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Le salon d’une villa aménagé de façon à représenter ce que pouvait être la salle du trône du palais impérial de Goslar, au temps d’Henri IV. Mais, tranchant sur le mobilier ancien, deux tableaux modernes, deux portraits de grandeur naturelle, se détachent sur le mur du fond, placés à peu de hauteur du parquet, au-dessus d’un entablement de bois sculpté qui court le long du mur, large et saillant, de façon à ce qu’on puisse s’y asseoir comme sur une banquette. L’un de ces tableaux est à droite, l’autre à gauche du trône, qui interrompt l’entablement au milieu du mur, pour y insérer le siège impérial sous son baldaquin bas. Les deux tableaux représentent l’un, un homme, l’autre, une femme, jeunes, chacun revêtu d’un travesti de carnaval : l’homme est déguisé en Henri IV, la femme en Mathilde de Toscane. Portes à droite et à gauche.
Au lever du rideau, deux hommes d’armes, comme surpris en faute, bondissent de l’entablement où ils étaient étendus et vont s’immobiliser de part et d’autre du trône, avec leurs hallebardes. Peu après, par la seconde porte à droite entrent : Ariald, Landolf, Ordulf et Berthold, jeunes gens payés par le marquis Carlo di Molli pour jouer le rôle de « conseillers secrets », seigneurs appartenant à la petite noblesse et appelés à la cour de Henri IV. Ils revêtent le costume des chevaliers du XIe siècle. Le dernier, Berthold, de son vrai nom Fino, prend son service pour la première fois. Ses trois camarades lui donnent des détails tout en se moquant de lui. La scène sera jouée avec un grand brio.
LANDOLF, à Berthold, poursuivant ses explications. – Et maintenant, voilà la salle du trône !
ORDULF. – Ou, si tu préfères, au château du Hartz !
LANDOLF. – C’est selon l’épisode que nous représentons… La salle se déplace avec nous.
ORDULF. – De Saxe en Lombardie.
UN DES HOMMES D’ARMES, sans bouger remuant seulement les lèvres. – Psst ! Psst !
ARIALD, se retournant à cet appel. – Qu’est-ce qu’il y a ?
PREMIER HOMME D’ARMES, toujours immobile comme une statue, à mi-voix. – Il entre ou non ?
ORDULF. – Non, non, il dort ; prenez vos aises.
DEUXIÈME HOMME D’ARMES, quittant sa position en même temps que le premier et allant de nouveau s’étendre sur l’entablement. – Eh, bon Dieu ! vous auriez pu le dire tout de suite !
PREMIER HOMME D’ARMES, s’approchant d’Ariald. – S’il vous plaît, vous n’auriez pas une allumette ?
LANDOLF. – Hé là ! pas de pipes ici !
PREMIER HOMME D’ARMES, tandis qu’Ariald lui tend une allumette enflammée. – Non, non, je vais fumer une cigarette…
Il allume et va s’étendre à son tour, en fumant, sur l’entablement.
BERTHOLD, qui observe la scène d’un air stupéfait et perplexe, promène son regard autour de la salle, puis, examinant son costume et celui de ses camarades. – Mais pardon… cette salle… ces costumes… de quel Henri IV s’agit-il ? Je ne m’y retrouve pas du tout… D’Henri IV de France ou d’un autre ?
À cette question, Landolf, Ariald et Ordulf éclatent d’un rire bruyant.
LANDOLF, riant toujours et montrant du doigt Berthold à ses camarades, qui continuent à rire, comme pour les inviter à se moquer encore de lui. – Henri IV de France !
ORDULF, de même. – Il croyait que c’était celui de France !
ARIALD. – C’est d’Henri IV d’Allemagne qu’il s’agit, mon cher… Dynastie des Saliens !
ORDULF. – Le grand empereur tragique !
LANDOLF. – L’homme de Canossa ! Nous menons ici, jour après jour, la plus impitoyable des guerres, entre l’État et l’Église, comprends-tu ?
ORDULF. – L’Empire contre la Papauté ! As-tu compris ?
ARIALD. – Les antipapes contre les papes !
LANDOLF. – Les rois contre les antirois !
ORDULF. – Et guerre au Saxon !
ARIALD. – Et guerre à tous les princes rebelles !
LANDOLF. – Guerre aux fils de l’Empereur eux-mêmes !
BERTHOLD, sous cette avalanche, plongeant sa tête dans ses mains. – J’ai compris ! J’ai compris ! Voilà pourquoi je ne m’y retrouvais plus du tout, quand vous m’avez donné ce costume et m’avez fait entrer dans cette salle ! Je me disais aussi : ce ne sont pourtant pas des costumes du XVIe siècle !
ARIALD. – Il n’y a pas plus de XVIe siècle que sur ma main !
ORDULF. – Nous sommes ici entre l’an 1000 et l’an 1100 !
LANDOLF. – Tu peux calculer toi-même : c’est aujourd’hui le 25 janvier 1071, nous sommes devant Canossa…
BERTHOLD, de plus en plus affolé. – Mais alors, bon Dieu ! je suis fichu !
ORDULF. – Ah ! ça… Si tu te croyais à la cour de France !
BERTHOLD. – Toute ma préparation historique…
LANDOLF. – Nous sommes, mon cher, plus âgés de quatre cents ans ! Tu nous fais l’effet d’un enfant au maillot !
BERTHOLD, en colère. – Mais, sapristi, on aurait pu me dire qu’il s’agissait d’Henri IV d’Allemagne et non pas d’Henri IV de France ! Dans les quinze jours qu’on m’a donnés pour ma préparation, j’ai peut-être lu cent bouquins !
ARIALD. – Mais pardon, ne savais-tu pas que ce pauvre Tito représentait ici Adalbert de Brême ?
BERTHOLD. – Qu’est-ce que tu me chantes avec ton Adalbert ? Je ne savais rien du tout !
LANDOLF. – Écoute : voici comment les choses se sont passées : après la mort de Tito, le petit marquis di Nolli…
BERTHOLD. – Précisément, c’est la faute du marquis ! C’était à lui de me prévenir !…
ARIALD. – Mais il te croyait sans doute au courant !…
LANDOLF. – Eh bien, voici : il ne voulait pas remplacer Tito. Nous restions trois, le marquis trouvait que c’était suffisant. Mais Lui a commencé à crier : « Adalbert a été chassé ! » Ce pauvre Tito, comprends-tu, il ne le croyait pas mort. Il s’imaginait que les évêques de Cologne et de Mayence, les rivaux de l’évêque Adalbert, l’avaient chassé de sa cour.
BERTHOLD, se prenant la tête à deux mains. – Mais je ne sais pas le premier mot de toute cette histoire, moi !
ORDULF. – Eh bien, alors, mon pauvre, te voilà frais !
ARIALD. – Le malheur, c’est que nous ne savons pas nous-mêmes qui tu es !
BERTHOLD. – Vous ne savez pas quel rôle je dois jouer ?
ORDULF. – Hum ! Le rôle de « Berthold ».
BERTHOLD. – Mais Berthold, qui est-ce ? Pourquoi Berthold ?
LANDOLF, – Est-ce qu’on sait ! Il s’est mis à crier : « Ils m’ont chassé Adalbert ! Alors qu’on m’amène Berthold ! Je veux Berthold ! »
ARIALD. – Nous nous sommes regardés tous les trois dans les yeux : qui diable était ce Berthold ?
ORDULF. – Voilà, mon cher, comment tu as été transformé en Berthold.
LANDOLF. – Tu vas jouer ce rôle à ravir !
BERTHOLD, révolté et faisant mine de s’en aller. – Oh ! mais je ne le jouerai pas ! Merci beaucoup ! Je m’en vais ! Je m’en vais !
ARIALD, le retenant, aidé d’Ordulf, en riant. – Allons, calme-toi, calme-toi !
ORDULF. – Tu ne seras pas le Berthold stupide de la fable.
LANDOLF. – Tranquillise-toi : nous ne savons pas plus que toi qui nous sommes. Voici Hérold, voilà Ordulf, moi, je suis Landolf… Il nous a donné ces noms… Nous en avons pris l’habitude, mais qui sommes-nous ? Ce sont des noms de l’époque… Berthold doit être aussi un nom de l’époque. Seul, le pauvre Tito jouait un rôle vraiment historique, celui de l’évêque de Brême. Et on aurait dit pour de bon un évêque ! Il était magnifique, ce pauvre Tito !
ARIALD. – Dame ! il avait pu étudier son rôle dans les livres, lui !
LANDOLF. – Il donnait des ordres à tout le monde, même à Sa Majesté : il tranchait de tout, il s’érigeait en mentor et en grand conseiller. Nous sommes aussi « des conseillers secrets », mais… c’est pour faire nombre. L’histoire dit qu’Henri IV était détesté par la haute aristocratie, parce qu’il s’était entouré de jeunes gens de la petite noblesse.
ORDULF. – La petite noblesse, c’est nous.
LANDOLF. – Oui, nous sommes les petits vassaux du roi : dévoués, un peu dissolus, boute-en-train surtout…
BERTHOLD. – Il faudra aussi que je sois boute-en-train ?
LANDOLF. – Mais oui, comme nous !
ORDULF. – Et je te préviens que ce n’est pas facile !
LANDOLF. – Mais quel dommage ! Tu vois, le cadre est parfait : nous pourrions, avec ces costumes, figurer dans un de ces drames historiques qui ont tant de succès aujourd’hui au théâtre. Et ce n’est pas la matière qui fait défaut. L’histoire d’Henri IV ne contient pas une tragédie, elle en contient dix… Nous quatre et ces deux malheureux-là (il montre les deux hommes d’armes) quand ils se tiennent immobiles au pied du trône, raides comme des piquets, nous sommes comme des personnages qui n’ont pas rencontré un auteur, comme des acteurs à qui on ne donne pas de pièce à représenter… Comment dire ? La forme existe, c’est le contenu qui manque ! Ah ! nous sommes beaucoup moins favorisés que les véritables conseillers d’Henri IV ; eux, personne ne leur donnait de rôle à jouer. Ils ignoraient même qu’ils avaient un rôle à jouer ! Ils le jouaient au naturel, sans le savoir… Pour eux, ce n’était pas un rôle, c’était la vie, leur vie. Ils faisaient leurs affaires aux dépens d’autrui : ils vendaient les investitures, touchaient des pots-de-vin, toute la lyre… Tandis que nous, nous voilà habillés comme ils l’étaient, dans cet admirable cadre impérial… Pour faire quoi ? Rien du tout… Nous sommes pareils à six marionnettes accrochées au mur, qui attendent un montreur qui se saisira d’elles, les mettra en mouvement et leur fera prononcer quelques phrases.
ARIALD. – Non, mon cher, pardon. Il nous faut répondre dans le ton ! S’il te parle et que tu ne sois pas prêt à lui répondre comme il veut, tu es perdu !
LANDOLF. – Oui, c’est vrai, c’est vrai !
BERTHOLD. – Précisément ! Comment pourrais-je lui répondre dans le ton, moi, qui me suis préparé pour un Henri IV de France et qui me trouve, à présent, en face d’un Henri IV d’Allemagne ?
Landolf, Ordulf et Ariald recommencent à rire.
ARIALD. – Eh ! il faut te préparer sans retard !
ORDULF. – Ne t’inquiète pas ! Nous allons t’aider.
ARIALD. – Si tu savais tous les livres que nous avons à notre disposition ! Tu n’auras qu’à en feuilleter quelques-uns.
ORDULF. – Mais oui, pour prendre une teinture…
ARIALD. – Regarde ! (Il le fait tourner et lui montre, sur le mur du fond, le portrait de la marquise Mathilde.) Voyons, celle-là, qui est-ce ?
BERTHOLD, regardant. – Qui c’est ? Mais avant tout, quelqu’un qui n’est guère dans le ton ! Deux tableaux modernes ici, au milieu de toutes ces antiquailles !
ARIALD. – Tu as parfaitement raison. Ils n’y étaient pas au début. Il y a deux niches derrière ces tableaux. On devait y placer deux statues, sculptées dans le style de l’époque ; mais les niches sont restées vides et on les a dissimulées sous les deux portraits que tu vois…
LANDOLF, l’interrompant et continuant. – … qui détonneraient tout à fait si c’étaient véritablement des tableaux.
BERTHOLD. – Comment, ce ne sont pas des tableaux ?
LANDOLF. – Si, si, tu peux les toucher, ce sont des toiles peintes, mais, pour lui (il montre mystérieusement sa droite faisant allusion à Henri IV) qui ne les touche pas…
BERTHOLD. – Que sont-elles donc, pour lui ?
LANDOLF. – Simple interprétation de ma part… tu sais, mais, au fond, je la crois juste. Pour lui, eh bien ! ce sont des images, des images comme… voyons… comme un miroir peut les offrir. Comprends-tu ? Celle ci (il montre le portrait d’Henri IV) le représente lui-même vivant, tel qu’il est, dans cette salle du trône, qui se présente, de son côté, telle qu’elle le doit, conforme au style et aux mœurs de l’époque. De quoi t’étonnes-tu ? Si on te plaçait devant un miroir, ne t’y verrais-tu pas vivant et présent, bien que vêtu d’étoffes anciennes ? Eh bien, sur ce mur, c’est comme s’il y avait deux miroirs qui reflètent deux images vivantes d’un monde mort. Ce monde-là, en restant avec nous, tu le verras peu à peu reprendre vie lui aussi !
BERTHOLD. – Prenez garde que je ne veux pas devenir fou dans cette maison !
ARIALD. – Tu ne deviendras pas fou ! Tu t’amuseras !
BERTHOLD. – Mais, dites-moi, comment diable êtes-vous devenu tous les trois aussi savants ?
LANDOLF. – Eh, mon cher, on ne remonte pas de huit cents ans en arrière dans l’histoire sans rapporter avec soi une petite expérience !
ARIALD. – Sois tranquille, tu verras comme en peu de temps tu seras absorbé, toi aussi, par tout cela !
ORDULF. – Et comme nous, à cette école, tu deviendras savant à ton tour.
BERTHOLD. – Eh bien, aidez-moi sans tarder ! Donnez-moi tout de suite les renseignements essentiels !
ARIALD. – Fie-toi à nous… Un peu l’un, un peu l’autre !…
LANDOLF. – Nous t’attacherons toutes les ficelles qu’il faudra et nous ferons de toi la plus parfaite des marionnettes, sois tranquille ! Et maintenant, viens…
Il le prend par le bras et l’entraîne vers la sortie.
BERTHOLD, s’arrêtant et examinant le portrait. – Attendez ! Vous ne m’avez pas dit qui est cette femme. La femme de l’Empereur ?
ARIALD. – Non, la femme de l’Empereur, c’est Berthe de Suse, la sœur d’Amédée II de Savoie.
ORDULF. – Oui, et l’Empereur qui se pique de rester aussi jeune que nous, ne peut plus la souffrir ; il pense à la répudier.
LANDOLF. – La femme que tu vois sur ce tableau est son ennemie la plus féroce : c’est la marquise Mathilde de Toscane.
BERTHOLD. – Ah ! je sais ! Celle qui a donné l’hospitalité au pape…
LANDOLF. – Précisément, à Canossa !
ORDULF. – Au pape Grégoire VII
ARIALD. – Grégoire VII, notre bête noire ! Allons, viens !
Ils se dirigent tous les quatre vers la porte à droite, par où ils sont entrés, quand, par la porte à gauche, entre le vieux valet de chambre Giovanni, en frac.
GIOVANNI. – Eh ! psst ! Franco ! Lolo !
ARIALD, s’arrêtant et se tournant vers lui. – Qu’est-ce que c’est ?
BERTHOLD, étonné à la vue du valet en frac. – Comment ? Lui, ici ?
LANDOLF. – Un homme du XXe siècle ici ! Dehors !
Il court sur lui, le menaçant pour rire et, aidé d’Ariald et d’Ordulf, fait mine de le chasser.
ORDULF. – Émissaire de Grégoire VII, hors d’ici !
ARIALD. – Hors d’ici ! hors d’ici !
GIOVANNI, agacé, se défendant. – Laissez-moi tranquille !
ORDULF. – Non, tu n’as pas le droit de mettre les pieds dans cette salle !
ARIALD. – Hors d’ici ! hors d’ici !
LANDOLF, à Berthold. – C’est de la magie pure, tu sais ! C’est un démon évoqué par le Sorcier de Rome ! Vite, tire ton épée !
Il fait le geste de tirer l’épée, lui aussi.
GIOVANNI, criant. – Au nom du ciel ! cessez de faire les fous avec moi ! Monsieur le Marquis vient d’arriver. Il est en compagnie…
LANDOLF, se frottant les mains. – Ah, ah ! très bien ! Est-ce qu’il y a des dames ?
ORDULF, de même. – Des vieilles ? des jeunes ?
GIOVANNI. – Il y a deux messieurs.
ARIALD. – Mais les dames, les dames, qui sont-elles ?
GIOVANNI. – Madame la Marquise et sa fille.
LANDOLF, étonné. – Comment cela ?
ORDULF, de même. – Tu dis la marquise ?
GIOVANNI. – La marquise, la marquise, parfaitement.
ARIALD, à Berthold. – Ils apportent le contenu qui manquait à notre forme !
ORDULF. – Ce sont tous des émissaires de Grégoire VII ! Nous allons rire !
GIOVANNI. – Allez-vous me laisser parler à la fin ?
GIOVANNI. – Je crois qu’un de ces messieurs est un médecin !
LANDOLF. – Ah ! très bien ! Encore un nouveau médecin !
ARIALD. – Bravo, Berthold ! Tu nous portes chance !
LANDOLF. – Tu vas voir comment nous allons le recevoir, ce médecin !
BERTHOLD. – Mais je vais me trouver, dès mon arrivée, dans un sacré embarras !
GIOVANNI. – Écoutez-moi bien ! Ils veulent pénétrer dans cette salle.
LANDOLF, stupéfait et consterné. – Comment ! Elle, la marquise, ici ?
LANDOLF. – C’est une tragédie qui va sortir de là !
BERTHOLD, plein de curiosité. – Et pourquoi cela ? Pourquoi ?
ORDULF, indiquant le portrait. – Mais c’est que la marquise, c’est elle, comprends-tu ?
LANDOLF. – Sa fille est fiancée au petit marquis di Nolli !
ARIALD. – Mais que viennent-ils faire ici ? Peut-on le savoir ?
ORDULF. – S’il la voit, gare !
LANDOLF. – Va-t-il seulement la reconnaître ?
GIOVANNI. – S’il s’éveille, retenez-le dans son appartement.
ORDULF. – C’est facile à dire, mais comment ?
ARIALD. – Tu sais bien comment il est !
GIOVANNI. – Par la force, s’il le faut ! Voilà les ordres qu’on m’a donnés. Vous n’avez qu’à exécuter ! Allez, maintenant !
ARIALD. – Allons… Il est peut-être déjà réveillé !
ORDULF. – Allons ! allons !
LANDOLF, suivant ses camarades, à Giovanni. – Mais tu nous expliqueras tout à l’heure !
GIOVANNI, criant. – Fermez à double tour par là-bas, et cachez la clé. (Indiquant l’autre porte à droite.) L’autre porte aussi.
Landolf et Ordulf sortent par la seconde porte à droite.
GIOVANNI, aux deux hommes d’armes. – Allez-vous-en aussi ! Passez par là ! (Il montre la première porte à droite.) Refermez la porte et emportez la clé !
Les deux hommes d’armes sortent par la première porte à droite. Giovanni va vers la porte de gauche et introduit donna Mathilde Spina, sa fille, la marquise Frida, le docteur Dionisio Genoni, le baron Tito Belcredi, et le jeune marquis Carlo di Nolli qui, en sa qualité de maître de maison, entre le dernier. Donna Mathilde a environ quarante-cinq ans. Elle est encore belle, bien qu’elle répare d’une façon trop voyante les outrages du temps par un maquillage excessif, tout savant qu’il soit, qui lui donne une tête farouche de Walkyrie. Ce maquillage prend un relief en contraste profond avec la bouche admirablement belle et douloureuse. Veuve depuis de longues années, elle est devenue la maîtresse du baron Tito Belcredi, qu’en apparence personne, pas plus elle que les autres, n’a jamais pris au sérieux. Ce que Tito Belcredi est en réalité pour elle, lui seul le sait bien, et c’est pourquoi il peut rire si son amie éprouve le besoin de faire semblant de l’ignorer, rire aussi pour répondre aux rires que les plaisanteries de la marquise à ses dépens provoquent chez les autres. Mince, précocement gris, un peu plus jeune qu’elle, il a une curieuse tête d’oiseau. Il serait plein de vivacité si sa souple agilité (qui fait de lui un escrimeur très redouté), ne semblait enfermée dans le fourreau d’une paresse somnolente d’Arabe qu’exprime sa voix un peu nasale et traînante. Frida, la fille de la marquise, a dix-neuf ans. Grandie tristement dans l’ombre où sa mère, impérieuse et trop voyante, l’a tenue, elle est en outre blessée par la médisance facile que provoque sa mère et qui, désormais, nuit surtout à elle. Par bonheur, elle est déjà fiancée au marquis Carlo di Nolli, jeune homme sérieux, très indulgent pour les autres, mais réservé et désireux d’égards ; il est pénétré du peu qu’il croit être et de sa valeur dans le monde ; bien que, peut-être, il ne sache pas bien lui-même au fond ce qu’il vaut. D’autre part, il est accablé par le sentiment de toutes les responsabilités qu’il s’imagine peser sur lui : ah ! les autres sont bien heureux, ils peuvent rire et s’amuser, tandis que lui ne le peut pas ; il le voudrait bien, mais il a le sentiment qu’il n’en a pas le droit. Il est en grand deuil de sa mère. Le docteur Dionisio Genoni a un large faciès impudique et rubicond de satyre ; des yeux saillants, une barbiche en pointe, brillante comme de l’argent, de belles façons. Il est presque chauve. Tous entrent avec componction, presque avec crainte ; ils examinent la salle avec curiosité, sauf di Molli qui la connaît déjà. Les premières répliques s’échangent à voix basse.
Di Nolli, à Giovanni. – Tu as bien donné les ordres ?
GIOVANNI. – Monsieur le Marquis peut être tranquille.
BELCREDI. – Ah ! c’est magnifique ! c’est magnifique !
LE DOCTEUR. – C’est remarquablement intéressant ! Le délire est systématisé à la perfection, jusque dans le cadre ! C’est vraiment magnifique !
DONNA MATHILDE, qui a cherché des yeux son portrait, le découvrant et s’en approchant. – Ah ! le voilà ! (Elle se place à bonne distance pour le regarder, agitée par des sentiments divers.) Oui ! Oui !… Oh ! regardez… Mon Dieu !… (Elle appelle sa fille.) Frida, Frida !… Regarde !…
FRIDA. – C’est ton portrait !…
DONNA MATHILDE. – Mais non !… Regarde bien… ce n’est pas moi, c’est toi qui es là !…
DI NOLLI. – N’est-ce pas ? Je vous l’avais dit !…
DONNA MATHILDE. – Je n’aurais jamais cru que ce fut à ce point… (S’agitant comme si un frisson lui parcourait le dos.) Mon Dieu ! quelle impression ! (Puis regardant sa fille.) Mais comment, Frida ? (Elle lui entoure la taille de son bras.) Viens un peu. Tu ne te vois pas en moi, dans ce portrait ?
DONNA MATHILDE. – Tu ne trouves pas ?… Est-il possible ?… (Se tournant vers Belcredi.) Regardez, Tito, et dites-le, dites-le vous-même !
BELCREDI, sans regarder. – Non, moi, je ne regarde pas ! Pour moi, a priori, c’est non !
DONNA MATHILDE. – Quel imbécile ! Il croit me faire un compliment ! (Se tournant vers le docteur.) Et vous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?
BELCREDI, tournant le dos et feignant de le rappeler. – Psst ! Non, docteur ! Je vous en prie ! ne répondez pas !
LE DOCTEUR, étonné et souriant. – Mais pourquoi ?
DONNA MATHILDE. – Ne l’écoutez pas ! Approchez !… Il est insupportable !
FRIDA. – Il fait l’imbécile par vocation ! Vous le savez bien.
BELCREDI, au docteur, en le voyant s’approcher. – Regardez vos pieds, docteur ! Regardez vos pieds ! Vos pieds !
LE DOCTEUR. – Mes pieds ? Pourquoi donc ?
BELCREDI. – Vous avez des souliers ferrés.
LE DOCTEUR. – Moi ?
BELCREDI. – Oui, monsieur, et vous allez écraser quatre pieds de cristal.
LE DOCTEUR, riant fort. – Mais non !… Y a-t-il vraiment lieu de faire tant d’histoires parce qu’une fille ressemble à sa mère…
BELCREDI. – Patatras ! la gaffe est faite !
DONNA MATHILDE, exagérément en colère, marchant sur Belcredi. – Pourquoi patatras ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’a dit le docteur ?
LE DOCTEUR, avec candeur. – N’ai-je pas raison ?
BELCREDI, regardant la marquise. – Il dit qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de cette ressemblance… Pourquoi donc marquez-vous tant de stupeur, je vous le demande, si la chose vous semble toute naturelle ?
DONNA MATHILDE, encore plus en colère. – Idiot ! Idiot ! Précisément, ce serait tout naturel, si c’était le portrait de ma fille. (Elle montre le tableau.) Mais ce portrait, c’est le mien, et y retrouver ma fille, au lieu de m’y retrouver, moi, voilà ce qui a provoqué ma stupeur. Et, je vous prie de la croire sincère… Je vous défends de la mettre en doute !
Après cette violente sortie, un moment de silence embarrassé.
FRIDA, à voix basse, avec ennui. – C’est toujours la même chose ! Pour un rien, une discussion !…
BELCREDI, à voix basse également, comme pour s’excuser. – Mais je n’ai rien mis en doute… J’ai seulement remarqué que, dès le début, tu ne partageais par la stupeur de ta mère. Si tu t’es étonnée de quelque chose, c’est que ta ressemblance entre toi et ce portrait parût si frappante à ta mère.
DONNA MATHILDE. – Naturellement ! Elle ne peut pas se reconnaître en moi telle que j’étais à son âge ; tandis que moi, je peux, dans ce portrait, me reconnaître en elle telle qu’elle est en ce moment.
LE DOCTEUR. – C’est parfaitement juste ! Un portrait fixe pour toujours une minute. Cette minute lointaine ne rappelle rien à mademoiselle, tandis qu’elle peut rappeler à madame la Marquise des gestes, des attitudes, des regards, des sourires, mille choses, enfin, qui ne sont pas peintes sur la toile.
DONNA MATHILDE. – Voilà, c’est exactement cela !
LE DOCTEUR, poursuivant, tourné vers elle. – Et que tout naturellement vous retrouvez aujourd’hui vivantes dans votre fille !
DONNA MATHILDE. – Il faut qu’il gâte le moindre de mes abandons à un sentiment spontané, par simple besoin de m’irriter.
LE DOCTEUR, aveuglé par les lumières qu’il vient de répandre, reprend sur un ton professoral, en s’adressant à Belcredi. – La ressemblance, mon cher Baron, est souvent une question « d’impondérables »… « d’impondérables », et c’est ainsi qu’on peut expliquer que…
BELCREDI, pour interrompre la leçon. – Quelqu’un pourrait trouver, mon cher docteur, une ressemblance entre vous et moi !
Di NOLLI. – Je vous en prie, parlons d’autre chose ! (Il montre les deux portes à droite, pour indiquer qu’on peut être entendu.) Nous avons déjà perdu trop de temps en route…
FRIDA. – Naturellement. (Montrant Belcredi.) Quand il est là…
DONNA MATHILDE, l’interrompant. – C’est pourquoi je ne voulais pas qu’il vînt !
BELCREDI. – Quelle ingratitude ! Pendant le voyage vous avez fait rire tout le monde à mes dépens !
Di Nolli. – Je t’en prie, Tito ! Laissons cela. Le docteur est ici. Ne perdons pas de temps. Tu sais combien cette consultation me tient à cœur.
LE DOCTEUR. – Voyons un peu… Essayons tout d’abord de bien préciser quelques points. Je vous demande pardon, madame la Marquise : comment votre portrait se trouve-t-il ici ? Vous lui en aviez fait cadeau à l’époque de l’accident ?
DONNA MATHILDE. – Pas du tout. À quel titre aurais-je pu lui en faire cadeau ? J’avais l’âge de Frida, je n’étais même pas encore fiancée. J’ai cédé ce portrait sur les vives instances de sa mère (elle montre di Nolli), trois ou quatre ans après l’accident ?
LE DOCTEUR. – La mère de monsieur était sa sœur ?
Il montre la porte à droite, faisant allusion à Henri IV.
Di NOLLI. – Oui, docteur, et notre visite d’aujourd’hui est une dette sacrée envers ma mère, que j’ai perdue il y a un mois. Au lieu d’être ici, elle (il montre Frida) et moi, nous devrions être en voyage de noces…
LE DOCTEUR. – Et occupés à bien d’autres soins, j’entends bien !
Di NOLLI. – Ma mère est morte avec l’idée que la guérison de son frère adoré était prochaine.
LE DOCTEUR. – Et vous ne pouvez pas me dire sur quels symptômes elle se fondait ?
Di NOLLI. – Peu de temps avant la mort de ma mère, il lui avait tenu, paraît-il, un étrange discours.
LE DOCTEUR. – Un discours ? Eh mais !… il serait extrêmement utile, extrêmement, de le connaître !
Di NOLLI. – Ce qu’il lui a dit, je l’ignore. Je sais que ma mère revint terriblement angoissée de cette dernière visite. Il semble qu’il lui ait témoigné une tendresse inaccoutumée. Comme s’il avait pressenti la fin prochaine de sa sœur. Sur son lit de mort, elle m’a fait promettre de ne jamais l’abandonner, de le faire examiner par d’autres médecins…
LE DOCTEUR. – Bon, très bien. Nous allons voir. Tout d’abord… vous le savez, souvent les plus petites causes… Ce portrait…
DONNA MATHILDE. – Ah ! je ne crois pas, docteur, qu’il faille lui accorder une importance excessive. Si j’ai été troublée en l’apercevant, c’est que je ne l’avais pas revu depuis de longues années.
LE DOCTEUR. – Je vous en prie… je vous en prie… de la méthode…
Di NOLLI. – Le portrait est là depuis une quinzaine d’années…
DONNA MATHILDE. – Davantage ! Plus de dix-huit ans !
LE DOCTEUR. – Voudriez-vous me faire la grâce de m’écouter ! Vous ne savez pas encore ce que je veux vous demander ! Je compte beaucoup, mais beaucoup, sur ces deux portraits, qui ont été exécutés, naturellement, avant cette fameuse et malheureuse cavalcade ?
DONNA MATHILDE. – Naturellement !
LE DOCTEUR. – À un moment, par conséquent, où il avait toute sa raison… J’en viens à ma question… Est-ce lui qui vous avait proposé de faire exécuter ces portraits ?
DONNA MATHILDE. – Mais, pas du tout, docteur ! La plupart de ceux qui prenaient part à la cavalcade se firent portraiturer pour en conserver un souvenir.
BELCREDI. – Je me suis fait peindre, moi aussi, en « Charles d’Anjou ».
DONNA MATHILDE. – Dès que les costumes furent prêts.
BELCREDI. – Voilà. On se proposait de rassembler toutes ces toiles en souvenir, comme dans un musée, dans le salon de la villa où devait avoir lieu le bal masqué après la cavalcade, mais ensuite, chacun préféra conserver son portrait.
DONNA MATHILDE. – Et le mien, je vous l’ai déjà dit, je l’ai cédé plus tard, sans regret d’ailleurs, sur les instances de sa mère.
Elle montre de nouveau di Nolli.
LE DOCTEUR. – Vous ne savez pas si c’est lui qui l’a réclamé ?
DONNA MATHILDE. – Je l’ignore… Peut-être… C’est peut-être aussi sa sœur, pour seconder affectueusement…
LE DOCTEUR. – Autre chose, autre chose ! L’idée de la cavalcade était-elle de lui ?
BELCREDI, lui coupant la parole. – Non, non ! elle était de moi, elle était de moi !
LE DOCTEUR. – Je vous en prie…
DONNA MATHILDE. – Ne l’écoutez pas, c’est ce pauvre Belassi qui en avait eu l’idée.
BELCREDI. – Belassi, pas du tout !
DONNA MATHILDE, au docteur. – Le comte Belassi qui mourut deux ou trois mois plus tard…
BELCREDI. – Belassi n’était pas là quand…
DI NOLLI, ennuyé par la menace d’une nouvelle discussion.
– Pardon, docteur, est-il vraiment nécessaire d’établir qui eut l’idée première de la cavalcade ?
LE DOCTEUR. – Eh oui ! cela pourrait m’être utile…
BELCREDI. – L’idée était de moi ! Pourquoi me la disputer ? Je n’ai pas tant à m’en glorifier, étant donné les suites qu’elle a eues ! C’était, docteur, je me le rappelle très bien, au cercle, un soir, début novembre. Je feuilletais une revue illustrée allemande. (Je regardais simplement les images, bien entendu, – je ne sais pas l’allemand.) Une de ces gravures représentait l’Empereur, dans je ne sais quelle ville universitaire, où il avait été étudiant.
LE DOCTEUR. – Bonn, sans doute.
BELCREDI. – Bonn, c’est possible. Il était à cheval, revêtu d’un de ces étranges costumes des vieilles associations goliardiques d’Allemagne. Un cortège d’étudiants nobles le suivait à cheval aussi et en costumes. Cette gravure me donna l’idée de la cavalcade. Il faut que vous sachiez qu’au cercle, nous songions à organiser une grande fête travestie pour le carnaval. Je proposai cette cavalcade historique : historique si l’on veut : « babélique », plutôt. Chacun de nous devait choisir un personnage à représenter, pris dans un siècle ou dans un autre : un roi, un empereur ou un prince, avec sa dame à côté de lui, reine ou impératrice, à cheval. Les chevaux caparaçonnés, bien entendu, à la mode de l’époque. La proposition fut acceptée.
DONNA MATHILDE. – Moi, c’est Belassi qui m’avait invitée.
BELCREDI. – S’il vous a dit que l’idée était de lui, il se l’est indûment appropriée. Il n’était même pas au cercle, je vous le répète, le soir où je fis ma proposition. Lui (il fait allusion à Henri IV) n’y était pas davantage, du reste !
LE DOCTEUR. – Et il fixa son choix sur le personnage d’Henri IV ?
DONNA MATHILDE. – Oui, parce qu’à cause de mon nom, et sans beaucoup réfléchir, j’avais déclaré que je me déguiserais en marquise Mathilde de Toscane.
LE DOCTEUR. – Je vous avoue que je ne vois pas bien le rapport…
DONNA Mathilde. – Je ne le voyais pas non plus, tout d’abord, mais à mes questions, il répondit qu’il serait alors à mes pieds comme Henri IV à Canossa. Je connaissais bien l’affaire de Canossa, mais j’en ignorais les détails, et j’éprouvai une curieuse impression, en relisant mon histoire pour préparer mon rôle, à me trouver l’amie fidèle et zélée du pape Grégoire VII, en lutte féroce contre l’Empire. Mais je compris aussi pourquoi, mon choix s’étant fixé sur Mathilde, implacable ennemie de l’Empereur, il avait voulu figurer à mes côtés dans cette cavalcade, sous le costume d’Henri IV.
LE DOCTEUR. – Ah ! C’est que sans doute… ?
BELCREDI. – Vous avez deviné, docteur… Il lui faisait, à cette époque, une cour acharnée, et elle, naturellement…
DONNA MATHILDE, piquée, avec feu. – Naturellement ! Oui, naturellement ! et surtout à cette époque : « naturellement » !
BELCREDI, la désignant. – Elle ne pouvait pas le souffrir !
DONNA MATHILDE. – C’est faux ! Il ne m’était pas antipathique ! Au contraire ! Mais, pour moi, il a toujours suffi que quelqu’un veuille se faire prendre au sérieux…
BELCREDI, continuant la phrase. – Pour que vous tiriez de là aussitôt une preuve éclatante de sa stupidité !
DONNA MATHILDE. – Non, mon cher ! Du moins pas cette fois-là. Vous êtes stupide, lui ne l’était pas…
BELCREDI. – Du moins je n’ai jamais essayé de me faire prendre au sérieux !
DONNA MATHILDE. – Je le sais bien ! Mais avec lui, il n’y avait pas à plaisanter. (Sur un autre ton, se tournant vers le docteur.) Il arrive aux femmes, mon cher docteur, entre mille disgrâces, de rencontrer parfois un regard chargé de la promesse contenue, intense d’un sentiment éternel ! (Elle éclate d’un rire aigu.) Rien de plus drôle ! Ah ! si les hommes se voyaient avec ce « sentiment éternel » dans le regard… Je n’ai jamais pu m’empêcher d’en rire ! et surtout à cette époque-là !… Mais je dois l’avouer : je le peux bien aujourd’hui, après vingt ans et plus… Je me mis à rire de lui comme des autres, mais ce fut surtout parce que j’en avais peur. On aurait pu avoir confiance dans une promesse de ces yeux-là. Mais ç’aurait été terriblement dangereux.
LE DOCTEUR, avec un vif intérêt, concentrant son attention. – Ah ! voilà ! voilà une chose que j’aimerais beaucoup savoir ! Très dangereux, pourquoi ?
DONNA MATHILDE, avec légèreté. – Précisément parce qu’il n’était pas comme les autres ! et étant donné que je suis, moi aussi… je suis… je peux le dire…, je suis un peu…, et même plus qu’un peu… Je suis (elle cherche une parole modeste), oui, tout à fait incapable de supporter… voilà, incapable de supporter tout ce qui est compassé, pesant, artificiel ! Mais j’étais si jeune alors, vous comprenez ? Jeune fille, je rongeais mon frein, mais pour répondre à cet amour-là, il m’aurait fallu un courage que je ne me sentais pas. Et alors j’ai ri de lui comme des autres. J’en avais du remords. J’enrageai contre moi, plus tard, en me rendant compte que mon rire ne faisait qu’un avec celui de tout le monde, de tous les imbéciles qui se moquaient de lui.
BELCREDI. – Oui, à peu près comme on se moque de moi.
DONNA MATHILDE. – Vous, vous faites rire à cause de votre manie de toujours vous ravaler ! Tandis que lui, c’était tout le contraire ! Vous, d’abord, on vous rit au nez !
BELCREDI. – Mieux vaut qu’on vous rie au nez que dans le dos.
LE DOCTEUR. – Voulez-vous que nous revenions à nos moutons ! Il était donc, à ce que je crois comprendre, déjà un peu exalté ?
BELCREDI. – Oui, mais d’une façon si particulière, docteur !
LE DOCTEUR. – Expliquez-vous !
BELCREDI. – Voilà, il était exalté… mais à froid…
DONNA MATHILDE. – Mais non, pas à froid ! Il était un peu étrange, certainement, mais parce qu’il débordait de vitalité ; c’était… un poète !
BELCREDI. – Je ne prétends pas qu’il simulait, l’exaltation. Non, tout au contraire ; souvent, il s’exaltait véritablement. Mais je peux vous assurer, docteur, qu’instantanément il se voyait lui-même, en proie à son exaltation, il en prenait conscience et il se mettait à contempler cette exaltation comme un spectacle. Cela devait lui arriver jusque dans ses mouvements les plus spontanés. Je suis certain qu’il en souffrait : il entrait parfois contre lui-même dans des rages du plus haut comique !
DONNA MATHILDE. – Oui, c’est exact !
BELCREDI, au docteur Genoni. – Il en souffrait, parce que ce dédoublement, cette lucidité immédiate l’exilait de ses sentiments les plus profonds, les lui rendait étrangers… Ses sentiments lui paraissaient aussitôt – non pas faux puisqu’ils étaient sincères – mais des choses, auxquelles il fallait donner sans retard une valeur… comment dire ? la valeur d’un acte intellectuel, pour remplacer la chaleur de sincérité qu’il sentait se retirer de lui. Et alors il improvisait, il exagérait, il s’exaltait pour s’étourdir et ne plus se voir… C’est ce qui le faisait paraître inconstant, léger et, disons le mot, parfois même ridicule.
LE DOCTEUR. – Dites-moi un peu… était-il insociable ?
BELCREDI. – Mais pas le moins du monde ! Il adorait mettre en scène des tableaux vivants, organiser des ballets, des représentations de bienfaisance… Il se qualifiait d’amateur en riant, mais c’était un acteur tout à fait remarquable !
Di NOLLI. – Sa folie a fait de lui un acteur magnifique et terrible !…
BELCREDI. – Et dès le premier instant… Figurez-vous qu’aussitôt après son accident, après sa chute de cheval…
LE DOCTEUR. – Il était tombé sur la nuque, n’est-ce pas ?
DONNA MATHILDE. – Quelle horreur ! Il était à côté de moi ! Je le vis étendu entre les pattes du cheval, qui s’était brusquement cabré…
BELCREDI. – Tout d’abord, nous n’imaginions pas qu’il se fût fait grand mal. La cavalcade s’arrêta. Il y eut un peu de désordre, on voulait savoir ce qui était arrivé ; mais déjà on l’avait relevé et transporté dans la villa.
DONNA MATHILDE. – Il n’avait rien, vous savez, pas la moindre blessure ! pas une goutte de sang !
BELCREDI. – On le croyait simplement évanoui…
DONNA MATHILDE. – Et quand deux heures après…
BELCREDI. – Oui, quand il reparut dans le salon de la villa – c’est à cela que je faisais allusion…
DONNA MATHILDE. – Si vous aviez vu son visage ! J’en fus tout de suite frappée !
BELCREDI. – Mais non, ne dites pas ça ! Personne ne s’aperçut de rien. Comprenez-vous, docteur ?
DONNA MATHILDE. – Naturellement ! Vous étiez tous comme des fous !
BELCREDI. – Chacun jouait son rôle, c’était une vraie tour de Babel !
DONNA MATHILDE. – Imaginez, docteur, l’épouvante quand on comprit qu’il jouait son rôle sérieusement ?
LE DOCTEUR. – Comment, il était là aussi ?
BELCREDI. – Mais oui ! Il nous avait rejoints. Nous imaginions qu’il était déjà rétabli et qu’il jouait son rôle, lui aussi, comme nous tous… mieux que nous… parce que, je vous l’ai dit, c’était un acteur de premier ordre ! En somme nous imaginions qu’il plaisantait comme nous !
DONNA MATHILDE. – On commença à se moquer de lui.
BELCREDI. – Et alors… il était armé (comme un roi devait l’être). Il dégaina et se précipita sur deux ou trois des invités. Ce fut un moment de terreur !
DONNA MATHILDE. – Je n’oublierai jamais cette scène ! Ces visages grimés, fardés, décomposés en présence soudain de ce masque terrible qui n’était plus un masque, qui était la Folie !
BELCREDI. – Oui, c’était Henri IV, Henri IV en personne, dans une crise de fureur !
DONNA MATHILDE. – Cette mascarade, l’obsession de cette mascarade, dut avoir une influence sur lui. Depuis plus d’un mois, il ne pensait qu’à ça. Il était toujours obsédé par tout ce qu’il faisait !
BELCREDI. – Vous n’imaginez pas les études qu’il avait faites pour préparer son personnage ! Il était descendu jusqu’aux plus infimes détails !…
LE DOCTEUR. – Rien de plus facile à comprendre ! Ce qui était une obsession momentanée devint idée fixe. La chute, le choc contre la nuque ayant troublé le cerveau, l’obsession s’est fixée, perpétuée… Deux cas peuvent se présenter : devenir idiot, ou devenir fou…
BELCREDI, à Frida et à Di Nolli. – Vous voyez ça d’ici, hein ! les enfants ! (À Di Nolli.) Toi, tu avais quatre ou cinq ans. (À Frida.) Ta mère dit que tu as pris sa place dans ce portrait, mais quand elle posait pour lui elle ne pensait même pas à te mettre au monde. Moi, j’ai les cheveux gris à présent, mais lui, regardez (il montre le portrait) – pan ! un coup sur la nuque, et il n’a plus bougé… – Henri IV.
LE DOCTEUR, plongé dans ses réflexions, levant les mains à hauteur de son visage comme pour réclamer l’attention de ses auditeurs ; il se prépare à donner une explication scientifique. – Eh bien, mesdames et messieurs, voici exactement…
La première porte à droite, – la plus proche de la rampe, – s’ouvre tout à coup et Berthold entre en scène, le visage décomposé.
BERTHOLD, sur le ton de quelqu’un qui ne peut plus se contenir. – Pardon ! Pardon ! Excusez-moi !…
Il s’arrête en voyant l’embarras que son apparition a suscité dans le groupe.
FRIDA, avec un cri d’épouvante, cherchant à se cacher. – Ah ! mon Dieu ! le voilà !
DONNA MATHILDE, reculant, épouvantée, un bras levé, pour ne pas le voir. – C’est lui ! C’est lui !
Di NOLLI. – Mais non ! Mais non ! Du calme !
LE DOCTEUR, étonné. – Mais qui est-ce, alors ?
BELCREDI. – C’est quelque survivant de notre mascarade !
Di NOLLI. – C’est un des quatre jeunes gens que nous avons ici pour servir sa folie.
BERTHOLD. – Je vous demande pardon, monsieur le Marquis…
Di NOLLI. – Il n’y a pas de pardon ! J’avais donné ordre de fermer les portes à clé, et personne ne devait entrer ici !
BERTHOLD. – Oui, monsieur ! Mais je n’y tiens plus et je vous demande la permission de m’en aller !
Di NOLLI. – Ah ! vous êtes le nouveau… Vous êtes entré en service ce matin ?
BERTHOLD. – Oui, monsieur, et je n’y tiens déjà plus !…
DONNA MATHILDE, consternée, à Di Nolli. – Mais, il n’est donc pas aussi tranquille que vous nous le disiez ?
BERTHOLD. – Non, non, madame ! Il ne s’agit pas de lui, ce sont mes trois camarades ! Vous parliez de servir cette folie, monsieur le Marquis ? Il s’agit bien de ça : ce sont eux trois les véritables fous ! Moi qui entre ici pour la première fois, monsieur le Marquis, au lieu de m’aider…
Landolf et Ariald entrent par la même porte, à droite, en hâte, avec anxiété, mais s’arrêtent sur le seuil sans oser s’avancer.
ARIALD. – Monsieur le Marquis…
Di NOLLI. – Allons, entrez ! Mais qu’y a-t-il enfin ? Que faites-vous ?
FRIDA. – Ah ! mon Dieu ! Je me sauve, je me sauve ! J’ai trop peur !
Elle se dirige vers la porte à gauche.
Di NOLLI, la retenant. – Mais non, Frida !
LANDOLF. – Monsieur le Marquis, c’est cet imbécile…
BERTHOLD, protestant. – Ah ! non, merci ! Je ne continuerai pas à me prêter à ce jeu-là ! Je m’en vais ! Je m’en vais !
LANDOLF. – Comment, tu t’en vas ?
ARIALD. – Il a tout gâté, monsieur le Marquis, en se sauvant par ici !
LANDOLF. – Oui, Il est entré en fureur ! Nous ne pouvons plus le retenir dans sa chambre ! Il a donné l’ordre qu’on l’arrête et il veut, sans retard, « le juger » dans la salle du trône ! Que faut-il que nous fassions ?
Di NOLLI. – Mais fermez ! Fermez donc ! Allez fermer cette porte !
ARIALD. – Ordulf tout seul ne va pas pouvoir le retenir…
LANDOLF. – Monsieur le Marquis, si l’on pouvait tout de suite lui annoncer votre visite pour détourner le cours de ses idées ?… Ces messieurs et dames ont peut-être déjà décidé sous quels habits ils se présenteraient à lui…
Di NOLLI. – Nous avons pensé à tout. (Au docteur.) Docteur, croyez-vous pouvoir le visiter tout de suite ?
FRIDA. – Pas moi, pas moi, Carlo ! Je me retire, et toi aussi, maman, je t’en supplie ! viens avec moi, viens avec moi !…
LE DOCTEUR. – Je… Je veux bien. Mais, dites-moi, il n’est pas armé ?
Di NOLLI. – Il n’est pas armé, docteur, il n’est pas armé ! (À Frida). Voyons, Frida, c’est enfantin ! C’est toi qui as voulu venir…
FRIDA. – Non, je proteste ! C’est maman qui a voulu venir !
DONNA MATHILDE. – Mais moi, je suis prête à le voir. En somme, que faudra-t-il faire ?
BELCREDI. – Est-ce qu’il est vraiment nécessaire de nous déguiser ?
LANDOLF. – C’est indispensable, indispensable, messieurs ! Il y voit clair, par malheur… (Montrant son costume.) Et s’il vous apercevait, monsieur, dans vos vêtements d’aujourd’hui !
ARIALD. – Il croirait à un travestissement diabolique.
Di NOLLI. – Nous lui ferions l’effet d’être déguisés, comme ils nous font, eux ! l’effet de l’être !
LANDOLF. – Cela ne serait rien, monsieur le Marquis, s’il ne s’imaginait que c’est par ordre de son plus mortel ennemi.
BELCREDI. – Le Pape Grégoire VII ?
LANDOLF. – Précisément ! Il le traite de païen !
BELCREDI. – Le Pape ? Ce n’est pas mal !
LANDOLF. – Oui, monsieur, il dit qu’il évoquait les morts ! Il l’accuse de toutes sortes de diableries ! Il en a une peur effroyable.
LE DOCTEUR. – C’est le délire de la persécution.
ARIALD. – Il aurait une crise !…
Di NOLLI, à Belcredi. – Ta présence n’est pas nécessaire… Nous pouvons passer à côté : il suffit que le docteur le voie.
LE DOCTEUR. – Heu… heu !… Je veux bien, mais moi tout seul ?
DI NOLLI, montrant les trois jeunes gens. – Ils seront avec vous.
LE DOCTEUR. – Heu… heu… Si madame la Marquise… peut-être…
DONNA MATHILDE. – Mais oui, je veux y être aussi ! Je veux le revoir !
FRIDA. – Mais pourquoi, maman ? Je t’en prie, viens avec nous !
DONNA MATHILDE, impérieuse, – Laisse-moi !… Je suis venue exprès ! (À Landolf.) Je serai « Adélaïde », la mère.
LANDOLF. – Ce sera parfait ! La mère de l’Impératrice Berthe, parfait ! Il suffira que madame se coiffe de la couronne ducale et revête un manteau qui la couvrira tout entière. (À Ariald.) Va, va, Ariald !
ARIALD. – Minute !… (Montrant le docteur.) Et monsieur ?
LE DOCTEUR. – Ah ! oui… Vous avez parlé, je crois, d’un évêque… l’évêque Hugues de Cluny.
ARIALD. – Monsieur veut parler de l’abbé de Cluny ? Ce sera parfait. Hugues de Cluny.
LANDOLF. – Il est déjà venu ici très souvent…
LE DOCTEUR, stupéfait. – Comment : venu ici ?
LANDOLF. – Ne craignez rien. Je veux dire que ce déguisement n’était pas compliqué…
ARIALD. – On l’a employé plusieurs fois déjà.
LE DOCTEUR. – Mais…
LANDOLF. – Il n’y a pas de danger qu’il s’en souvienne. Il fait plus attention au vêtement qu’à la personne.
DONNA MATHILDE. – C’est parfait pour moi, cela.
Di NOLLI. – Allons-nous-en, Frida ! laissons-les ! Viens avec nous, Tito !
BELCREDI. – Ah ! mais non ! (Montrant la marquise.) Si elle reste, je reste aussi.
DONNA MATHILDE. – Je n’ai pas besoin de vous !
BELCREDI. – Je ne dis pas le contraire… Mais moi aussi, j’aurai plaisir à le revoir. N’en ai-je pas le droit ?
LANDOLF. – Oui, il vaut peut-être mieux que vous soyez trois.
BELCREDI. – Eh bien ! mais trouvez-moi un autre de ces travestis bon marché.
LANDOLF, à Ariald. – Mais oui : en moine de Cluny.
BELCREDI. – En moine de Cluny ? C’est comment ?
LANDOLF. – Un froc de bénédictin de l’abbaye de Cluny. Vous figurerez la suite de Monseigneur. (À Ariald.) Allons, va ! (À Berthold.) Et toi aussi va-t’en ! et qu’on ne te revoie pas d’aujourd’hui ! (Il les rappelle au moment où ils sortent.) Attendez ! (À Berthold.) Toi, apporte ici les vêtements qu’Ariald va te donner ! (À Ariald.) Et toi, va tout de suite annoncer la visite de la « duchesse Adélaïde » et de Monseigneur « Hugues de Cluny ». C’est compris ?
Ariald et Berthold sortent par la première porte à droite.
Di NOLLI. – Alors, nous vous laissons.
Il sort avec Frida par la porte à gauche.
LE DOCTEUR, à Landolf. – Dites-moi un peu… Vous croyez vraiment qu’il aura plaisir à voir l’évêque Hugues de Cluny ?
LANDOLF. – Mais certainement ! Soyez tranquille. Monseigneur a toujours été reçu ici avec le plus grand respect. Et vous aussi, madame la Marquise, vous pouvez être tranquille. Il n’a jamais oublié que c’est grâce à vous deux qu’il a pu, à moitié mort de froid, après quarante-huit heures d’attente dans la neige, être admis au château de Canossa, en présence de Grégoire VII, qui ne voulait pas le recevoir. Il le dit bien souvent…
BELCREDI. – Et moi, s’il vous plaît ?
LANDOLF. – Vous, vous vous tiendrez respectueusement à l’écart…
DONNA MATHILDE irritée, avec nervosité. – Vous feriez mieux de vous en aller !
BELCREDI, bas, avec colère. – Vous voilà bien émue…
DONNA MATHILDE, avec fierté. – Je suis comme il me plaît… Laissez-moi en paix !
Berthold entre avec les travestissements.
LANDOLF, le voyant entrer. – Ah ! voici les costumes ! C’est le manteau pour madame la Marquise.
DONNA MATHILDE. – Attendez, j’enlève mon chapeau.
Elle enlève son chapeau et le tend à Berthold.
LANDOLF. – Portez-le à côté. (À la marquise, en faisant le geste de poser la couronne ducale sur sa tête.) Vous permettez ?
DONNA MATHILDE. – Mon Dieu ! Pas le moindre miroir, ici ?
LANDOLF. – Il y en a un à côté. (Il montre la porte à gauche.) Si madame la Marquise veut passer par là…
DONNA MATHILDE. – Oui, oui, cela vaudra mieux ! Donnez, je reviens tout de suite.
Elle reprend son chapeau et sort, suivie de Berthold qui porte le manteau et la couronne. Pendant ce temps, le docteur et Belcredi revêtent seuls les robes de bénédictins.
BELCREDI. – Devenir bénédictin, j’avoue que je ne m’y attendais pas !… Cette folie me semble assez coûteuse…
LE DOCTEUR. – Ce n’est pas la seule…
BELCREDI. – Il faut une fortune pour s’en payer de semblables…
LANDOLF. – Nous avons ici une garde-robe complète. Rien que des costumes de l’époque, exécutés à la perfection sur des modèles anciens. C’est moi qui en ai la charge. Je m’adresse à des tailleurs de théâtre spécialisés. Cela coûte gros.
Donna Mathilde rentre, revêtue du manteau et la couronne sur la tête.
BELCREDI, avec admiration. – Vous êtes magnifique ! Vraiment royale !
DONNA MATHILDE, regardant Belcredi et éclatant de rire. – Oh ! mon Dieu ! Non, sortez d’ici ! Vous êtes impossible ! Vous semblez une autruche habillée en moine !
BELCREDI. – Et regardez le docteur !
LE DOCTEUR. – Évidemment… évidemment…
DONNA MATHILDE. – Mais non, le docteur est beaucoup mieux… C’est vous, qui êtes à mourir de rire !
LE DOCTEUR, à Landolf. – Vous recevez donc beaucoup dans cette maison ?
LANDOLF. – C’est selon. Parfois, il demande qu’on lui présente tel ou tel personnage, et alors il faut chercher des gens qui se prêtent à la comédie. Il réclame même des femmes…
DONNA MATHILDE, blessée et voulant le cacher. – Ah ! vraiment ! des femmes aussi ?
LANDOLF. – Autrefois surtout, oui, il en réclamait souvent.
BELCREDI, riant. – Ah ! Elle est bien bonne… En costume ? (Montrant la marquise.) Comme ça ?
LANDOLF. – Vous savez, on lui amenait des femmes… de ces femmes qui…
BELCREDI. – Oui, des femmes faciles ! Je comprends ! (Perfidement, à la marquise.) Prenez garde, la chose peut devenir dangereuse pour vous !
La seconde porte à droite s’ouvre et Ariald paraît. Il fait d’abord un signe pour obtenir le silence, puis il annonce solennellement :
ARIALD. – Sa Majesté l’Empereur !
Entrent les deux hommes d’armes, qui vont se poster au pied du trône ; puis, encadré par Ordulf et par Ariald qui se tiennent respectueusement un peu en arrière, Henri IV. Il approche de la cinquantaine. Très pâle, déjà grisonnant sur la nuque. Sur les tempes et, sur le haut de la tête, ses cheveux sont teints en blond, d’une façon puérile, très apparente. Son visage est d’une pâleur tragique, avec deux taches de rouge sur les pommettes, pareilles à des joues de poupées. Ce maquillage est également très apparent. Henri IV revêt, par-dessus ses habits royaux, le sayon de poil de chèvre des pénitents, comme à Canossa. Il a dans les yeux une fixité anxieuse qui épouvante, en contraste avec son attitude qui s’efforce d’exprimer l’humilité et le repentir, attitude qu’il accentue d’autant plus qu’il éprouve l’injustice de son abaissement. Ordulf porte à deux mains la couronne royale, Ariald le sceptre avec l’Aigle et le globe surmonté de la croix.
HENRI IV, s’inclinant d’abord devant donna Mathilde, puis devant le docteur. – Madame… Monseigneur… (Il regarde Belcredi et ébauche un salut, mais il l’interrompt et, se tournant vers Landolf qui s’est approché, il lui demande à voix basse, avec défiance :) C’est Pierre Damien ?
LANDOLF. – Non, Majesté. C’est un moine de Cluny, qui accompagne l’abbé.
HENRI IV (il recommence à considérer Belcredi avec une défiance croissante et, remarquant que celui-ci se tourne avec embarras vers donna Mathilde et vers le docteur, comme pour les consulter du regard, il se redresse et crie) : C’est Pierre Damien ! – Inutile, mon Père, de regarder la Duchesse ! (Se tournant vers donna Mathilde comme pour conjurer un danger.) Je vous jure, madame, je vous jure que mon âme est changée envers votre fille ! J’avoue que s’il (il montre Belcredi) n’était pas venu me l’interdire au nom du Pape Alexandre, je l’aurais répudiée ! Oui, il y avait quelqu’un qui favorisait cette répudiation : c’était l’évêque de Mayence, en échange de cent vingt domaines. (Regardant d’un air égaré Landolf.) Mais il ne faut pas, en ce moment, que je dise du mal des évêques. (Il s’approche avec humilité de Belcredi.) Je vous suis reconnaissant, croyez-le je vous suis reconnaissant, aujourd’hui, Pierre Damien, de cette interdiction ! – Toute ma vie est un tissu d’humiliations : – ma mère, Adalbert, Tribur, Goslar – et maintenant ce sayon de poil de chèvre que vous me voyez là, sur le dos. (Changeant de ton brusquement, comme quelqu’un qui repasse son rôle, dans une parenthèse de ruse.) N’importe ! De la clarté dans les idées, de la perspicacité, une attitude ferme et de la patience quand la fortune est adverse ! (Se tournant vers les visiteurs avec une gravité convaincue.) Je sais corriger les erreurs commises, et devant vous aussi, Pierre Damien, je m’humilie ! (Il s’incline profondément et reste courbé devant Belcredi, comme pris d’un soupçon oblique, qui grandit en lui et lui fait ajouter comme malgré lui, sur un ton menaçant.) À condition, toutefois, que vous n’ayez pas répandu le bruit infâme qu’Agnès, ma sainte mère, avait des rapports inavouables avec l’évêque Henri d’Augsbourg.
BELCREDI (comme Henri IV reste encore courbé en un geste de menace contre lui, porte ses mains à sa poitrine et nie.) Eh non ! ce n’est pas moi…
HENRI IV, se redressant. – Non, n’est-ce pas ? Quelle infamie ! (Il le dévisage un moment et reprend.) Je ne vous en crois pas capable. (S’approchant du docteur et lui tirant un peu la manche, avec un clin d’œil de ruse.) Ce sont « eux » ! Toujours les mêmes ! Monseigneur !
ARIALD, bas, avec un soupir, comme pour suggérer une réponse au docteur. – Eh, oui, les évêques ravisseurs.
LE DOCTEUR, pour jouer son rôle, se tournant vers Ariald. – Eh oui, ce sont eux…, toujours les mêmes…
HENRI IV. – Rien ne leur a suffi ! – Un pauvre enfant, Monseigneur… Que fait-il ? Il passe son temps à jouer – même quand (sans le savoir) il est roi. J’avais six ans, et ils me ravirent à ma mère, et ils se servirent de moi, qui ne savais rien, contre elle et contre la dynastie elle-même, profanant tout, et volant, volant, plus gloutons l’un que l’autre : Annon plus qu’Étienne, Étienne plus qu’Annon !
LANDOLF, à voix basse, persuasif, pour le rappeler à l’ordre. – Majesté…
HENRI IV, se tournant aussitôt. – Ah ! oui ! il ne faut pas, en ce moment, que je dise du mal des évêques… Mais cette infamie sur ma mère, Monseigneur, passe les bornes ! (Il regarde la marquise et s’attendrit.) Et je ne puis même pas la pleurer, madame… Je me tourne vers vous, qui devez avoir des entrailles de mère. Elle m’a rendu visite, il y a un mois environ. Elle venait de son couvent. On m’a dit qu’elle était morte… (Une longue pause, lourde d’émotion. Il sourit avec une grande tristesse.) Et je ne puis pas la pleurer… Puisque vous vous trouvez ici, et que je revêts ce sayon (il montre le sayon qu’il a sur le dos) cela veut dire que je n’ai que vingt-six ans…
ARIALD. – Et que, par conséquent, votre mère est encore vivante, Majesté…
ORDULF. – Toujours dans son couvent…
HENRI IV, se tournant pour les regarder. – Oui… Je puis ajourner ma douleur à plus tard. (Montrant à la marquise, avec coquetterie, la teinture dont il a blondi ses cheveux.) Regardez : je suis encore blond… (Puis, plus bas, comme en confidence.) C’est pour vous ! – Moi, je n’en aurais pas besoin, mais les signes extérieurs ne sont pas inutiles ; ils jalonnent le temps. Vous comprenez, Monseigneur ? (S’approchant de la marquise et regardant ses cheveux.) Mais je m’aperçois que vous aussi, Duchesse… (Il cligne de l’œil et fait de la main un signe expressif.) Eh, vous êtes Italienne… (Comme pour dire : « hypocrite », mais sans ombre de ressentiment ; au contraire avec une admiration malicieuse.) Dieu me préserve d’en témoigner émerveillement ou dégoût. – Velléités !… Nul ne veut admettre le pouvoir obscur et fatal qui limite notre volonté. Et pourtant, puisqu’on naît, puisqu’on meurt !… Naître, Monseigneur, est-ce que vous avez demandé à naître ? Moi, non. Et entre ces deux hasards – naître et mourir – indépendants tous deux de notre volonté, combien d’autres choses encore que nous n’aurions pas voulues et auxquelles nous nous résignons à contre-cœur !
LE DOCTEUR, pour dire quelque chose, tout en l’étudiant attentivement. – Eh oui, malheureusement !
HENRI IV. – Quand nous refusons de nous résigner, les velléités apparaissent. Une femme qui veut être un homme… un vieillard qui veut être jeune… Velléités, velléités, chimères ridicules, c’est certain. Mais réfléchissez, Monseigneur, toutes nos autres velléités ne sont pas moins ridicules, même quand elles ne débordent pas les limites du possible humain. Nul mensonge pourtant, nulle fiction de notre part. Nous sommes, de bonne foi, immobilisés dans une noble idée de nous-mêmes. Vous, par exemple, Monseigneur, vous êtes là, vous ne bougez plus, vous vous agrippez à deux mains à votre saint vêtement, et vous ne prenez pas garde qu’il glisse de vos manches, qu’il coule de vos manches quelque chose, comme un serpent : c’est la vie ! Ah ! quelle surprise, quand, soudain, vous apercevez là, dressée devant vous, cette vie qui s’est échappée de vous-même. Quelle colère, quelle rage contre vous-même ! Ou bien quels remords, oui, quels remords !… Ah ! si vous saviez, j’ai trouvé devant moi tant de remords !… Avec un visage qui était le mien, mais si affreux que je ne pouvais le regarder en face… (Il s’approche de la marquise.) Cela ne vous est-il jamais arrivé, Madame ? Vous rappelez-vous vraiment avoir toujours été la même ? Un jour, pourtant, Dieu… comment avez-vous pu faire cela… (Il la fixe d’une façon si aiguë qu’elle est près de s’évanouir.) Oui, « cela », vous savez quoi… nous nous comprenons, oh ! soyez tranquille, je ne le dirai à personne ! Et vous, Pierre Damien, vous, l’ami de cet homme…
HENRI IV, vite. – Non, non, je ne prononcerai pas son nom ! Je sais qu’il le supporte mal ! (Se tournant vers Belcredi, comme en aparté.) Quelle opinion ? quelle opinion aviez-vous de lui ?… Il n’en est pas moins vrai que nous nous obstinons tous dans l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, tout comme, en vieillissant, nous teignons nos cheveux. Peu importe que la teinture de mes cheveux ne puisse pas être pour vous une réalité, si du moins, pour moi, elle est un tout petit peu réelle. – Vous, madame, vous ne teignez certainement pas vos cheveux pour tromper les autres, ni vous-même, mais simplement pour tromper un peu, un tout petit peu, votre image au miroir. Moi, je me teins pour rire. Vous, vous vous teignez pour de bon, mais vous avez beau le faire sérieusement, vous n’en êtes pas moins masquée, vous aussi, madame. Oh ! je ne parle pas de la vénérable couronne qui ceint votre front… Je m’incline devant elle. Je ne parle pas de votre manteau ducal ; je parle uniquement du souvenir de vos cheveux blonds que vous avez voulu fixer sur vous artificiellement, parce que vous vous complaisiez autrefois à être blonde… ou bien du souvenir de vos cheveux bruns, si vous étiez brune. Ce souvenir, vous le fixez sur vous comme un masque pour retenir l’image de votre jeunesse qui a fui. Pour vous, Pierre Damien, c’est le contraire : le souvenir de ce que vous avez été, de ce que vous avez fait, renaît aujourd’hui avec la figure des réalités passées, et vous avez l’impression, n’est-il pas vrai ? d’un cauchemar. Et pour moi aussi, c’est comme un rêve : tant de réalités inexplicables… à bien y repenser… Bah ! il n’y a rien là d’étonnant, Pierre Damien ; demain, il en sera ainsi de notre vie d’aujourd’hui ! (Se mettant soudain en colère et crispant ses mains sur son sayon.) Ce sayon ! (Avec une joie presque féroce, faisant le geste de l’arracher, tandis qu’Ariald, Landolf, Ordulf se précipitent, épouvantés, comme pour l’en empêcher.) Ah ! Dieu du ciel ! (Il recule et, enlevant son sayon, il leur crie.) Demain, à Bressanone, vingt-sept évêques allemands et lombards signeront avec moi la destitution du pape Grégoire VII, qui n’est pas le Souverain Pontife, mais qui n’est qu’un faux moine !
ORDULF et ses trois compagnons le conjurant de se taire. – Majesté, Majesté, au nom du Seigneur !
ARIALD, l’invitant par gestes à endosser de nouveau le sayon. – Prenez garde à ce que vous dites !
LANDOLF. – Monseigneur est ici avec la Duchesse pour intercéder en votre faveur !
Il fait des signes pressants au docteur pour l’inviter à dire sans tarder quelque chose.
LE DOCTEUR, égaré. – Effectivement, oui, nous sommes ici pour intercéder…
HENRI IV, pris d’un repentir subit, presque épouvanté, se laissant remettre par ses trois vassaux le sayon sur les épaules et le serrant contre lui de ses mains convulsées. – Pardon… Oh, oui… pardon, pardon, Monseigneur ; pardon, madame… Je sens, je vous le jure, je sens tout le poids de l’anathème ! (Il se courbe, plonge sa tête dans ses mains, comme dans l’attente de quelque chose qui va l’écraser. Il reste un instant ainsi, puis, d’une voix toute différente, sans bouger, il dit tout bas en confidence à Landolf, à Ariald et à Ordulf.) Je ne sais pourquoi, aujourd’hui, je ne réussis pas à me montrer humble devant celui-là !
LANDOLF, à voix basse. – Mais pourquoi, Majesté, vous obstinez-vous à croire que c’est Pierre Damien ? Ce n’est pas lui.
HENRI IV, regardant en dessous avec crainte. – Ce n’est pas Pierre Damien ?
ARIALD. – Mais non, ce n’est qu’un pauvre petit moine, Majesté !
HENRI IV, avec une exaspération contenue et douloureuse. – Personne ne peut mesurer la portée de ses actes, quand il agit par instinct… Vous, madame, vous pouvez peut-être me comprendre mieux que les autres… Vous êtes femme et duchesse. Nous sommes à une heure solennelle et décisive. Je pourrais, sachez-le, en ce moment même où je vous parle, accepter l’appui des évêques lombards et m’emparer du Pontife en l’assiégeant ici, dans son château, courir à Rome, élire un antipape, tendre la main à l’alliance de Robert Guiscard. – Grégoire VII serait perdu ! Je résiste à cette tentation et, croyez-le, je suis sage. Je comprends mon époque et la majesté de cet homme qui sait être ce qu’il doit : un pape digne de ce nom. Si vous riez de moi en me voyant ainsi humilié, vous êtes stupides, vous ne comprenez pas que la sagesse politique me conseille de revêtir aujourd’hui cet habit de pénitent. Je vous dis que les rôles, demain, pourraient être intervertis ! Et que feriez-vous alors ? Ririez-vous, par hasard, d’un pape prisonnier ? – Non. – Nous serions quittes. – Je suis déguisé aujourd’hui en pénitent ; lui le serait demain en prisonnier. Mais malheur à qui ne sait pas porter son masque, que ce soit le masque d’un roi ou celui d’un pape. – Peut-être est-il, en ce moment, un peu trop cruel : oui, sans doute. Pensez, madame, que Berthe, votre fille, envers qui, je vous le répète, mon âme est changée (il se tourne brusquement vers Belcredi et lui crie au visage, comme si Belcredi avait nié) changée, changée, à cause de l’affection, du dévouement dont elle a su me donner les preuves dans ce terrible moment ! (Il se tourne vers la marquise.) Elle m’a accompagné à Canossa, madame ; elle est en bas, dans la cour ; elle a voulu me suivre, comme une mendiante ; elle est demi-morte de froid, après ces deux nuits passées dehors, sous la neige ! Vous êtes sa mère ! Vos entrailles devraient tressaillir de pitié, et vous devriez vous unir à lui (il montre le docteur) pour implorer du Souverain Pontife notre pardon : qu’il nous reçoive !
DONNA MATHILDE, tremblante, avec un filet de voix. – Mais oui, oui, tout de suite…
LE DOCTEUR. – C’est ce que nous allons faire !
HENRI IV. – Autre chose encore ! Autre chose ! (Il les fait approcher de lui et leur dit tout bas, en grand secret.) Il ne suffit pas qu’il me reçoive. Vous savez qu’il peut tout. Je dis « tout ». Il peut même évoquer les morts ! (Il se frappe la poitrine.) Me voici ! Vous me voyez ! Aucun secret de sorcellerie ne lui est inconnu. Eh bien, Monseigneur, madame, voilà ma vraie condamnation. Regardez ! (Il montre son portrait pendu au mur, presque avec effroi.) Ne plus pouvoir me délivrer de cet ensorcellement ! Me voici pénitent, et je le resterai ! Je vous jure que tel je resterai tant qu’il ne m’aura pas reçu. Mais vous devriez, tous les deux, quand il aura levé mon excommunication, implorer autre chose du Pape : qu’il me détache de là. (Il montre de nouveau son portrait.) Qu’il me laisse vivre ma pauvre vie, toute ma vie, dont j’ai été exclu… On ne peut pas toujours avoir vingt-six ans, madame ! Et je vous le demande aussi pour votre fille : pour que je puisse l’aimer comme elle le mérite. (Vous avez vu les bonnes dispositions où je me trouve, attendri comme je le suis maintenant par sa pitié.) Voilà, c’est cela qu’il faut lui demander. Mon sort est entre vos mains… (Il salue.) Madame ! Monseigneur !
Et il se retire, en saluant, repasse la porte par où il est entré, les laissant tous dans la stupeur. Pour la marquise, elle est si profondément émue qu’à peine Henri IV disparu, elle se laisse aller sur un siège, presque évanouie.