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Clara avait pris tout particulièrement en sympathie un manœuvre arrivant chaque jour du village de Duffel par ces matineux trains de banlieue qui drainent la main-d’œuvre rurale.
Il avait quatorze ans, soit cinq ans de plus que la petite Mortsel, un teint rosé de contadin, légèrement briqueté par places, des cheveux de filasse, de bonnes joues pleines, de grosses lèvres, de grands yeux bleuâtres, humides, ahuris et comme douillets, la physionomie débonnaire, des membres potelés, une carre robuste, l’encolure et les reins d’un goussaut, la démarche passive d’un athlète embarrassé de sa force.
C’était l’aîné de petits cultivateurs, mieux partagés sous le rapport de la progéniture que sous celui des écus. Ses parents le tenaient pour « innocent » ou « faible d’esprit » mais comme il était le plus grand, en attendant la croissance de ses frères ils l’envoyaient à la ville, malgré sa fêlure, gagner quelques centimes par jour.
Si la cervelle lui manquait pour devenir jamais un ouvrier passable, du moins serait-il apte au charriage des matériaux et rendrait-il les services mécaniques d’une chèvre et d’un ascenseur.
Maîtres et compagnons l’eurent bientôt jaugé et se mirent à exploiter à outrance cette force brute et candide incapable de rancune, de colère ou même de volonté.
Flup Barend, Flupi comme ils l’appelaient, servit de bardot non seulement aux ouvriers, mais encore aux apprentis de son âge. Taillé en lutteur, il se laissait berner comme le plus malingre des enfants de peine.
À six heures du matin, été comme hiver, par le froid, la pluie et les ténèbres, les tapées de travailleurs ruraux guettent le passage du train en battant de leurs sabots les dalles du quai. Un coup de sifflet prolongé annonce le convoi. Le fanal blanc, au ventre de la locomotive, grandit, s’écarquillé comme une prunelle de cyclope. Le frein grince ; las de se morfondre, le contingent de Duffel saute sur le marchepied avant que le train n’ait stoppé ; s’accroche par grappes aux portières et, les uns poussant les autres, s’enfourne dans les wagons de troisième classe déjà occupés par des cohortes plus lointaines.
Flup Barend a toujours peine à se caser. Ses compagnons, après l’avoir appelé dans leur caisse se serrent de mauvaise grâce, souvent les rudes espiègles le contraignent à rester debout et le repoussent à tour de rôle. Les plus avisés des gars, désireux de prolonger jusqu’à la ville leur somme interrompu, se sont emparés des bons coins, et s’allongent genou à genou. Les turlupins envoient malicieusement Flup Barend s’empêtrer dans les jambes des dormeurs. Alors empêchés de fermer l’œil, ceux-ci sortent de leur torpeur pour dauber furieusement le manœuvre. Ou si, par exception, il parvient à s’asseoir et qu’il essaie aussi de rabattre les paupières, ses voisins lui broient les côtes, le tirent par le nez et les cheveux, pincent ses cuisses, et ses vis-à-vis lui insufflent dans les narines l’âcre bouffée de leur première bouffarde. Ces voyages fournissent le plus fréquent sujet des conversations entre Clara et Flup, à la trêve de midi, lorsqu’elle entraîne le bénin garçon loin de ses persécuteurs et se réfugie avec lui sur le pas d’une porte. Car elle s’est éprise du souffre-douleur attiré, de son côté, par les mines apitoyées de la fillette. Pour savoir les tribulations du trop placide Flup, son amie doit l’interroger ; il ne se plaindrait pas du moment qu’elle l’a rejoint ; sa large face rayonne et il la mange de ses yeux de chien fidèle. Clara pochette toujours, pour ce tête à tête du midi, une pomme, un sucre d’orge, un caramel au sirop ou une autre de ces friandises du pauvre qu’elle partage avec Flup en se servant de ses doigts et même, ce qu’il préfère, de ses dents. Au jeu d’osselets succédant à ces amoureuses dînettes, elle le bat sans vergogne. Mais être vaincu par elle c’est de la jouissance. « Bon Flup, pauvre Flupi ! » ces mots reviennent sans cesse sur les lèvres de la petite, le bras passé autour de l’encolure de cette excellente pâte de garçon. D’autres fois indignée de sa mansuétude elle le pousse à la révolte : « Fi le polton ! Pâtir avec des bras pareils ! »
Flup promet de regimber, mais la première taloche le trouve aussi passif qu’auparavant.
Cependant Clara prend tellement à cœur la cause de son protégé qu’elle se brouille avec plusieurs maçons de ses amis, et refuse désormais de jouer avec eux. Son enfantine toquade pour le Mouton (c’est un des surnoms de Flup) amuse beaucoup l’équipe, rien moins que sentimentale, et ils punissent la gamine de ses bouderies et de ses infidélités en exerçant de nouvelles brimades sur son favori.
À présent, elle passe la plus grande partie du jour au pied de la bâtisse où s’éreinte le bonasse apprenti. Trompant à tout instant la surveillance de Rikka, elle s’esquive par un entrebâillement de la porte. Elle halète après la présence de son ami, elle n’a plus d’attention que pour Flup et les gestes de Flup : Elle l’attend dès le matin sur le chantier, à l’heure du débarquement des coteries rurales.
Le soir, au moment ou celles-ci détalent pour regagner leurs clochers, son cœur gonfle en voyant le blondin passer la blouse bleue, par-dessus sa cotte de velours fauve et mettre en bandoulière la gourde de fer blanc.
Ces enfants prolongeaient leurs adieux comme s’ils ne devaient plus se revoir ! Flup s’attardait, les yeux rivés aux prunelles humides de sa mie et ses mains calleuses froissaient les menottes moins gercées de la bambine.
Les journaliers de Duffel réclamaient Flupi, l’arrachaient même à ces caressantes étreintes, car ils n’entendaient point se priver de leur principale amusoire : « Allez hop le Mouton ! Assez de tendresse. Il en faut pour demain, Marche ! »
Clara brûlait de lui baiser ces bonnes grosses lèvres de bigarreau, mais elle se retenait sous les regards narquois des autres, de crainte que cette caresse balsamique ne rapportât de nouvelles bourrades au bien-aimé, et elle se contentait de le tâter le long du corps et de s’enfiévrer à la tiédeur particulière que sa jeunesse entretenait dans ses grossiers vêtements de velours côtelé.
Il se dérobait à grand’peine à ces douces privautés, puis se mettait à courir pour rattraper les compagnons et s’insinuait dans leur rang, emboîtait leur pas accéléré.
Une fois deux plâtriers décoiffèrent Flup et jetant et rattrapant sa casquette sur leurs spatules, ils finirent par plonger celle-ci dans la chaux vive.
En repêchant sa coiffure, le bardot faillit piquer une tête dans la matière corrosive, pour le plus grand déduit des regardants.
Clara, que cette scène exaspérait depuis des minutes, n’y tenant plus, vola comme une guêpe sur l’un de ces tourmenteurs, précisément ce grand échalas de Bastyns que son père avait si bien châtié autrefois, et l’agrippant aux jambes, se mit à le griffer, à le mordre, menaçant de lui crever les yeux.
L’autre paraît ces attaques en ricanant, n’osant molester la gamine de ce vigoureux Nikkel Mortsel. Celui-ci accourut et fit lâcher prise à l’enfant. Mais pour éviter le retour de ces accès et mettre fin à cette ridicule amourette, Rikka conduisit dès le lendemain la fantasque petiote à l’école gardienne.
Ce fut le plus dur des châtiments. Clara supplia, promit d’être très sage : « Je serai gentille avec tous les compagnons ; je ne parlerai plus jamais à Flupi, surtout qu’ils sont devenus mauvais pour lui à cause de moi ; je resterai tranquillement assise sur le trottoir et regarderai sans bouger. »
Les parents se montrèrent inexorables. Tous les jours Clara fut écrouée dans la classe des mioches où, pour empêcher toute école buissonnière, Rikka la conduisait et venait la prendre.
L’enfant dolente n’entretenait qu’une préoccupation : « À quoi pense mon Flupi ? Ne m’a-t-il pas oubliée ? Souffre-t-il autant que moi ? »