IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Laurent commença par se loger au fin fond de Borgerhout près d'une coupure de chemin de fer, non loin d'une voie d'évitement sur laquelle ne roulaient que des convois de marchandises. C'était un coin de la suggestive région observée, autrefois, de la mansarde chez les Dobouziez. L'agglomération citadine y dégénérait en une banlieue équivoque, clairsemée de maisons comme si leurs tènements s'étaient mis à la débandade, cabarets à tous usages, fourrières, chantiers de marbriers, de figuristes et d'équarisseurs. De la suie aux murs, de l'herbe entre les pavés. Pour monuments : un gazomètre dont l’énorme cloche en fer s'élevait ou s'abaissait dans sa cage de maçonnerie armée de bras articulés : un abattoir vers lequel des toucheurs poussaient leurs troupeaux sans méfiance, puis une caserne despotique engouffrant des victimes non moins passives, tous édifices d'un rouge sale, d'un rouge de stigmates sanguinolents.
D'heure en heure le sifflet des locomotives, la corne du garde-barrière et la cloche de l'usine se donnaient la réplique, ou les clairons des conscrits, pitoyables se mariaient aux râles des ouailles. Jusqu'aux remparts des fortifications les terrains vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiens gratteleux ; des jardins embryonnaires amenaient à de fades chalets fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli cœur dans un repaire de marlous.
Les petits chiffonniers avaient raclé depuis longtemps le goudron et défoncé ou disjoint les planches des palissades. Munis de profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient, chaque matin, la cloison, après avoir exploré du regard l'enclave abandonnée. Trifouillant du crochet et des pattes, ils exultaient lorsque, parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne. Ils se disputaient cette trouvaille comme une pépite d'or ou l'arrachaient aux roquets qui décaniliaient en grondant.
Les péripéties de cette cueillette firent longtemps la seule distraction des matins de Paridael. Puis il avisa des sujets d'étude plus relevés.
Autour du garde-barrière, un beau brin de mâle, brunet et trapu, dont la physionomie loyale tranchait sur la grimace et les convulsions de cette banlieue et de ces rogues indigènes, tournait, depuis quelque-temps, une particulière potelée à souhait, blonde et radieuse comme une emblavure, la carnation rose un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et si friandes et des yeux si enjôleurs !… Ses frais atours de camériste huppée ; ses jolis bonnets blancs et ses tabliers sans macule apprirent immédiatement à Paridael qu'elle était étrangère à ces parages. Sans doute, au hasard d'une flânerie, elle avait passé par ici et remarqué le gars de bonne mine. Elle n'était pas la première qu'eussent intriguée les prunelles couleur de café noir, la tignasse frisottée et l'air sérieux, mais non maussade, du costaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnement irrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours lui prenait la taille comme un dolman ! Voisines et pas seulement les plus proches ne passaient leur chemin qu'à regret en guignant le zélé manœuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne se gênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant gouailler, et barbelaient d'une convoiteuse œillade le lardon qu'elles lui décochaient.
La ligne étant peu importante, ce bien-voulu cumulait les fonctions de garde-barrière et d'aiguilleur. Même l'entretien du palier lui incombait comme à un simple homme d'équipe. Les évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd à leurs agaceries, un peu fier peut-être et les jugeant trop libres et trop trivales, il enchérissait sur son labeur, et lorsqu'il avait fini de sonner de la corne, de présenter, de dérouler et de planter son drapeau, d'ouvrir et de fermer la barrière, il s'empressait de brouetter le ballast, de recharger la voie et d'huiler les aiguilles.
La soubrette aux blancs bonnets ne se laissa pas rebuter par ces façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonne et de meilleur genre que les commères du quartier, à la fois plus discrète et plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage. Il commença par se redresser lorsqu'il peinait, plié en deux, sur le railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre à son bonjour ; la semaine d'après il venait à elle, un peu benêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie ; la fois suivante, accoudé à la barrière il lui contait des balivernes qu'elle humait comme paroles d'évangile. On eût dit que, pour les importuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre ce jour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît ses multiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses allures aisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue…
La conjonction graduelle de ces deux simples amusa beaucoup Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants types de brun et de blonde, si harmonieusement assortis.
Auparavant il avait lié connaissance avec le garde ; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, lui payait la goutte et se faisait expliquer les particularités du métier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu'il les trouvait ensemble, d'un clin d’œil il l'interrogeait sur les progrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l'œil émerilloné du galant lui répondaient éloquemment. Quant à la soubrette, elle était tellement occupée à reluquer son élu 'qu'elle ne s'apercevait pas de ces signaux d'intelligence et de l'intérêt que Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres, cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait et suppliciait à la fois le fantasque Paridael, l'amant méconnu de Gina.
Cependant les amoureux ne se possédaient plus de désir. Elle finit par aller le relancer dans sa maisonnette de bois les nuits qu'il était de service. Un soir d'hiver qu'il ventait et neigeait, par la porte entrouverte, Laurent les vit blottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux du garçon. Il n'y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêle de fonte trahissait l'accouplement de leurs deux silhouettes.
Une bordée tirée de l'autre côté de la ville éloigna Laurent de ses protégés. En s'en retournant, il fut assez surpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans la logette. S'il se le rappelait bien, c'était pourtant cette semaine que le gars prenait le service de jour. Était-il malade ? L'avait-on remplacé ? Paridael s'inquiéta de cette absence insolite comme si le pauvre diable lui eût tenu au cœur par les liens d'une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu'à la nuit tombante, un autre que le personnage attendu vint relever l'ouvrier de garde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeur qu'il mettait dans ses moindres sympathies, il n'osa pas s'informer du déserteur. D'ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût fallu donner un signalement, entrer dans des explications, et il s'imaginait que sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc, mais la pensée de l'absent le tenailla toute la nuit, et la corne, soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l'alarme.
Le lendemain, le garde n'étant pas à son poste, Laurent se décida à aborder son remplaçant.
Il apprit alors un funeste épilogue.
En dépit des règlements, sous la menace des amendes ou d'une mise à pied, au risque d'être surpris par l'inspecteur en tournée, l'amoureux ne quittait plus sa maîtresse. Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus, lèvres contre lèvres, qu'il n'eut ni la force, ni même la présence d'esprit de suspendre ces délices pour signaler un train et barrer le passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude et l'abandon absolus de la route à cette heure indue ? Un terrible gloussement de détresse suivi d'une volée de jurons l'avait arraché à son extase. Lorsqu'il se précipita sur l'entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de son poste après avoir écrabouilllé un vieux couple lamentable.
Certain de devoir payer chèrement sa négligence, le coupable n'avait pas attendu le résultat de l'enquête, mais s'était sauvé pendant que robins et gendarmes instrumentaient contre lui. Il avait d'autant mieux fait de redouter les sévérités de la Justice, que les deux valétudinaires supprimés pendant cette veillée d'amour étaient de richissimes grigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leur mémoire de poursuivre sans merci l'instrument de leur massacre, alors même qu'au fond de l'âme ils bénissaient probablement l'intéressant homicide.
La néfaste amoureuse disparut en même temps que son possédé et personne n'ouït où ils se cachaient. Jamais Laurent ne les revit. Mais, depuis cette aventure fatale, chaque fois que rauquait la corne d'un garde-barrière ou qu'il apercevait la cuve noire d'un gazomètre surplombant une hargneuse étendue faubourienne, qu'il lui arrivait de respirer l'âcreté du coke, – surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui, hâlé comme un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivre suspendue en sautoir à un bandereau de laine rouge ; elle, blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablier blanchissimes, appétissante comme le couvert d'un festin14.
Pour secouer ses regrets de la disparition du garde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit en explorateur cette campagne anversoise que le souvenir des émigrants ruraux lui rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme un but de pèlerinage.
D'ailleurs, sans le quitter, sans cesser d'en fouler le sol et d'en respirer l'atmosphère, Laurent ressentait pour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre de l'exilé. Il voyait, il percevait les moindres objets du terroir avec une intensité sensorielle que connaissent ceux-là seuls qui reviennent après une longue absence ou qui partent pour toujours ; ceux qui ressuscitent ou qui meurent. C'est seulement au rivage natal que les trois règnes de la nature se paraient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, de ce renouveau éternel.
Sa piété fervente s'étendait des êtres besogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au sol gâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blousiers taciturnes de la contrée, à ces steppes de la Campine que le touriste redoute comme le remords.
Affrontant ouragans et giboulées, il se promenait par tous les temps.
En pleine bruine automnale, il tomba souvent en arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à larges enjambées et l'ensemençant d'un geste rythmique et copieux. L'été, un faucheur aiguisant gravement sa faux sur l'enclumette, le faisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisode symbolique de l'office divin. Il élisait entre tous le village voisin de Willeghem où cette apparition s'était produite, retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant toujours cette vague pudeur, n'osait rien pour se rapprocher du sculptural paysan.
On le pénétrait encore, à la moindre odeur de purin, ce soir d'avril où un rustaud trimbalait sa tinette et aspergeait, à pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de ce villageois pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme de ce fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquant d'un pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violent contraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante, conquéraient d'emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décor avrilien, l'énervement de l'équinoxe, la langueur à laquelle Laurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parut insipide et frelatée comme une berquinade. Il n'avait plus de sens que pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent, cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe, et narrait épanoui, simplard, en se grattant l'oreille : « Oui, tel que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons du hameau nous fîmes notre première communion le jour même où nous tombions au sort ! »
Et cette coïncidence du sacrement balsamique avec la brutale conscription ne se délogea jamais du cerveau de Laurent, et lui fut inséparable d'un mélange d'encens pascal et de pouacre purée, comme de l'odeur même du jour où ce fait exceptionnel lui fut raconté.
À cette impression se rattachait intimement celle d'une matinée passée dans la noue avec une horde de vachers et de vachères. Un grand sécheron de fille garçonnière commandait la bande déguenillée et surveillait la cuisson des pattes de grenouilles pour raccommodement desquelles la générale réquisitionnait le beurre de toutes les tartines du clan. Les menottes alertes entassaient sous la casserole, comme au bivac, bois mort et fouées. Le rissolement du fricot semblait un artificiel frisselis de feuilles.
Paridael s'ébaudissait ce jour-là en sauvageon, en primitif ; il en avait même oublié son deuil et sa rancœur, mais en moins d'un instant cette rare gaieté tomba : un des petiots, saoulé de genièvre par un mauvais charretier, dormait le long de la haie ; on avait beau le secouer, il ronflait, baveux, abruti comme un alcoolique ; les chenilles velues provoquaient un frisson sous son derme rugueux, et les taons rageurs et moites qui faisaient s'ébrouer et ruer là-bas une compagnie de poulains, arrachaient de temps en temps au dormeur une gouttelette de sang, couleur de mûre écrasée, et un vagissement qui criait vengeance au ciel.
D'autres fois, Paridael remontait ou descendait les longs et droits canaux flamands, à bord d'un bateau d'intérieur. Il vivait la vie des gabariers, partageait leurs repas, dormait dans leurs cabines proprettes et mignonnes comme un boudoir de poupée, prêtait un coup de main à ses hôtes, mais s'éternisait, les trois quarts du temps, dans un rien-faire absolu, goûtait le délice de se morfondre, et de glisser, au fil de l'eau, sans bouger et d'être, à son tour, la chose immobile, passive, irresponsable, devant laquelle processionnaient les saules, génufléchissaient les oseraies, s'attroupaient des villages, se piétaient des clochers. Et les manœuvres, toujours les mêmes, répétées, aux diverses étapes, dans des sas construits sur l'unique modèle, les haltes en attendant l'éclusée, les bateaux du trait s'alignant, s'accotant dans la retenue, tandis que l'éclusier actionne les vannes, et que les carènes descendent avec le niveau qui baisse ! Et les mêmes colloques geignards s'engageant, de pont à pont, entre les ménagères !
Parfois dans la dolente ritournelle s'introduit une modulation imprévue.
Sitôt le bâclage opéré, un des aides profite du relais pour sauter à terre, déchausse une motte de gazon, au moyen de sa jambette, et, regagnant le chaland, se met en devoir de tasser cette herbe vive dans la cage de l’inséparable alouette. Sensible à cette attention, l’aimable captif accueille le régal par une vocalise étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive, le vieux patron qui, ne pouvant venir à bout d’une manœuvre, bougonne et tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire, l’avise à l’arrière du bateau et le relance au moment même où il refermait précipitamment la cage. Ah ! le fainéant ! À lui cette bourrade, à lui ce coup de pied ! Le déserteur pare la torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement sur lui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa large bouche tressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grands yeux ne s’humectent pas. Ce qui le désarme, c’est moins la joie de l’oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse la batelière, leur patronne et leur mie ! Ah ! pour se concilier la chère femme, il encourra volontiers les brutalités du patron ! Il se moque autant de la rage du mari que des aboiements du cabot. Parbleu, le servile roquet tient pour le baes, tandis que l’alouette est à la bazine !
Et le voilà, sans rancune, qui se remet à l’œuvre ! Lui aussi y va de sa chanson ! Hardi le petiot ! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaîne sans fin, et d’un bord à l’autre les aides-bateliers assujettissent et se passent les amarres.
Les bateaux s’émeuvent, reprennent la file. Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale.
Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par les campagnes si lointaines et pourtant si proches ! Entre Beveren et Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmique des fléaux battant l’airée. Le conducteur retint ses chevaux. Une fille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays, accourt, grimpe le talus de la chaussée, à temps pour attraper un paquet que lui jette le postillon. D’un mouvement sec, elle fait sauter le cachet ; hésite au moment de déplier la lettre, puis se décide à en prendre connaissance.
Pas un muscle de son visage ne bouge ; mais Laurent croit entendre panteler son cœur. Et les batteurs immobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses – deux bronzes rosâtres dans le clair-obscur de la grange, – baignés d’une sueur plus volatile que liquide, – les batteurs attendaient aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Une lettre de notre Jan, son frère, le « fils de la maison » ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers ? A-t-il eu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l’hôpital militaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde ? Laurent se pose ces questions. Il brûle d’interroger la jeune paysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours la réponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindent railleusement au collier des chevaux, le fouet claque sans vergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces chaleurs de plein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretter l’hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l’heure si longue à sonner semble dire la cloche !… Les grillons se râpent rageusement les élytres. Et Laurent va toujours, toujours, vers un but qu’il s’est donné au hasard… Mais toujours, toujours, demain, après, fatalement, l’unique ferme du voyage, la pataude angoissée et les deux gars, moitié nus, jouant le bronze… Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise. Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne ; il se sent capable de veiller, avec eux, l’ombre du mort. C’en est fait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cette route. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le cœur par les chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d’une cloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil, les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujours l’image de gens qu’il aurait pu plaindre et aimer…
Ainsi, quantité de scènes indifférentes pour le vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu, un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique, laissaient d’ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait de bourrelants regrets de compagnons d’une courte traite, de rencontres sans conséquence ; inconsolable des bifurcations de chemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.
De continuelles nostalgies le labouraient. Il lui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte des visions fugaces ; il appétait ces apparitions bienvoulues et, dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, se corsaient comme un vin généreux.
Une douce et noble figure de peuple, un grand gars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portière d’une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Et il n’en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet être qu’il ne reverrait plus. Il savourerait dans l’éternité cette minute trop rapide ; rien ne s’éventerait de l’atmosphère de ce moment : c’était près d’un viaduc et dans l’air ondoyaient une odeur d’eau stagnante et une chanson de haleur. Effluence boueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême de l’attitude et les grands yeux affectifs de l’inconnu…15
Pareils incidents devenaient pour Laurent des tableaux très poussés, d’une couleur magnétique, d’une pâte ragoûtante, mais avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole, et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et les objets élus. Quels chefs-d’œuvre, se disait-il, si on parvenait à rendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, en fermant les yeux !
Celui-ci encore :
Un valet de ferme rentrait à l’écurie ses chevaux dételés, mais non dépouillés du harnais. L’avant-train des bêtes s’engageait déjà dans l’ombre, les croupes seules luisaient au clair-obscur sous la porte charretière. Dehors, le palonnier aux poings, le domestique, un gaillard râblé, d’une carre superbe, en manches de chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu vers la droite, dans l’action de retenir les animaux trop impatients. On aurait entendu le hiu ho ! du paroissien, ou son claquement de langue flatteur, ou son juron impératif, mais on gardait, avant tout, le dessin de son geste, tant cette impulsion du corps était trouvée, unique, inséparable du personnage, harmonieuse et comme sublimée.
Avec le rappel mental de ce geste, Laurent reconstituait la scène dans ses détails accessoires. À la vérité, elle résidait tout entière dans ce mouvement qu’il avait essayé de représenter à Marbol.
Désespérant de se faire comprendre, il entraîna de force le peintre, devant la ferme où s’était produit ce geste capital. Ils se tinrent à l’affût vers le soir, mais, après avoir vainement guetté le modèle, Laurent s’informa de lui auprès des gens de la ferme.
C’est à peine si ces rustauds reconnurent leur pareil, ou du moins un des leurs, au portrait exalté qu’il traça du personnage.
– Ouais ! Le « Frisotté » finit par dire une des servantes avec une indifférence hypocrite, – car elle avait dû connaître de très près et apprécier à l’œuvre de chair ce fier compagnon de travail, – notre bazine l’a congédié il y a huit jours, et nous ne savons pas où il est allé se louer.
– Avoir mime pareil sous les yeux et le mettre à la porte ! clama Laurent avec une indignation à laquelle cette matérielle valetaille ne comprit rien.
Marbol tenta de persuader à son ami qu’ils retrouveraient bien la même attitude, le même coup de rein professionnel chez d’autres sujets de l’espèce du drôle éconduit. Et, en effet, pour flatter la manie de Paridael et le consoler de cette déplorable éclipse, ils assistèrent à la rentrée de quelques équipages de cultivateurs. Mais, au moment attendu, l’encolure, l’habitude du corps, la dégaine de ces marauds n’était qu’une parodie, une pâle contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteux synonyme de la posture de Witte Sus. Marbol s’en serait contenté et avait même tiré son calepin de sa poche afin de crayonner ce période caractéristique de la manœuvre, mais Laurent ne lui laissa pas entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur son exclusivisme, il répondit avec conviction :
– Ris tant que tu voudras, mon cher. Mais sache bien que pour assurer à mes yeux la volupté, la caresse de cette attitude du jeune pataud, j’irais jusqu’à me faire cultivateur ; oui uniquement, afin de prendre le gaillard à mon service. C’est peut-être un fort mauvais sujet, un caractère intraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne, paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simples peccadilles à raison de sa plastique supérieure… Celui-ci et les autres que nous avons observés ne manquent pas de galbe, je t’accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c’est la même recette, le même consommé : il n’y manque que le savouret.
– Eh bien, il est heureux que tu ne saches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l’appelles, est allé relever le potage !…
– Oui, car je serais capable de l’engager sur l’heure.
Et comme Marbol ricanait de plus belle.
– Oh ! tais-toi, supplia son ami. Si tu étais vraiment artiste, tu comprendrais cela !
Et en retournant, abattu, renfrogné, il ne desserra plus les dents, de toute la route.
Peu à peu l’équilibre, l’eucrasie, le bon sens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait sur ses amis. Il allait maintenant jusqu’à trouver son inséparable triumvirat, trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochait l’épaisseur, l’opacité de ses vues, son manque de curiosité et d’inquisition. La santé exubérante, les luxuriances, l’épanouissement, l’optimisme du génie de Vyvéloy ne lui procuraient plus les jouissances d’autrefois.
Ses sorties amusaient beaucoup son petit cercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et le ménageaient comme un cher convalescent. Leur bonté protectrice, leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent, achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamer leur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir les retrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucune rancune, et lui passaient ses incartades et ses propos passionnés comme autant de paradoxes et de sophismes d’un grand cœur.
Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurent rêvait d’y conformer sa conduite. Le moment arrivait où il dépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventions sociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance de ses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devant le monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ils l’avaient rencontré en compagnie d’une couple de drilles assurément fort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés et nippés à souhait, mais d’une originalité par trop outrée, à qui, pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de les présenter. S’étant dérobés en toute hâte à cette compromettante accointance, ils furent taxés durement de philistinisme.
Cette fois Bergmans riposta sèchement. Paridael leur en demandait trop, à la longue ! La plaisanterie tournait à l’aigre. S’intéresser au peuple qui travaille et qui souffre : rien de plus équitable. Mais se passionner pour les sacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c’était se conduire en excentrique, pour ne pas dire plus ! Puis s’adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l’abîme vers lequel il glissait ; il lui reprocha son désœuvrement, sa vie à part, ses chimères, s’offrit même de le placer chez Daelmans-Deynze16.
Paridael refusa net. La plus légère dépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme une chaîne.
Quelquefois, sensible à une parole émue il promettait de se ranger ; il ferait un effort et se contenterait de l’existence commune aux gens rassis ou du moins plus posés ; mais ces sages résolutions l’abandonnaient au premier froissement que lui causaient la platitude et la méconnaissance bourgeoises.
Les pronostics du cousin Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction ; cet homme positif et clairvoyant avait scruté l’avenir de ce parent exceptionnel.
Laurent en arrivait à se souhaiter irresponsable, à envier les internés criminels ou fous, que ne ronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pour l’existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celle des franciscains d’Assise, s’effrénait et le poussait aux dernières conséquences du panthéisme. Fataliste, il se croyait prédestiné ; sans ressort, sans foi, sans but, il souhaitait mourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset. Après l’éparpillement de ses atomes et la diffusion de ses éléments, l’éternel chimiste les combinerait une autre fois avec plus de profit pour la création.
La visite que Laurent fit, au plus fort de cette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétères nostalgies :
« Des malades, des inconscients, des malheureux ! » plaidait-il, au retour de cette excursion, devant le tribun, le peintre et le musicien. « Les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnaires qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à la morale, – des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesses et demeurèrent candides comme des enfants ; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises ; viciés, mais non vicieux, souffre-douleur autant que souffre-plaisir…17
– Parlerais-tu pour toi ? interrompit Marbol.
– Un artiste, toi ! fulmina Paridael sans répondre à cette pointe. Qu’as-tu souffert pour ton art, que lui as-tu sacrifié ? C’est là-bas que j’en ai rencontré un, d’artiste ! Et un vrai, et un sincère va !… Après m’avoir promené d’atelier en atelier, le directeur me fit entrer dans une forge modèle. Figurez-vous une triple rangée d’enclumes, autant de soufflets rythmant à leur haleine éolienne la danse rouge des flammes ; une centaine d’hommes, le poitrail et le ventre protégés par le tablier de cuir raide comme une armure, pileux, hirsutes, noircis, formidables, leurs bras nus aux muscles saillants battant allègrement du marteau ; un tonnerre et une température de cratère en éruption ; une affolante dissolution de limaille dans la sueur humaine ; des éclairs de coupelle alternant avec des girandes de feu ; et, s’éclaboussant d’étincelles, des torses comparables à celui du Vatican.
À part ses dimensions énormes et son appareil plus nombreux, rien ne distinguait cependant cette forge de celles que nous avons rencontrées ; les forgerons robustes et magnifiques ressemblaient à tous les forgerons du monde. L’activité, la fièvre, l’émulation régnant dans ce hall immense étaient ni plus ni moins édifiantes que celles d’un atelier de travailleurs libres, et on eût stupéfait maint criminaliste, versé dans la science de Gall et de Lavater, en lui révélant les tares et les incompatibilités de ces athlètes de mine surhumaine.
En passant entre les files d’enclumes, un des frappeurs surtout me conquit par ses dehors : c’était un gaillard chenu, bien découplé, d’une physionomie douce et pensive, d’au plus trente ans. Le directeur m’avait montré dans ses salons d’admirables objets en fer battu rappelant ou plutôt perpétuant les exquises ferronneries du Moyen-Âge et de la Renaissance.
« Voici me dit-il, l’auteur de ces morceaux ! » et au marteleur qui ne cessait de corroyer le métal en ignition : « Karel, ce Monsieur a bien voulu trouver quelque mérite à vos menus ouvrages. – Non pas quelque mérite, mais le plus grand mérite ! rectifiai-je avec empressement. Ces grillages de fenêtre, ce foyer, ces torchères, cette rampe d’escalier sont tout bonnement superbes, et je vous en félicite de grand cœur ! » À l’accent convaincu, à l’expression catégorique de mes louanges, le visage sérieux du colon s’illumina d’un pâle sourire, ses prunelles orageuses irradièrent ; il me remercia d’une voix douce et pénétrée, mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignants que si j’avais insisté, et pressé sur la même fibre, l’expression de la gratitude du pauvre diable se fût résolue, sans doute, dans les larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plus bouleversé que lui et après avoir touché furtivement sa main calleuse, je m’éloignai rapidement, la gorge serrée et un brouillard devant les yeux.
« Figurez-vous, me dit mon pilote, lorsque nous fûmes sortis et tandis que je me détournais pour lui cacher mon trouble, que j’avais très avantageusement placé ce gaillard-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnête salaire et son baes le traitait avec force ménagements. D’ailleurs, j’avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait fallu des afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant la dernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, à l’ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du Dépôt. Je me flattais de l’avoir réconcilié avec la vie et avec la société. Eh bien, ne s’est-il pas avisé de quitter brusquement ses patrons et de venir sonner à notre porte. Amené devant moi, il m’a supplié de le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quel prétexte ? Cet original trouvait en dessous de sa dignité de louer ses bras à un forgeron de village qui les employait à des travaux grossiers et il s’estimait beaucoup plus heureux de s’appliquer comme réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, à des ouvrages de choix, à des travaux d’art du genre de ceux qu’on entreprend ici. Naturellement, je refusai de me prêter à cette singulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l’absurdité de sa préférence, je l’éconduisis en lui promettant de lui chercher un atelier plus digne de son talent. Il n’objecta rien à mes raisons, sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d’un ton sarcastique, tout à fait contraire à sa nature. Deux mois après cette entrevue, il me revenait mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec la fourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l’autorité judiciaire ; il se faisait admettre non plus par faveur, mais de droit, bel et bien nanti, en manière de lettre d’introduction, d’une patente d’incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu’il a eu purgé sa peine, pour lui épargner des récidives, j’ai consenti à le garder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si elle arrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-être sévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m’approuve ! Le moyen d’en agir autrement avec ce diable d’aristocrate ? » Le croirez-vous, loin de le blâmer, je félicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gré de ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vrais aristocrates, – c’était le mot – que j’eusse rencontrés… Oh ! rassieds-toi Marbol, et toi aussi Bergmans, je n’ai pas fini… Notre promenade s’acheva dans un mutisme lourd de pensées. Je me reprochais ma pusillanimité à l’égard de celui qui était resté dans la forge. J’aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnes sociales et lui crier : « Moi je te comprends, orgueilleux misérable ! Combien ton apparente partialité est plausible ! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu te livres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paie ne met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combien d’artistes ne t’arrivent pas à la cheville ! Puis, mon brave, je te devine un caractère trop impressionnable pour qu’il te fût possible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une première défaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux. Un faux pas t’aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tu préfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairs étranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tu produis à ta guise ! Ce pain que tu manges, aucun compétiteur ne te l’arrachera ; encore moins le voles-tu à ton frère dans la détresse. Plus de lutte pour l’existence, cette lutte qui finit par déteindre sur l’artiste. Pas de marchand, pas de parades, pas de public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieux comprendre nécessairement ton œuvre que les connaisseurs patentés, excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rare parce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leur subversive originalité ». Après cette apologie du rafalé et de l’insoumis, une terrible discussion s’engagea entre Laurent et ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompre les chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois un lambeau à l’ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voir ses féaux d’autrefois.
Il se replongea plus avant dans les quartiers extrêmes illustrés par les amours du garde-barrière ; pratiqua les repaires de la limite urbaine, les coupe-gorge du Pothoek et du Doelhof, les ruelles obliques du Moulin-de-Pierre et du Zurenborg, dont la vue lui pénétrait le cœur, lorsqu’il était enfant, et lui inspirait une curiosité mêlée d’angoisse et une pitié malsaine, cette zone excentrique, à l’est de la ville, véritable vestibule des Dépôts, salles d’attente des Maisons centrales, grouillantes maladreries morales.
Il battit aussi l’immense région des Bassins, commençant devant l’ancien Palais des Hanséates, dégarni de son campanile et de l’aigle impériale, et présentant une succession ininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solides comme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars. Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plus d’une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur un pont de bateaux. Sans trêve on en creusait d’autres plus profonds et plus vastes encore. À peine inaugurés, ils se trouvaient insuffisants pour les flottes marchandes qui s’y rencontraient des cinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuse Messaline du négoce, insatiable et inassouvie, s’élargissait les flancs pour mieux recevoir ces arches d’abondance et, toujours stimulée, luttait d’expansion et de vigueur avec ses copieux tributaires18.
Et sans cesse une armée de terrassiers du Polder s’évertuait à creuser, pour la reine de l’Escaut, un lit à la taille de ses amants.
Mais si elles étaient exigeantes, du moins ces amours étaient fécondes.
Le long des quais, alentour de chaque bassin, se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par les forces de l’eau et de la vapeur et desservies par des théories de débardeurs herculéens. Inquiétantes à l’égal des engins de balistique et de ces machines de siège, inventées autrefois par Giambelli, l’Archimède anversois, pour couler et fracasser les galions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menace perpétuelle vers le ciel, elles n’arrachaient plus les navires à leur élément, mais après avoir plongé, comme un poing armé du forceps, leurs crocs d’acier au tréfonds des cales, elles en guindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, les cargaisons recélées dans ces entrailles éternellement en gésine.
Communiquant avec les docks et avec la rade par de puissantes écluses pourvues de passerelles et de ponts tournants s’alignaient les cales sèches, ainsi qu’un hôpital attenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseaux malades ou blessés. Une nuée d’opérateurs, calfats, peintres, étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l’écorchaient, l’adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient à neuf ; et la rumeur des percussions, des maillets et des pics, couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et le fracas du portage.
Puis, après l’hôpital, la fourrière, la morgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchées sur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mine d’incurables, de baleines échouées, attendaient qu’on les déchirât ou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus et les menues épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cet endroit ? Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planches de rebut.
Puis il poursuivait encore. Il tournait les entrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et de naphte s’immergeaient comme des îlots dans des bas-fonds marécageux. Ici s’arrêtait, pour le quart d’heure, l’industrie de la grande ville. Barrant l’entrée de la campagne, vers Austruweel, régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse de rebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu, poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d’obtenir la cession et qu’elle s’empresserait de saper pour la convertir, comme ses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en cales sèches. Ah ! que ne pouvait-elle en agir de même avec tous ces retranchements et ces remparts dont on s’obstinait à l’entourer ! Car la cité, essentiellement marchande, subit à contre-cœur son rôle de place forte, quoiqu’elle y ait été prédestinée dès l’origine, par ce burg romain, son berceau, dont on voit encore aujourd’hui les vestiges et d’où la poésie spoliée et travestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa de Brabant, marquise d’Anvers, conjurait l’apparition de Lohengrin, son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique.
Gardant au cœur un dernier scrupule filial, au lieu d’abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de le bafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que des praticables d’opéra-comique.
Mais elle n’userait même pas de ces contestables égards envers les bastilles plus récentes.
Elle maudit comme une détestable servitude l’enceinte de fortifications que ses princes ne consentent à démolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin et les rendre inexpugnables.
La Pucelle d’Anvers, plus hautaine que belliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne crénelée dont on la coiffa de force.
L’histoire ne laisse pas de justifier la répugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieu de la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de tout temps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois, bombardée, puis forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et à sang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères, notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée, elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de ses cendres et disparaître avec sa fortune. Mais grâce à son fidèle Escaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence, elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre même au décuple sa prospérité ravie. À mesure pourtant qu’elle s’enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-elle de nouveaux sinistres ? Elle étale un luxe si insolent et tant de misères l’environnent ! Et plus son commerce fleurit, plus s’invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, qui contrarient non seulement son essor, mais la désignent, en cas de guerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effondrements suprêmes.
Continuellement les remparts chargés de canons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de la ruine et de la mort, à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Et la ville en arrive à envelopper dans la même animadversion les bastions qui l’étranglent et la garnison oisive et parasite qui semble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu’au courage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis ses mercenaires.
La manière dont se recrute l’armée ne contribue pas à la relever aux yeux de ces oligarques. Elle ne se compose, en majeure partie, que de pauvres diables ou de vauriens ; de conscrits ou de volontaires avec prime. Or les millionnaires, élevés dans le culte de l’argent, n’établissent guère de différence entre un indigent et un vagabond. L’armée tient à bon droit la garnison d’Anvers pour la plus inhospitalière. Les troupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôt une physionomie entreprise et contrainte. À la rue, instinctivement, ils s’effacent et cèdent le haut du pavé au bourgeois. Ils portent non pas l’uniforme du guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d’émaner du patriotisme d’un peuple, d’incarner le meilleur de son sang et de sa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de mortes-payes.
Les Anversois confondent ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices19.
Et, par une étrange anomalie, le préjugé du bourgeois d’Anvers contre le soldat, aveugle les gens du peuple, ceux-là même qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, les pères dont les garçons étaient ou deviendront soldats.
Il ne s’agit plus d’une haine de castes, mais d’une véritable incompatibilité de mœurs, d’une rancune historique dont l’Anversois hérite comme d’une tradition inhérente à l’air qu’il respire et au lait qu’il a tété.
Dans les guinguettes, les ouvrières refusent souvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles, la tenue revêt le galant d’une crânerie irrésistible ; ici elle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu’ils se sentent en nombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l’affront, mais piqués au vif, élèvent la voix, prennent l’offensive, mettent le bal sens dessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent du mépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers. Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins et soldats ; surtout dans ces tènements obliques, avoisinant les casernes de Berchem et de Borgerhout. Cette inimitié entre le civil et le militaire sévit même hors de l’enceinte fortifiée, dans la campagne des environs d’Anvers. Malheur au traînard qui regagne seul, le soir, un des forts avancés. Les ruraux apostés tombent sur lui, le criblent de coups, l’assomment, le traînent sur le pavé. Ces guets-apens appellent de terribles représailles. À la suivante sortie les frères d’armes de la victime descendent en force dans le village et s’ils ne parviennent pas à mettre la main sur les coupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent le mobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent les buveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières de Berchem sont livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche, les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d’alcool, les forcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et ne laissent plus vitre entière dans les châssis.
Le lendemain le colonel aura beau consigner le régiment dans ses casernes et interdire ensuite à ses hommes de hanter les estaminets de la région, après ces camisades la haine continue de couver, latente et sourde, et à la première rencontre éclatent de nouvelles et meurtrières conflagrations.
Naturellement Laurent prenait, dans la plupart des cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leurs antagonistes, les farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.
Il se conciliait surtout les nouveaux venus, les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues. Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois, mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment. Souffre-douleurs d’autres souffre-douleurs, c’étaient pour la plupart des terriens poupards et massifs littéralement déracinés de leurs villages campinois.
Laurent suivait les pauvres claudes dès ces grises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où, crottés jusqu’aux reins, ils gambillaient et beuglaient par la brume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes et de rubans de feu, l’air fallacieusement faraud d’aumailles primées aux comices agricoles, les yeux humides et perdus, bras dessus bras dessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés « en avant deux » de quadrilles. Ce spectacle lui retournait l’âme.
Puis il se représentait ces fanfarons d’allégresse, les premiers jours, à la caserne : Des instructeurs choisis parmi les plus braques, souvent parmi des remplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces patauds abalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leur gauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Et les brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées ! Puis, les trôleries, à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf ; par coteries de pays ; frileusement rapprochés comme des poussins de la même couvée ; les haltes béates devant les étalages et les tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leurs déhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliante de chien perdu ; le puéril travestissement guerrier s’adaptant mal à ces rudes manieurs d’outils et soulignant le contraste entre leur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.
Peut-être, samaritain renforcé, Laurent préférait-il encore au troupier soumis et passif, les déserteurs, les réfractaires, et jusqu’aux dégradés mis au ban de l’armée et affligés de la cartouche jaune.
En commémoration de la poignante énigme posée entre Beveren et Calloo, il hébergea et recéla durant plus d’une semaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir le viatique nécessaire pour passer à l’étranger, un évadé de la correction, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensif et ahuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et brave comme il était, dans les caponnières d’un fort marécageux et à se tordre sous l’arbitraire d’un officier en disgrâce. À l’heure de la corvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la pioche et pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchait en joue. Il avoua même à Laurent qu’il comptait moins regagner la liberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusils partirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que la maladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été de la miséricorde.