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Dès leur montée à la fortune, les Mortsel avaient mis leur fille en pension. Elle y resta trois ans, subissant cette vie de prisonnière avec de sourdes révoltes ; camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant bonne écolière. La maîtresse de littérature lisait comme des modèles ses devoirs révélant une imagination riche mais un peu excentrique, une sensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser et que piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait des intermittences de belle humeur et de mutisme. Elle s’attachait difficilement. « Son grand cœur en demandait trop », écrivaient naïvement les bonnes institutrices dans leur bulletin mensuel. Elles remarquèrent que, lorsque Clara se prit d’amitié sérieuse, ce qui ne lui arriva que deux ou trois fois, durant cette période d’études, ce fut pour une compagne peu jolie, peu coquette, une inférieure sous le rapport de la fortune, un souffre-douleur comme avait été le « Mouton ». Ces amitiés étaient violentes, concentrées, avec de brusques expansions ; elles rappelaient l’idylle de son enfance ouvrière : « Voyez cette maniaque de Clara, chuchotaient les pensionnaires, est-elle assez jalouse de ses laiderons ? Qui songe cependant à les lui disputer ? » Pour les laiderons elle aurait arraché les yeux et les cheveux aux plus grandes. Plus d’une de celles-ci fut traitée comme ce lâche Bastyns. En revanche, elle ne pardonnait pas la moindre trahison à ses favorites. Elle aurait plutôt souffert à se briser le cœur de désespoir et de regret que de rendre apparemment son affection à une ingrate.
Elle se brouilla avec toutes.
Gamine, elle était intéressante. Sa beauté ne s’annonça qu’à dix-huit ans, au sortir de l’internat ; mais alors Clara Mortsel représenta un de ces types de jeunes filles qui perpétuent à travers les siècles la réputation du sang d’une ville. Portrait avivé et mieux en chair de Rikka, elle ajoutait aux attaches fines, à la physionomie régulière de l’ex-camériste, la robustesse sanguine, la belle santé animale de l’ancien briquetier.
Les parents s’extasièrent devant cette transfiguration. Nul n’aurait suspecté dans cette florissante créature la bassesse de son origine. Eux avaient beau s’observer ; chez l’entrepreneur et sa compagne, tout trahissait la plus infime roture. Clara s’épanouissait, au contraire, avec la grâce d’une héritière : son geste, son port, sa mise, sa parole, revêtaient ce naturel suprême que confère seule la longue habitude d’alentours policés. Ces glorieux dehors donnèrent aux Mortsel tout apaisement sur la nature de leur enfant.
Les bizarreries de la fillette à Boom, sa passion de gamine pour le goujat de Duffel ne les avaient jamais inquiétés ; les réticences et les observations formulées dans les bulletins de la directrice de pension ne les préoccupèrent pas davantage ; et aujourd’hui ils ne songèrent pas plus qu’auparavant à contrôler les rouages de cette nature et à lire dans le tempérament derrière ses aspects. Ils subirent avec une humilité naïve et touchante la supériorité de « leur Clara ». Loin de songer à la diriger, ils se laissèrent conduire par elle, sans jamais la contrarier, heureux de se prêter à ses fantaisies. Ils la trouvèrent accomplie, irréprochable. Elle flattait leur orgueil de parvenus, elle démentait leurs commencements plébéiens. C’était la justification de leur fortune, la raison d’être de leurs millions, leurs vivants titres de noblesse.
À la vérité, Clara méritait leur affection ; seulement, s’ils avaient été des analystes capables de se rendre compte des ressorts secrets d’un être, leur amour fut parti d’une profonde pitié plutôt que d’une admiration idolâtre.
Chez cette adolescente de formes si nobles, en qui, sauf les vertigineux yeux noirs, rien n’évoquait la petite sauvagesse de jadis, se développaient les anciens instincts. La société n’eut pas plus raison de ses penchants que l’internat. Son caractère impressionnable ne se trempa point et continua de se refuser aux impressions communes ; ses imaginations excessives ne se tempérèrent pas au frottement de la vie ; ses affinités et ses antipathies s’accentuèrent de part et d’autre et se repoussèrent davantage au lieu de s’équilibrer.
La mansuétude de l’enfant, sa partialité pour les ouvriers, loin d’avoir été corrigée par l’éducation, croissaient, gonflaient avec l’ardeur d’une suggestion rare, d’un sentiment incompris. Du jour où, fille de millionnaire, les convenances adoptées par ses nouveaux pairs la forcèrent de rougir de son extraction et de mépriser ses anciens égaux, sa tendresse pour le peuple ne se manifesta plus, mais la dévora d’une passion intense et inextinguible comme un feu souterrain. Peut-être eût-elle proclamé ses prédilections malgré le monde et les lois sociales, si ce besoin de se dévouer, de se ravaler, d’être complaisante à des gens au-dessous d’elle, de consoler les gueux de leur abjection en partageant celle-ci, si ces élans de sœur de charité ne s’étaient compliqués de curiosités physiques, d’aspirations à des voluptés exceptionnelles, de désirs d’anges épris de simples hommes et anxieux de choir à n’importe quelle profondeur pour retrouver ces êtres faits d’argile et d’ouvrir des trésors de caresses et de douceurs aux victimes de nos conventions, souvent les élus de la Nature, souvent les plus beaux et les meilleurs d’entre nous.
Elle était attaquée de la nostalgie de la déchéance. Elle construisait son roman à rebours de celui que rêvaient pour elle ses parents éblouis : son prince charmant serait un fruste enfant du peuple.
Elle portait à l’humanité laborieuse une sorte de culte panthéiste. Une plèbe énorme, rousse et farouche comme les fauves, hantait ses rêves.
De bonne heure elle se prêta à l’attirance des foules. En temps de réjouissances populaires elle entraînait Rikka vers les champs de kermesses, rien n’étant comparable à la douceur de se perdre dans ce grouillement.
Pâmée comme un baigneur langoureux qui s’abandonne à l’action des vagues gaillardes, elle se laissait porter par le remous des flâneurs forains, dans la tourmente des cymbales et des gongs accompagnant les parades. Soldats, ouvriers, rôdeurs, badauds de tout poil, entretenaient autour d’elle un moutonnement de têtes animées. Elle goûtait la pression chaude des corps, le serrement des poitrines contre les poitrines, l’écrasement des gorges contre les dos, les jambes entrant l’une dans l’autre, les jupons des femmes s’ériflant aux pantalons des hommes, les poussées des drilles facétieux.
Elle n’oublia jamais la cohue d’un soir de feu d’artifice, où sa mère avait failli la perdre et où elle était restée, sans répondre aux cris de Rikka, enivrée par la bousculade, pleine d’un vague désir de mourir sous les souffles de toute cette humanité bruissant au-dessus d’elle. Et sa mère l’avait ramassée comme elle allait tomber sous les pieds d’une bande de gars éméchés fendant la cohue à coups de coude et de genoux.
En même temps, surtout depuis sa puberté, s’intensifiaient ses préférences sensorielles.
Certain timbre de voix lui rendait un personnage à jamais bien voulu ; elle n’eût jamais distingué ce passant sans la nuance et les plis du vêtement qu’il portait, sans tel débraillé crâne ou cet autre sans telle façon de se caler sur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton fané comme si elles subodoraient une capiteuse essence.
Elle devait garder toute la vie, de sa première idylle, une prédilection maladive pour les manœuvres et particulièrement pour les maçons. Et comme dans le rappel des êtres et des choses elle ne séparait jamais leur forme de leur couleur et de leur entourage, les teintes vagues des hardes des goujats la captivèrent entre toutes.
Elle en tint toujours pour le rouge brique tirant sur le brun, les blancs fatigués et blafards, les indigos brouillés, les amadous bavochés, les roux éteints.
Aucun ragoût ne lui était comparable aux cassures et à la patine de ces vestes et de ces grègues de velours, luisantes par places, usées aux angles et aux protubérances des tâcherons.
Elle savourait les subtiles dégradations de ces frusques rapetassées qu’on dirait composées de feuilles mortes poudrées à blanc par le givre et qu’elle s’imaginait, au souvenir tragique et lancinant du doux manœuvre, son pitoyable ami, éclaboussées d’une pourpre plus aveuglante que celle des frondaisons septembrales…