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Le 15 janvier, il faisait un temps superbe et un froid très vif. La campagne, couverte de givre, avait un aspect féerique. Junon, extrêmement pâle, était si belle dans ses vêtements blancs que je ne me lassais pas de la regarder. Je la comparais à cette nature froide et splendide qui, parée d’un blancheur éclatante, semblait s’être mise à l’unisson de sa beauté.
Après le déjeuner, elle monta chez elle pour changer de costume. Elle redescendit très émue ; nous nous embrassâmes tous d’une façon pathétique, et en route pour l’Italie !
« Le beau moment ! le beau moment ! » disais-je en moi-même.
Mes émotions multiples m’avaient fatiguée et j’avais soif de solitude. Laissant donc mon oncle se débrouiller avec ses convives comme il l’entendrait, je pris un manteau fourré et m’acheminai vers un endroit du parc que j’aimais particulièrement.
Ce parc était traversé par une rivière étroite et courante ; sur un certain point de son parcours, elle s’élargissait et formait une cascade que des pierres, habilement disposées, avaient rendue haute et pittoresque. À quelques pas de la cascade, un arbre était tombé, le pied d’un côté de la rivière, la tête sur l’autre berge. Il avait été oublié dans cette position, et lorsque au printemps suivant, mon oncle voulut le faire enlever, il s’aperçut que la sève se manifestait par des rameaux vigoureux qui poussaient sur toute la longueur du tronc. Il fit jeter un autre arbre à côté du premier, relier les branches entre elles, planter des lianes que l’on fit courir sur les deux souches, et, le temps aidant, rameaux et lianes devinrent assez épais pour que mon oncle eût un pont rustique et original que l’on pouvait traverser avec le seul danger de s’empêtrer dans les branches et de tomber dans l’eau.
C’était cet endroit solitaire et assez éloigné du château que j’avais choisi pour théâtre de mes méditations. Je m’arrêtai près du pont chargé de givre, afin de réfléchir à l’avenir et d’admirer les énormes glaçons qui pendaient à la cascade, que la gelée avait arrêtée dans sa course.
Je ne sais depuis combien de temps je réfléchissais ainsi, sans me soucier du froid qui me piquait le visage, lorsque je vis s’avancer vers moi l’objet de ma tendresse, comme dirait Mme Cottin.
Cet objet paraissait mélancolique et de fort méchante humeur. Avec une canne que, dans un moment de distraction, il venait de dérober à mon oncle, il administrait des coups énergiques aux arbres qui se trouvaient sur son passage, et la poussière blanche qui les couvrait s’éparpillait sur lui.
Je lui tournais le dos à moitié, mais il est de notoriété publique que les femmes ont des yeux par derrière, et je ne perdais pas un de ses mouvements.
Arrivé près de moi, il croisa les bras, regarda la cascade immobile, le pont, les arbres, et n’ouvrit pas la bouche. Occupée d’une petite branche de sapin que je venais de casser, je retenais mon souffle en le regardant de travers sans qu’il s’en aperçût.
– Ma cousine…
– Mon cousin ?
J’attendis quelques secondes la fin du discours. Mais voyant qu’il s’arrêtait là, je daignai faire une demi-volte vers l’orateur pour l’encourager.
Il fronça les sourcils et s’écria avec éclat :
– J’ai envie de me brûler la cervelle !
– Très bien, dis-je d’un ton sec, j’irai à votre enterrement.
Cette réponse lui causa une telle surprise qu’il laissa tomber ses bras et me regarda fixement.
– Vous ne m’empêcheriez pas de me suicider, ma cousine ?
– Non, certainement, répondis-je avec tranquillité. Pourquoi me mêlerai-je de ce qui ne me regarde pas ? J’aime la liberté, et si vous avez envie de quitter cette vallée de larmes… hé ! mon Dieu, je ne lèverai pas un doigt pour vous en empêcher. Que chacun en cette vie agisse comme il lui plaît !
Sur ce, je me remis à étudier ma branche de sapin, pendant que mon objet, déconcerté par la manière libérale avec laquelle j’envisageais son lugubre projet, avait une expression assez déconfite.
– Je pensais que vous aviez peu d’affection pour moi, mademoiselle ma cousine. La première fois que vous m’avez vu, vous me trouviez si plaisant !
– Hélas ! monsieur mon cousin, que signifie l’appréciation d’une petite campagnarde qui en est réduite à la société d’un curé, d’une tante grincheuse et d’une cuisinière revêche ?
– Cela veut dire que vous m’accordiez vos faveurs simplement parce que je n’étais pas curé et que mon visage n’était pas tout à fait aussi fané que celui de Mme de Lavalle ?
– Vous l’avez dit, beau cousin.
Il me regardait d’un air furieux en tordant sa moustache avec dépit, et, prenant son chapeau avec humeur, il le lança sur le pont. Oh ! que je comprenais bien les mouvements de son âme ! Il était heureux, heureux de trouver un prétexte pour grogner et s’en prenait à moi de ses déceptions, de même que j’avais déchargé mes amertumes sur mes bonshommes en terre cuite et l’infortuné baron Le Maltour.
– Votre tante était horrible, mademoiselle, me dit-il brusquement.
– Mes beaux yeux faisaient compensation monsieur, répondis-je sur le même ton.
– Et la jolie table, le joli couvert ! Tout était mis de travers !
– Oui, mais quel dindon ! Comment n’êtes-vous pas mort d’une indigestion ? Je le croyais fermement, jusqu’au moment où je vous revis ici, mon Dieu… parfaitement en vie.
– Je sais qu’il est impossible d’avoir le dernier mot avec vous, mademoiselle. Je ne suis pourtant pas un cousin insupportable. Que vous ai-je fait ?
– Mais rien du tout. J’en donne la preuve en promettant d’accompagner votre corps à sa dernière demeure.
– Mon corps ! s’écria-t-il avec un frisson pénible. Je ne suis pas encore mort, mademoiselle. Apprenez que je ne me tuerai pas et que je pars pour la Russie.
– Bon voyage, monsieur mon cousin !
Il s’était éloigné, et, le croyant parti pour bien longtemps, je croisai les mains avec découragement, et de grosses larmes roulaient dans mes yeux, quand je le vis revenir sur ses pas en courant.
– Voyons. Reine, ne boudons ni l’un ni l’autre. Pourquoi serions-nous fâ… Eh quoi ! vous pleurez ?
– Je pensais à Junon, dis-je en réussissant à parler d’un ton naturel.
– C’est vrai, petite cousine, vous allez être bien seule. Donnez-moi la main, voulez-vous ?
– Volontiers, Paul.
Hélas ! il ne la baisa pas, mais il la serra avec mélancolie, car il pensait à une plus belle qu’il avait rêvé de posséder.
Et il partit pour ne pas revenir.
Malgré le froid, auquel je ne songeais pas, je m’assis en pleurant près du pont, et, penchée sur la rivière, je voyais mes larmes tomber sur la glace.
– Parler de se brûler la cervelle, me disais-je, il faut qu’il l’aime prodigieusement ! Je sais bien qu’il ne le fera pas, mais il est probablement aussi épris d’elle que moi de lui, et je sens bien que je ne pourrai jamais l’oublier. Est-ce niais de devenir amoureux d’une femme qui lui convenait si peu, tandis que près de lui une petite…
– Que faites-vous là, Reine ? me dit mon oncle qui s’était approché de moi, sans que je l’eusse entendu marcher.
Je me levai vivement, honteuse de ne pouvoir cacher mon émotion.
– Comment, nous pleurons !
– Que les hommes sont bêtes, mon oncle !
– Profonde vérité, ma nièce ! Est-ce cela qui fait couler vos larmes ?
– Paul a envie de se brûler la cervelle, dis-je en pleurant.
– Le croyez-vous capable de se porter à cette extrémité ?
– Non, répondis-je en souriant, malgré mes larmes. La violence est certainement incompatible avec sa nature, mais son idée prouve que…
– Oui, je sais, ma nièce. Son idée prouve qu’il aime ma fille ; mais croyez-moi, il l’oubliera bien vite, et quand il reviendra ici, nous ferons en sorte que son cœur ne s’égare plus.
– Vous pensez donc, mon oncle, qu’un homme peut aimer deux fois dans sa vie sans être un phénomène ?
M. de Pavol me caressa la joue en me regardant avec une commisération qui s’adressait autant à mon inexpérience qu’à mon chagrin.
– Pauvre petite nièce ! les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l’Aiguille-Verte.
– Alors, mon oncle, l’homme est un vilain animal ! dis-je avec conviction.
Mais j’étais aussi enchantée qu’indignée, et je ne demandais qu’à profiter de la vilenie inhérente à la nature humaine.
– Cependant, Junon est si belle !
– Regardez ce pont que vous aimez tant, Reine. Avant que les branches et les plantes qui le couvrent aient reverdi, Paul aura oublié, avant que les feuilles aient eu le temps de jaunir et de tomber de nouveau, il sera revenu au Pavol, et…
Il sourit d’une façon expressive, puis s’en alla sans achever sa phrase, et, toute saisie, je le regardai s’éloigner en pensant que les oncles qui président ainsi l’avenir avec tant d’aplomb sont vraiment des êtres bien singuliers.
« C’est fort bien, me dis-je en reprenant à pas lents le chemin de la maison, mais si son cœur change, il peut s’éprendre d’une femme dans ses voyages. Précisément on dit que les femmes russes sont très belles… Il faut l’envoyer chez les Esquimaux ! »
Je me mis à courir de toutes mes forces, et j’arrivai devant la porte du château au moment où le commandant montait en voiture.
– Commandant, Paul part pour la Russie ?
– J’ai pensé… si vous vouliez que… Enfin il serait mieux…
Décidément c’était beaucoup plus difficile à dire que je ne l’avais supposé. Ma fierté faisait ses embarras et me prêchait le silence.
– Eh bien, chère enfant, parlez vite ; je gèle là !
– Le sort en est jeté ! m’écriai-je à haute voix en frappant du pied.
Ma fierté et moi nous sautâmes le Rubicon, et je dis en baissant les yeux :
– Mon cher commandant, je vous en supplie, conseillez Paul d’aller chez les Esquimaux.
– Pourquoi chez les Esquimaux ?
– Parce que les femmes de ce pays-là sont affreuses, balbutiai-je, et que les Russes sont très belles.
Le bon commandant releva mon visage tout rose de confusion et me répondit simplement :
– Soit, je lui conseillerai d’aller chez les Esquimaux.
– Que je vous aime ! dis-je les larmes aux yeux en lui serrant la main. Mais dites-lui de ne pas rester longtemps dans les huttes de ces bonnes gens, de peur d’attraper du mal ; il paraît que c’est une odeur atroce.
Voyant arriver mon oncle, je m’enfuis en disant :
– Commandant, un homme d’honneur n’a que sa parole, tenez bien la vôtre !
Je montai dans ma chambre avec la conviction très désagréable que j’avais amplement suivi l’exemple du gouvernement, et que je venais de fouler aux pieds tous les principes de la dignité.
Mais bah ! si on ne s’aidait pas un peu dans la vie, comment pourrait-on se tirer d’affaire ? Cette réflexion fit taire mes remords. Je m’installai à mon secrétaire et j’écrivis :
Tout est fini, monsieur le curé ! Ils sont mariés, ils sont partis, heureux, ravis, et j’aurais donné dix ans de mon existence pour être à la place de Junon, avec celui que vous connaissez bien. Quand donc en serai-je là ?
Savez-vous ce que mon oncle m’a dit ? Il affirme que les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l’Aiguille-Verte. Mon curé, mon cher curé, je vous en supplie, dites votre messe demain pour que M. de Conprat ne soit pas le pic de l’Aiguille-Verte.
Au revoir, monsieur le curé, j’espère que vous viendrez bientôt à la cure du Pavol.