Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
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IX

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IX

Il y avait dans Clara un être raisonnable et normal qui répudiait les goûts exceptionnels de sa seconde nature. Tantôt elle souffrait de ne pas ressembler aux autres jeunes filles, tantôt elle se trouvait presque heureuse de l’inédit de ses impressions.

 

Elle devint forcément dissimulée et cacha ses appétences comme on tient cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne la trahit. Pour mieux dérouter ses auteurs elle fit taire ses répugnances et parut supporter, sinon rechercher, tout ce que la société invente d’agréments et de distractions. Elle feignit de sourire dans les sauteries bourgeoises à de jeunes fats dont la peau satinée et parfumée refluait le fluide sympathique sous son épiderme ; elle écouta en minaudant à propos leurs uniformes madrigaux.

 

Ah ! combien se fût-elle rendue plus promptement à l’éloquence d’un rauque juron et d’un geste de barbare !

 

Elle joua cette comédie à la perfection, trouvant moyen d’éconduire, sans trop les étonner, les prétendants les plus opiniâtres et les mieux vus de ses parents. Le père Mortsel, doublement aveuglé par sa gloriole de parvenu et par son culte pour son enfant, attribuait à des visées plus hautes que les siennes les dédains et les refus de sa fille. Loin de s’en délier, il inclinait à trouver cette morgue digne de leur nouvelle condition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhomme d’authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à ne recommander personne à sa fille.

 

La nécessité de donner le change à ses parents et au monde sur ses réquisitions, prêtait souvent aux allures de Mlle Mortsel quelque chose de timide, d’effaré ou de distrait dont les physiologistes les plus clairvoyants n’auraient jamais pu suspecter l’origine et qui l’embellissait encore aux yeux de ses poursuivants. Ils prenaient pour de l’ingénuité et de la pudeur aux abois les effets de la contrainte.

 

Dans la crainte de se trahir, Clara affectait également de traiter avec plus de superbe que ses parents, les ouvriers de l’entrepreneur qu’elle rencontrait sur le chantier en descendant au jardin ou qu’elle croisait sous la porte.

 

Le digne Nikkel qui se reprochait souvent comme un crime ses rechutes de familiarité avec ses salariés, se réjouissait des façons altières de sa Clara vis-à-vis de ces peinards et se la proposait en exemple.

 

Qui aurait pu détromper l’heureux père et l’édifier sur la vraie nature de sa fille en lui racontant ce qui se passa souvent dans la chambre virginale dont les fenêtres s’ouvraient sur les magasins ?

 

Une main fébrile écartait légèrement le rideau de reps bleu,  – ah ! si peu que Nikkel, Rikka ou personne ne l’aurait remarqué – et longtemps Clara épiait le va-et-vient de cette gent infime.

 

Elle se délectait comme à l’époque de la ruelle du Sureau et plus passionnément qu’alors aux mouvements brusques de ces francs travailleurs, à leurs coups de rein et de jarret, à leurs postures de gymnasiarques. Elle s’immisçait, en esprit, dans leurs chamaillis et, acceptant comme un soulas la part de gourmades et de taloches que l’un ou l’autre de ces mâles se vantait de distribuer à sa femelle, elle éprouvait des rages de se jeter à leur cou, d’être mordue et broyée, mais finalement possédée.


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