

[Mon oncle est gris de chambertin ;] ta mère est loin, et tout est tranquille. [Ce lieu est celui que tu as choisi, et que ta lettre m’indiquait.]

 

 

CÉCILE.

 

Votre oncle est gris ? – Pourquoi, ce matin, se cachait-il dans la [charmille]11 ?

 

 

VALENTIN.

 

Ce matin ? où donc ? que veux-tu dire ? [Je me promenais seul dans le jardin.]

 

 

CÉCILE.

 

Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était derrière [un arbre]12. Est-ce que vous ne le saviez pas ? Je l’ai vu en détournant l’allée.

 

 

VALENTIN.

 

Il faut que tu te sois trompée ; je ne me suis aperçu de rien.

 

 

CÉCILE.

 

Oh ! je l’ai bien vu ; [il écartait des branches ;] c’était peut-être pour nous épier.

 

 

VALENTIN.

 

Quelle folie ! tu as fait un rêve. N’en parlons plus. Donne-moi un baiser.

 

 

CÉCILE.

 

Oui, mon ami, et de tout mon cœur ; asseyez-vous là près de moi. – Pourquoi donc, dans votre lettre d’hier, avez-vous dit du mal de ma mère ?

 

 

VALENTIN.

 

Pardonne-moi : c’est un moment de délire, et je n’étais pas maître de moi.

 

 

CÉCILE.

 

Elle m’a demandé cette lettre, et je n’osais la lui montrer ; je savais ce qui allait arriver. Mais qui est-ce donc qui l’avait avertie ? Elle n’a pourtant rien pu deviner ; la lettre était là, dans ma poche.

 

 

VALENTIN.

 

Pauvre enfant ! on t’a maltraitée ; c’est ta femme de chambre qui t’aura trahie. [À qui se fier en pareil cas ?]

 

 

CÉCILE.

 

Oh non ! ma femme de chambre est sûre ; il n’y avait que faire de lui donner de l’argent. Mais en manquant de respect pour ma mère, vous deviez penser que vous en manquiez pour moi.

 

 

VALENTIN.

 

N’en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne gâtons pas un si précieux moment. Ô ma Cécile ! que tu es belle, et quel bonheur repose en toi ! Par quels serments, par quels trésors puis-je payer tes douces caresses ? [Ah ! la vie n’y suffirait pas. Viens sur mon cœur ; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte à Dieu !]

 

 

CÉCILE.

 

Oui, Valentin, mon cœur est sincère. [Sentez mes cheveux comme ils sont doux ; j’ai de l’iris de ce côté-là, mais je n’ai pas pris le temps d’en mettre de l’autre.] – Pourquoi donc, pour venir chez nous, avez-vous caché votre nom ?

 

 

VALENTIN.

 

Je ne puis le dire : c’est un caprice, une gageure que j’avais faite.

 

 

CÉCILE.

 

Une gageure ! Avec qui donc ?

 

 

VALENTIN.

 

Je n’en sais plus rien. Qu’importent ces folies ?

 

 

CÉCILE.

 

Avec votre oncle peut-être ; n’est-ce pas ?

 

 

VALENTIN.

 

Oui. Je t’aimais, et je voulais te connaître, et que personne ne fut entre nous.

 

 

CÉCILE.

 

Vous avez raison. À votre place j’aurais voulu faire comme vous.

 

 

VALENTIN.

 

Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces questions ? Ne m’aimes-tu pas, ma belle Cécile ? Réponds-moi oui, et que tout soit oublié.

 

 

CÉCILE.

 

Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait être plus digne d’être aimée ; mais c’est assez qu’elle le soit pour vous. Mettez vos deux mains dans les miennes. – Pourquoi donc m’avez-vous refusée tantôt quand je vous ai prié à dîner ?

 

 

VALENTIN.

 

Je voulais partir : j’avais affaire ce soir.

 

 

CÉCILE.

 

Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble ; car vous êtes descendu au bout de l’avenue.

 

 

VALENTIN.

 

Tu m’as vu ? comment le sais-tu ?

 

 

CÉCILE.

 

Oh ! je guettais. Pourquoi m’avez-vous dit que vous ne dansiez pas la mazourke ? je vous l’ai vu danser l’autre hiver.

 

 

VALENTIN.

 

Où donc ? je ne m’en souviens pas.

 

 

CÉCILE.

 

Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment ne vous en souvenez-vous pas ? Vous me disiez dans votre lettre d’hier que vous m’aviez vue cet hiver ; c’était là.

 

 

VALENTIN.

 

Tu as raison ; je m’en souviens. Regarde comme cette nuit est pure ! [Comme ce vent soulève sur tes épaules cette gaze avare qui les entoure ! Prête l’oreille : c’est la voix de la nuit, c’est le chant de l’oiseau qui invite au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul regard ne peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s’aime. Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le remplacer.

 

 

CÉCILE.

 

Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle ! Mais ne m’ôtez pas votre main ; je sens que mon cœur est dans la mienne, et qu’il va au vôtre par là. – Pourquoi donc vouliez-vous partir et faire semblant d’aller à Paris ?

 

 

VALENTIN.

 

Il le fallait ; c’était pour mon oncle. Osais-je, d’ailleurs, prévoir que tu viendrais à ce rendez-vous ? Oh ! que je tremblais-en écrivant cette lettre, et que j’ai souffert en l’attendant !

 

 

CÉCILE.

 

Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que vous m’épouserez ?

 

Valentin se lève et fait quelques pas.

 

Qu’avez-vous donc ? qui vous chagrine ? Venez-vous rasseoir près de moi.

 

 

VALENTIN.

 

Ce n’est rien : j’ai cru, – j’ai cru entendre, – j’ai cru voir quelqu’un de ce côté.

 

 

CÉCILE.

 

Nous sommes seuls : soyez sans crainte. Venez donc. Faut-il me lever ? ai-je dit quelque chose qui vous ait blessé ? votre visage n’est plus le même. Est-ce parce que j’ai gardé mon châle, quoique vous vouliez que je l’ôtasse ? [C’est qu’il fait froid ; je suis en toilette de bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu’est-ce que cette pauvre Henriette va penser ?] Mais qu’avez-vous ? vous ne répondez pas ; vous êtes triste. Qu’ai-je donc pu vous dire ? C’est par ma faute, je le vois.

 

 

VALENTIN.

 

Non, je vous le jure, vous vous trompez ; c’est une pensée involontaire qui vient de me traverser l’esprit.

 

 

CÉCILE.

 

Vous me disiez « tu » tout à l’heure, et même, je crois, un peu légèrement. Quelle est donc cette mauvaise pensée qui vous a frappé tout à coup ? Vous ai-je déplu ? Je serais bien à plaindre ! Il me semble pourtant que je n’ai rien dit de mal. Mais si vous aimez mieux marcher, je ne veux pas rester assise.

 

Elle se lève.

 

Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous une chose ? Ce matin, je vous avais fait monter dans votre chambre un bon bouillon que Henriette avait fait. Quand je vous ai rencontré, je vous l’ai dit ; j’ai cru que vous ne vouliez pas le prendre et que cela vous déplaisait. J’ai repassé trois fois dans l’allée, m’avez-vous vue ? Alors vous êtes monté ; je suis allée me mettre devant le parterre, et je vous ai vu par votre croisée ; vous teniez la tasse à deux mains, et vous avez bu tout d’un trait. Est-ce vrai ? l’avez-vous trouvé bon ?

 

 

VALENTIN.

 

Oui, chère enfant, le meilleur du monde [, bon comme ton cœur et comme toi].

 

 

CÉCILE.

 

Ah ! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai mieux que cela. Mais, dites-moi, qu’est-ce que cela veut dire, de s’aller jeter dans un fossé ? risquer de se tuer, et pourquoi faire ? Vous saviez bien être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le comprends ; mais à quoi bon le reste ? Est-ce que vous aimez les romans ?

 

 

VALENTIN.

 

Quelquefois. Allons donc nous rasseoir.

 

Ils se rassoient.

 

 

CÉCILE.

 

Je vous avoue qu’ils ne me plaisent guère ; ceux que j’ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que tout s’y invente à plaisir. On n’y parle que de séductions, de ruses, d’intrigues, de mille choses impossibles. Il n’y a que les sites qui m’en plaisent ; j’en aime les paysages et non les tableaux. Tenez, par exemple, ce soir, quand j’ai reçu votre lettre et que j’ai vu qu’il s’agissait d’un rendez-vous dans le bois, c’est vrai que j’ai cédé à une envie d’y venir qui tient bien un peu du roman ; mais c’est que j’y ai trouvé aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le sait, et elle le saura, vous comprenez qu’il faut qu’on nous marie. Que votre oncle soit brouillé ou non avec elle, il faudra bien se raccommoder. J’étais honteuse d’être enfermée, et, au fait, pourquoi l’ai-je été ? L’abbé est venu, j’ai fait la morte ; il m’a ouvert, et je me suis sauvée : voilà ma ruse ; je vous la donne pour ce qu’elle vaut.

 

 

VALENTIN, à part.

 

Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui revient à la raison ?

 

 

CÉCILE.

 

Eh bien ! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette tristesse va durer toujours ?

 

 

VALENTIN.

 

Vous me paraissez savante pour votre âge, et en même temps aussi étourdie que moi, qui le suis comme le premier coup de matines.

 

 

CÉCILE.

 

Pour étourdie, j’en dois convenir ici ; mais, mon ami, c’est que je vous aime. Vous le dirai-je ? je savais que vous m’aimiez, et ce n’est pas d’hier que je m’en doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce bal ; mais j’ai du cœur et je m’en souviens. Vous avez valsé avec mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte, son épingle à l’italienne a rencontré le panneau, et ses cheveux se sont déroulés sur elle. Vous en souvenez-vous maintenant ? Ingrat ! Le premier mot de votre lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme le cœur m’a battu ! Tenez ! croyez-moi, c’est là ce qui prouve qu’on aime, et c’est pour cela que je suis ici.

 

 

VALENTIN, à part.

 

Ou j’ai sous le bras le plus rusé démon que l’enfer ait jamais vomi, ou la voix qui me parle est celle d’un ange ; et elle m’ouvre le chemin des cieux.

 

 

CÉCILE.

 

Pour savante, c’est une autre affaire ; [mais je veux répondre, puisque vous ne dites rien. Voyons ! savez-vous ce que c’est que cela ?

 

 

VALENTIN.

 

Quoi ? cette étoile à droite de cet arbre ?

 

 

CÉCILE.

 

Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille comme une larme.

 

VALENTIN.

 

Vous avez lu madame de Staël ?

 

 

CÉCILE.

 

Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi, comme les étoiles. Un beau ciel pur me donne envie de pleurer.

 

 

VALENTIN.

 

Et à moi envie de t’aimer, de te le dire et de vivre pour toi. Cécile, sais-tu à qui tu parles, et quel est l’homme qui ose t’embrasser ?

 

 

CÉCILE.

 

Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n’en êtes pas quitte à si bon marché.

 

 

VALENTIN.

 

Eh bien ! c’est Vénus, l’astre de l’amour, la plus belle perle de l’océan des nuits.

 

 

CÉCILE.

 

Non pas ; c’en est une plus chaste et bien plus digne de respect ; vous apprendrez à l’aimer un jour, quand vous vivrez dans les métairies et que vous aurez des pauvres à vous : admirez-la, et gardez-vous de sourire ; c’est Cérès, déesse du pain.]13

 

 

VALENTIN.

 

Tendre enfant ! je devine ton cœur ; tu fais la charité, n’est-ce pas ?

 

 

CÉCILE.

 

C’est ma mère qui me l’a appris ; il n’y a pas de meilleure femme au monde.

 

 

VALENTIN.

 

Vraiment ? je ne l’aurais pas cru.

 

 

CÉCILE.

 

Ah ! mon ami, ni vous ni bien d’autres, vous ne vous doutez de ce qu’elle vaut. Qui a vu ma mère un quart d’heure croit la juger sur quelques mots au hasard. Elle passe le jour à jouer aux cartes et le soir à faire du tapis ; elle ne quitterait pas son piquet pour un prince ; mais que Dupré vienne, et qu’il lui parle bas, vous la verrez se lever de table, si c’est un mendiant qui attend. [Que de fois nous sommes allées ensemble, en robe de soie, comme je suis là, courir les sentiers de la vallée, portant la soupe et le bouilli, des souliers, du linge, à de pauvres gens !] Que de fois j’ai vu, à l’église, les yeux des malheureux s’humecter de pleurs lorsque ma mère les regardait ! Allez ! elle a droit d’être fière, et je l’ai été d’elle quelquefois !

 

 

[VALENTIN.

 

Tu regardes toujours ta larme céleste ; et moi aussi, niais dans tes yeux bleus.

 

 

CÉCILE.

 

Que le ciel est grand ! que ce monde est heureux ! que la nature est calme et bienfaisante !

 

 

VALENTIN.

 

Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle astronomie ? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un qui ne sache sa route, qui n’ait reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive mourir en l’accomplissant ? Pourquoi ce ciel immense n’est-il pas immobile ? Dis-moi, s’il y a jamais eu un moment où tout fut créé, en vertu de quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui ne s’arrêteront jamais ?

 

 

CÉCILE.

 

Par l’éternelle pensée.

 

 

VALENTIN.

 

Par l’éternel amour. La main qui les suspend dans l’espace n’a écrit qu’un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu’ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière si l’un d’entre eux cessait d’aimer.

 

 

CÉCILE.

 

Ah ! toute la vie est là !

 

 

VALENTIN.

 

Oui, toute la vie, – depuis l’Océan qui se soulève sous les pâles baisers de Diane jusqu’au scarabée qui s’endort jaloux dans sa fleur chérie. Demande aux forêts et aux pierres ce qu’elles diraient si elles pouvaient parler. Elles ont l’amour dans le cœur et ne peuvent l’exprimer. Je t’aime ! voilà ce que je sais, ma chère ; voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir ; elle qui écarte et repousse les éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur ! Elle sait qu’il faut qu’elle soit belle au jour, et qu’elle meure dans sa robe de noce devant le soleil qui l’a créée. J’en sais moins qu’elle en astronomie ; donne-moi ta main, tu en sais plus en amour.

 

 

CÉCILE.

 

J’espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas mortellement belle.] Il me semble qu’on rôde autour de nous.

 

 

VALENTIN.

 

Non, tout se tait. N’as-tu pas peur ? Es-tu venue ici sans trembler ?

 

 

CÉCILE.

 

Pourquoi ? De quoi aurais-je peur ? Est-ce de vous, ou de la nuit ?

 

 

VALENTIN.

 

Pourquoi pas de moi ? qui te rassure ? Je suis jeune, tu es belle, et nous sommes seuls.

 

 

CÉCILE.

 

Eh bien ! quel mal y a-t-il à cela ?

 

 

VALENTIN.

 

C’est vrai, il n’y a aucun mal ; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre à genoux.

 

 

CÉCILE.

 

Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez.

 

 

VALENTIN.

 

Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t’ouvrir le fond de mon cœur. Je suis un fou de la plus méchante espèce, quoique, dans ce que je vais t’avouer, il n’y ait qu’à hausser les épaules. [Je n’ai fait que jouer, boire et fumer depuis que j’ai mes dents de sagesse.] Tu m’as dit que les romans te choquent ; j’en ai beaucoup lu, et des plus mauvais. Il y en a un qu’on nomme Clarisse Harlowe ; je te le donnerai à lire quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle fille comme toi, ma chère, et il veut l’épouser ; mais auparavant il veut l’éprouver. Il l’enlève et l’emmène à Londres ; après quoi, comme elle résiste, Bedfort arrive, … c’est-à-dire Tomlinson, un capitaine, … je veux dire Morden, … non, je me trompe… Enfin, pour abréger, … Lovelace est un sot, et moi aussi, d’avoir voulu suivre son exempleDieu soit loué ! tu ne m’as pas compris ;… je t’aime, je t’épouse : il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour.

 

Entrent Van Buck, la baronne, l’abbé et plusieurs domestiques qui les éclairent.

 

 

LA BARONNE.

 

Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est trop jeune pour une noirceur pareille.

 

 

VAN BUCK.

 

Hélas ! madame, c’est la vérité.

 

 

LA BARONNE.

 

Séduire ma fille ! tromper un enfant ! déshonorer une famille entière ! Chanson ! Je vous dis que c’est une sornette ; on ne fait plus de ces choses-là. Tenez ! les voilà qui s’embrassent. Bonsoir, mon gendre ; où diable vous fourrez-vous ?

 

 

L’ABBÉ.

 

Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées d’un si tardif succès ; toute la compagnie va être partie.

 

 

[VAN BUCK.

 

Ah çà ! mon neveu, j’espère bien qu’avec votre sotte gageure

 

 

VALENTIN.

 

Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins défier personne.]14

 

 

FIN.

 





11 Bibliothèque

 



12 la porte

 



13 J’ai eu des maîtres de toutes sortes ; mais le peu que j’ai retenu, le meilleur, me vient de ma mère.

 

VALENTIN.

 

De ta mère ? Je ne m’en doutais guère.

 

CÉCILE.

 

Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à l’aimer un jour, quand vous vivrez comme nous dans les métairies, et quand vous aurez des pauvres à vous. Et gardez-vous de sourire, quand vous parlez d’elle ! vous bénirez et vous suivrez ses pas.

 



14 VALENTIN.

 

Mon oncle, il ne faut défier personne.

 

VAN BUCK.

 

Mon neveu, il ne faut jurer de rien.



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