IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Le lundi matin je me levai avec le sentiment d’un bonheur très vif. Dans la nuit, j’avais rêvé à Paul de Conprat, et je m’étais éveillée en jetant un cri de joie.
Le plaisir de mettre pour la première fois une robe telle que je n’en avais jamais eu ajoutait encore à mon allégresse, et, lorsque je fus habillée, je me contemplai longuement dans une admiration silencieuse. Puis je me pris à tourbillonner dans un accès de bonheur exubérant, et je faillis renverser mon oncle dans un corridor.
– Où courez-vous ainsi, ma nièce ?
– Dans les chambres, mon oncle, pour me voir dans toutes les glaces. Voyez comme je suis bien !
– N’est-ce pas que ma taille est jolie avec une robe bien faite ?
– Charmante ! répondit M. de Pavol, que ma joie paraissait enchanter et qui m’embrassa sur les deux joues.
– Ah ! mon oncle, que je suis heureuse ! M’est avis, comme disait Perrine, que le cas extraordinaire se présentera bientôt.
Là-dessus je disparus et me précipitai comme une trombe dans la chambre de Junon.
– Regarde, criai-je en tournant si vivement sur moi-même que ma cousine ne pouvait voir qu’un tourbillon.
– Reste un peu tranquille, Reine, me dit-elle avec son calme habituel. Quand donc seras-tu pondérée dans tes mouvements ? Oui, ta robe va bien.
– Regarde quel petit pied, dis-je en tendant la jambe.
– Ô coquette innée ! s’écria Blanche en riant. Qui aurait cru qu’un loup comme toi en serait déjà arrivé à un tel point de coquetterie ?
– Tu verras bien autre chose, répondis-je gravement. Je sais, vois-tu, que la coquetterie est une qualité, une sérieuse qualité.
– C’est la première fois que je l’entends dire. Qui t’a appris cela ? Ce n’est pas ton curé, je suppose ?
– Non, non, mais quelqu’un qui s’y connaissait bien. Avons-nous d’autres personnes que les de Conprat, Blanche ?
– Oui, le curé et deux amis de mon père.
Nous nous installâmes dans le salon en attendant nos convives, et bientôt mon oncle arriva, accompagné du commandant de Conprat, auquel il me présenta.
Mon Dieu, l’excellente figure que celle du commandant !
Il avait les yeux limpides comme ceux d’un enfant, avec des moustaches et des cheveux blancs comme la neige ; une physionomie si bonne, si bienveillante, qu’il me rappela mon curé, bien qu’il n’y eût entre eux aucune ressemblance véritable. Je me sentis aussitôt attirée vers lui, et je vis que la sympathie était réciproque.
– Une petite parente dont j’ai entendu parler, me dit-il en me prenant les mains ; permettez-moi de vous embrasser, mon enfant, j’ai été l’ami de votre père.
Je me laissai embrasser de bonne grâce, non sans me dire tout bas qu’il serait bien préférable que son fils le remplaçât dans cette opération délicate.
Enfin, il entra !… et j’aurais bien échangé ma dot entière et ma jolie robe par-dessus le marché contre le droit de courir à lui et de l’embrasser à grands bras.
Il donna une poignée de main à ma cousine et me salua si cérémonieusement que je restai interdite.
– Donnez-moi donc la main, dis-je ; vous savez bien que nous nous connaissons.
– J’attendais votre bon plaisir, mademoiselle.
– Quelle bêtise !
– Eh bien, Reine ! gourmanda mon oncle.
– Une fleur un peu sauvage, dit le commandant en me regardant avec amitié, mais une jolie fleur, vraiment !
Ces paroles ne réussirent pas à dissiper l’irritation que j’éprouvais sans trop savoir pourquoi, et je restai quelque temps silencieuse dans mon coin, à observer M. de Conprat, qui causait gaiement avec Blanche. Ah ! qu’il me plaisait ! et que le cœur me battait pendant que je retrouvais en lui ce bon rire, ces dents blanches, ces yeux francs auxquels j’avais tant rêvé dans mon affreuse vieille maison ! Et ma tante, mon curé, Suzon, le jardin mouillé, le cerisier dans lequel il avait grimpé défilaient dans mes souvenirs comme des ombres fugitives.
Bientôt je me mêlai à la conversation, et j’avais recouvré une partie de ma bonne humeur quand nous passâmes dans la salle à manger.
Placée entre le curé et M. de Conprat, j’attaquai immédiatement celui-ci.
– Pourquoi n’êtes-vous pas revenu au Buisson ? lui dis-je.
– Je n’ai pas été libre de mes actions, ma cousine.
– L’avez-vous regretté, au moins ?
– Pourquoi donc ne me donniez-vous pas la main en arrivant ?
– Mais c’était à vous de le faire, mademoiselle, selon l’étiquette.
– Ah ! l’étiquette ! vous n’y pensiez pas là-bas !
– Nous étions dans des conditions particulières et loin du monde, à coup sûr ! répondit-il en souriant.
– Est-ce que le monde empêche d’être aimable ?
– Mais pas précisément : seulement, les convenances répriment souvent l’élan de l’amitié.
– C’est bien niais ! dis-je d’un ton bref.
Mais je fus assez satisfaite de l’explication pour retrouver tout mon entrain. Toutefois, je m’aperçus, en causant avec lui, qu’il n’attachait point la même importance que moi aux paroles qu’il m’avait dites au Buisson. Mais j’étais si heureuse de le voir, de lui parler, que, dans le moment, cette petite déception glissa sur mon âme sans entamer sa sécurité.
M. de Conprat nous apprit qu’il y aurait plusieurs bals dans le mois d’octobre.
– J’en suis charmée, répondit Junon.
– Tu m’apprendras à danser, dis-je en sautant déjà sur ma chaise.
– Je demande à être professeur, s’écria Paul de Conprat.
– Paul est un valseur émérite, dit le comandant ; toutes les femmes désirent valser avec lui.
– Et puis, il est charmant, répliquai-je avec onction.
Le commandant et son fils se mirent à rire : le curé et les deux amis de mon oncle me regardèrent en souriant et en hochant la tête d’une façon paternelle. Mais le visage de M. de Pavol prit une expression mécontente, et ma cousine releva les sourcils par un mouvement qui lui était particulier quand quelque chose lui déplaisait, mouvement rempli d’un tel dédain que j’eus la sensation pénible d’avoir dit une bêtise.
Après le déjeuner, nous circulâmes dans les bois ; j’avais retrouvé ma gaieté et je parlais sans m’arrêter, m’amusant à contrefaire la tournure et l’accent d’un de nos convives dont les ridicules m’avaient frappée.
– Reine, que tu es mal élevée ! disait Blanche.
– Il parle ainsi, répondis-je en me pinçant le nez pour imiter la voix de ma victime.
Et M. de Conprat riait ; mais Junon s’enveloppait dans une dignité imposante qui ne me troublait pas le moins du monde.
Il arriva un moment où je me trouvai près de lui pendant que ma cousine marchait devant nous d’un air nonchalant. Je m’aperçus qu’il la regardait beaucoup.
– Qu’elle est belle, n’est-ce pas ? lui dis-je dans l’innocence de mon cœur.
– Belle, bien belle ! répondit-il d’une voix contenue qui me fit tressaillir.
Un doute et un pressentiment me traversèrent l’esprit ; mais, à seize ans, ces sortes d’impressions s’envolent et disparaissent comme les papillons qui voltigeaient autour de nous, et je fus d’une gaieté folle jusqu’au moment où nos invités prirent congé de M. de Pavol.
Quand ils furent partis, mon oncle se retira dans son cabinet et me fit comparaître devant lui.
– Reine, vous avez été ridicule !
– Pourquoi donc, mon oncle ?
– On ne dit pas à un jeune homme qu’il est charmant, ma nièce.
– Mais puisque je le trouve, mon oncle.
– Raison de plus pour ne pas le dire.
– Comment ! repartis-je interloquée. Alors je devais dire que je le trouvais anticharmant ?
– Vous ne deviez pas aborder ce sujet. Ayez l’opinion qu’il vous plaira d’avoir, mais gardez-la pour vous.
– C’est pourtant bien naturel de dire ce qu’on pense, mon oncle ?
– Pas dans le monde, ma nièce. La moitié du temps, il faut dire ce que l’on ne pense pas et cacher ce que l’on pense.
– Quelle affreuse maxime ! dis-je avec horreur. Jamais je ne pourrai la pratiquer.
– Vous y arriverez ; mais en attendant, conformez-vous à l’étiquette.
– Encore l’étiquette ! répondis-je en m’en allant de mauvaise humeur.
Le soir, en rêvant à ma fenêtre, ainsi que j’en avais pris l’habitude, mes rêves furent troublés par une sourde inquiétude que je n’arrivai pas à bien définir. Je méditais sur cette journée, attendue avec tant d’impatience, et je ne pus pas me dissimuler que les choses ne s’étaient point passées comme je l’avais désiré. Qu’avais-je espéré ? Je n’en savais rien, mais je me débitai à moi-même un long discours pour me convaincre que M. de Conprat était amoureux de moi, et ma péroraison se termina par un attendrissement de mauvais augure.
Néanmoins, le lendemain, mes inquiétudes avaient entièrement disparu, mais, dans l’après-midi, je reçus une longue missive de mon curé, missive remplie de bons conseils et se terminant ainsi :
Petite Reine, votre lettre est venue me consoler et me réjouir dans ma solitude, ne vous lassez pas de m’écrire, je vous en prie. Je ne sais que devenir sans vous et je n’ose aller au Buisson de peur de pleurer comme un enfant. Je me reproche mon égoïsme, car vous êtes heureuse, mais, comme le dit l’Écriture, la chair est faible, et mon presbytère, mes devoirs, mes prières n’ont pu encore me consoler.
Adieu, cher bon petit enfant, mon dernier mot sera pour vous dire : Méfiez-vous de l’imagination.
Et cette phrase produisit une impression désagréable sur mon esprit ébranlé.