Georges Eekhoud
La nouvelle Carthage
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DEUXIÈME PARTIE : FREDDY BÉJARD

VI. TROUBLES

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VI. TROUBLES

 

Ce fut d'abord de la consternation, ensuite de la rage, qui s'emparèrent de la population anversoise, à l'issue définitive de la lutte. Les riches l'emportaient, mais avec le concours de la corruption et de la bêtise. Les campagnards avaient opposé leur veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs, qui ne pouvaient se dissimuler l'aloi équivoque de ce triomphe, commirent la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds, intérieurement, ils payèrent d'audace, affectèrent de la jubilation et déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défis grimaçants, l'explosion des sentiments hostiles qu'elle contenait, à grand'peine, depuis le matin. Toutefois ils n'osèrent pas se montrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement la fourmilière, la houle de têtes convulsées, pâles et blêmes de dépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres pincées, yeux qui rencognent des larmes de rage.

 

Cinq heures. La nuit est tombée. Les riches regagnent leurs hôtels de la ville neuve, en se glissant timidement a travers la foule qui continua de stationner sur le forum.

 

Tous restentangoissés, ne sachant a quoi se résoudre, les poings fermés, certains que « cela ne se passera pas ainsi », mais ignorant comment « cela se passera ».

 

En prévision des troubles, le bourgmestre a consigné la garde civique, les postes sont doublés, la gendarmerie est sous les armes.

 

Bergmans traversant la place a été reconnu, acclamé, porté en triomphe. Il se dérobe comme il peut à ces ovations : depuis le matin, il exhorte au calme et à la résignation tous ceux qui l'approchent : « Nous vaincrons la fois prochaine ! »

 

Le drapeau orange flottant au balcon de l'Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiers moments, après la nouvelle de la défaite, la consternation des vaincus a permis aux riches d'arborer impunément leur pavillon.

 

Tout à coup une poussée se produit. Paridael et ses camarades de la « Jeune Garde des Gueux », travaillant des coudes, sont parvenus jusqu'au Club.

 

Porté sur les épaules de Jan Vingerhout, Laurent, leste comme un singe, s'aidant des pieds et des mains, s'accrochant aux moindres saillies, parvient jusqu'au balcon, l'escalade, empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s'y suspendre, en tirant sur l'étoffe : on entend un craquement, le bois se brise

 

La foule jette un cri d'anxiété.

 

Le drapeau est conquis, mais le hardi conquérant s'abat dans le vide avec son trophée. Il se serait rompu le cou sur le pavé si le vigilant et solide Vingerhout n'eût été là. Notre hercule reçoit son ami dans ses bras, sans fléchir sur ses jarrets, comme il attraperait à la volée une balle de riz ou un sac de céréales. Puis il le dépose tranquillement à terre avec un juron approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite son drapeau au-dessus des têtes. D'orageuses acclamations éclatent et se prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent au collet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne de Vingerhout, le dégagent, bousculent les flics et les réduisent à l'impuissance.

 

Les jeunes gens prennent la tête d'une colonne immense qui s'ébranle après trois bordées de sifflets envoyées au balcon dégarni, en chantant à pleins poumons l’Hymne des Gueux, composé par Vyvéloy, ou bien un refrain flamand, improvisé en l'honneur de leur chef.

 

Mais au loin, une musique entonne l'air du parti des riches. D'où peut partir ce défi ? Un frisson électrique parcourt l'immense cortège.

 

Sus aux téméraires ! Et de traverser au pas gymnastique la place de Meir.

 

Au tournant de cette place, à l'endroit où elle s'étrangle, en boyau, les Gueux tombent sur une bande de jeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d'un orphéon et de torches. Avec une clameur terrible, ils s'abattent sur ces provocateurs. En un rien de temps, les torches sont arrachées des mains des porteurs, la grosse caisse trouée d'un coup de gourdin, la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé la moindre résistance.

 

Et quand le gros et la queue de la colonne débouchent à leur tour a l'endroitvient d'avoir lieu la bagarre, les fuyards sont déjà loin.

 

Cependant les Gueux apprennent que dans la ville neuve, au boulevard Léopold, les riches, se croyant à l'abri des atteintes populaires, ont pavoisé et illuminé leurs façades.

 

– Chez Béjard ! braillent les manifestants. Depuis la place de Meir, la manifestation revêt un caractère sinistre. Les rangs des ouvriers, des débardeurs et des petits bourgeois se sont éclaircis, pour faire place à une traînée de gaillards sans vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l'Hymne des gueux, mais ils hurlent des refrains incendiaires.

 

En route, avenue des Arts, un runner jette un pavé à travers la porte de l'hôtel Saint-Fardier, dont les fenêtres sont garnies de lampions. Les vitres volent en éclats. En agitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme des lampions ; l'étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse et acclame l'incendie, ce complice inattendu.

 

– C'est cela. Faisons flamber la cambuse !

 

Mais un peloton de gendarmes, la police et une compagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cette plaisanterie jusqu'au bout.

 

Tandis qu'une partie de la colonne s'attarde et donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitent pour déboucher au boulevard Léopold par des rues latérales, presque en face de l'hôtel Béjard.

 

– À bas Béjard !… À bas le marchand d'âmes ! … À bas le négrier !… À bas le tourmenteur d'enfants !…

 

Des explosions de cris sanguinaires affrontent la demeure de l'oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait, mais Béjard, l'étranger, l'élu des paysans s'est abstenu d'illuminer.

 

Les volets du rez-de-chaussée sont clos et il semble qu'il n'y ait pas de lumière a l'intérieur.

 

Mais cette discrétion ne désarme pas les manifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maison maudite. Les rôdeurs et les vagabonds, composant à présent le gros du cortège, excellent surtout dans les démolitions. Les volets fendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces.

 

– À mort ! À mort ! hurlent les émeutiers.

 

Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout, Paridael s'interpose et veut les empêcher de se jeter dans la maison, car subitement toute sa pensée est retournée à la femme de l'impopulaire armateur, à sa cousine Gina. Qu'on écharpe et qu'on pende Béjard, il ne s'en soucie guère, qu'on ne laisse plus pierre sur pierre de la maison, et il s'associera volontiers aux démolisseurs, mais il donnerait jusqu'à sa dernière goutte de sang pour épargner une frayeur et une émotion à Mme Béjard !

 

Ah ! misérable, comment n'a-t-il pas prévu plus tôt ce danger !

 

Il appelle Vingerhout à l'aide. Mais ils sont débordés. Impossible d'endiguer la masse des furieux. Il n'y a plus qu'à les suivre, ou mieux à les précéder dans la maison, afin de porter secours à la jeune femme. Laurent saute par une croisée dans le selon. Déjà une nuée de forcenés s'y démènent comme des épileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent les rideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins, arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent les débris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombe sous la main.

 

Laurent les a devancés dans la pièce voisine ; elle est obscure et déserte. Il pénètre dans un troisième salon : personne ; dans la salle à manger : personne encore ; il fouille l'orangerie, la serre, sans rencontrer âme qui vive.

 

Cependant les autres le suivent. Fatigués de tout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard ! Laurent se lance dans le vestibule, avise l'escalier, le monte quatre à quatre.

 

Il atteint le palier du premier étage, pénètre dans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecte une autre pièce. Personne. Il appelle : « Gina ! Gina ! » Pas l'ombre de Gina. Il continue ses perquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards et les armoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n'est pas dans les mansardes, elle n'est pas dans le grenier. En descendant, désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui réclament Béjard. Pour un peu ils accuseraient Paridael d'avoir fait échapper son ennemi. Heureusement Vingerhout survient à temps pour l'arracher de leurs mains.

 

Cependant, au dehors le tumulte augmente, Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus de succès.

 

Enfin, il se résout à quitter cette maison déserte. Dans la rue, où des centaines de badauds, mêlés aux émeutiers, assistent avec une curiosité béate au sac de cette demeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard que leurs maîtres dînent chez Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré, il s'éloigne du théâtre de la saturnale, lorsque des battues furieuses résonnent dans le lointain.

 

– La garde civique à cheval ! Sauve qui peut !

 

Pillards et destructeurs interrompent leur besogne.

 

Le demi-escadron approche au galop. Arrivé à une centaine de mètres de la cohue, le capitaine, Van Frans, le banquier, ami de la famille Dobouziez, commande halte.

 

Tous riches et fils de riches, cavaliers de parade, montés sur des bêtes de race, fiers de leur bel uniforme vert sombre, de leur tunique à boutons d'argent et à brandebourgs noirs, de leur pantalon à bande amaranthe, de leur talpak d'astrakan à chausse rouge et à gland d'argent. Leurs montures ont des chabraques assorties à l'uniforme, aux coins desquelles sont brodés des clairons d'argent, et le manteau d'ordonnance enroulé sur le devant de la selle.

 

Pâles, l’air ému, les yeux brillants, ils font caracoler et piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, les mutins s'enhardissent et leur lancent des moqueries : soldats de carton ! polichinelles ! cavaliers des dimanches ! Laurent reconnaît Athanase et Gaston Saint-Fardier, et entend le premier, qui pousse son cheval en avant, dire à Van Frans : « Chargerons-nous bientôt ces voyous, commandant ? » En passant avenue des Arts, les deux frères ont aperçu les dégâts causés à la maison paternelle, et ils brûlent d'impatience de venger cet affront.

 

Jusqu'à présent, le service de cet escadron d'honneur avait été une récréation, un simple sport, un prétexte à promenades et à excursions, à parties de campagne. Ce n'était pas de leur faute, à ces jolis dilettanti de l'uniforme, si cette gueusaille les obligeait de se prendre au tragique.

 

Sabreclair !… commande Van Frans d'une voix un peu émue. Et les lames vierges, tirées du fourreau avec un bruissement métallique, mettent une flamme livide au point ganté de chaque cavalier.

 

Il n'en faut pas plus pour que la panique gagne la bande des émeutiers. La masse fonce en avant et se jette, à droite et à gauche, dans les rues latérales. Les plus hardis courent se garer sur le trottoir d'en face ou entre les arbres de l'avenue.

 

Chargez ! commande alors seulement Van Frans… En avant !

 

Et l'escadron part au grandissime galop ; étriers et fourreaux s'entrechoquent, le pavé s'incendie comme une enclume.

 

Après avoir dépassé les rassemblements et feint de donner la chasse aux fuyards, les cavaliers font halte, demi-tour et chargent une seconde fois dans la direction opposée.

 

La police achevait de disperser les derniers rassemblements et, en nombre à présent, opérait des arrestations, pinçait les meneurs.

 

Pourchassés de ce côté, les plus acharnés se résignaient à aller manifester ailleurs.

 

En tournant le coin d'une rue, Laurent se trouva nez à nez avec Régina. La nouvelle des émeutes venait de surprendre les Béjard à table, et tandis que le mari se rendait à l'Hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Gina, malgré les efforts pour la retenir, était sortie seule, curieuse de constater l'impopularité de l'élu.

 

Laurent la prit par le bras : – Venez, Régina… Vous ne pouvez rentrer chez vous ; votre hôtel est une ruine, la rue même est mauvaise pour vous… Retournez plutôt chez votre père

 

Elle vit qu'il portait à la casquette les couleurs des partisans de Bergmans :

 

– Vous faites cause commune avec eux ; vous étiez de la petite expédition chez moi… Vrai, Laurent, il ne vous manquait plus que cela… C'est du propre !

 

– Ce n'est pas le moment de récriminer et de me dire des choses désagréables ! fit Paridael avec un aplomb qu'il n'avait jamais eu de la vie en lui parlant. Venez-vous ?

 

Frappée par son air de résolution, matée, elle se laissa entraîner et prit même son bras… Il la fit monter dans la première voiture qu'ils rencontrèrent, jeta au cocher l'adresse de M. Dobouziez et s'assit en face d'elle, sans qu'elle eût risqué une observation.

 

Excusez-moi, dit-il. Je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en lieu sûr.

 

Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plus les dents.

 

Les genoux de Laurent frôlaient ceux de la jeune femme ; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retirait avec des soubresauts effarouchés et se rencognait dans le fond de la voiture ou affectait de regarder par la portière. Laurent retenait sa respiration pour mieux écouter la sienne ; il aurait voulu que ce trajet durât toujours… Tous deux songeaient à la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés. Elle gagnait peur : lui se sentait redevenir l'amoureux d'autrefois.

 

Ils croisaient des runners ivres, brandissant des gourdins au bout desquels étaient attachés des lambeaux d'étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtels dévastés. À chaque réverbère, Laurent avait la rapide vision de la jeune femme. L'alarme qu'il causait à sa cousine le chagrinait atrocement. Il lui serait donc toujours un sujet d'aversion et d'épouvante ! Arrivé à la fabrique, il descendit le premier et lui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit, par politesse : «Vous n'entrez pas ? »

 

– Vous savez bien que votre père a juré de ne plus me recevoir

 

– C'est vrai. Je n'y pensais plus… Au fait, je vous dois des remerciements, n'est-ce pas ? M. Béjard compte des ennemis chevaleresques

 

– De grâce, ne raillons pas, cousine… Si vous saviez combien vos sarcasmes sont injustes ?… Croyez plutôt à mon inaltérable dévouement et à ma profondeadmiration pour vous.

 

– Vous parlez comme une fin de lettre ! fit-elle, avec une tendance à reprendre son ancien ton persifleur, mais cette pointe manquait de belle humeur et de sincérité. « C'est égal… Encore une fois, merci. » Et elle entra dans la maison.

 

 


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