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Toujours d’aguets, à proximité des colloques populaires, elle avait souvent entendu parler d’un quartier où couraient polissonner les Anversois et se soulager les marins.
Dans ses courses inquisitoriales à travers la ville, elle fut longtemps sans rencontrer ces parages réputés que son imagination se représentait sous des couleurs aveuglantes : des rouges exaspérés correspondant, pour l’ouïe, aux fanfares les plus stridentes et, pour l’odorat, à des bouquets outrageusement vireux. Flâneuse émancipée dont aucun chaperon ne contrôlait les pas, libre de ses mouvements comme les jeunes Anglaises – le père Mortsel ne jurait plus que par les Anglais – Clara n’osa jamais pourtant s’enquérir de la topographie de ces antres où les femmes honnêtes ne s’aventurent que durant le carnaval, pilotées par leurs maris et à la faveur du domino et du loup.
Clara savait le nom bisyllabique, Rit-Dyk, de ces maisons de joie, et ce nom lui venait machinalement aux lèvres durant ses heures malconseillères. Elle apprit aussi que cet élysée s’agglomérait avec le quartier maritime et les vestiges de l’ancienne ville.
Longtemps elle rôda par les rues de la région batelière et faillit prendre pour ces lupanars les sordides auberges où logent, s’embauchent et se débauchent les simples matelots. Elle épelait les enseignes : Alla cita di Genoa – Posada Espanol – In der Stadt Hamburg – In the city of London – avec des envies de suivre dans un de ces bouges les gaillards de belle encolure qui y turbulaient.
D’abord elle ne parcourait qu’avec répugnance ces rues étroites et puantes où grouillait une population cosmopolite, mangeuse de carrelets et de harengs, les hardes goudronnées comme la carène d’un vieux navire ; mais engagée dans ces parages elle ne les quittait qu’après en avoir longé tous les méandres. Elle entrait dans la rue Chapelle des Bateliers par la plaine Falcon, se faufilait entre les camions lèges encombrant les abords de la Maison Hanséatique. Le matin, les voituriers des « nations »1 venaient atteler à ces chars leurs chevaux énormes et les « bacs »2 raccoler, au Coin des Paresseux, des compagnons aussi indolents que robustes. La manutention du port commençait à sept heures, les lourds véhicules s’ébranlaient avec fracas au milieu d’un concert de jurons et d’anguillades. Et à midi, les débardeurs fatigués s’allongeaient sur les montagnes de marchandises ou sur leurs haquets. Souverainement plastiques les poses de ces forts de corporations. Charpentés à grands coups, le torse épais, croupés comme leurs chevaux, ils allaient lentement, en gens sûrs de leur force, avec majesté, ces coltineurs, aussi décoratifs que les grands navires noirs dont les mâts quadrillaient l’horizon à perte de vue des Bassins.
Souvent Clara rougissait sous sa voilette lorsque l’œil scrutateur d’un gabelou ou la prunelle expressive d’un matelot la dévisageait ; elle redoutait de passer devant le Coin des Paresseux, mais la fascination physique l’emportait sur la répugnance morale.
Là, demeuraient tout le jour les lazzaroni incorrigibles, la racaille des pilotins, les travailleurs honoraires, aussi admirablement bâtis que les bons bouleux, les lions éternellement au repos, se contentant de représenter, pipant, mains en poches, éborgnés par la visière de leur casquette raffalée et de travers, adossés à la façade du cabaret, clignant des yeux, bâillant, se querellant et n’exerçant leurs biceps que pour se prendre au collet, sous l’influence du genièvre. Ils invectivaient les passants, raillaient ceux des leurs en train d’ouvrer, intimidaient les femmes par leurs gravelures.
Après de longues circonvolutions de barque qui louvoie, Clara revenait invariablement s’exposer à ce rassemblement picaresque. Le cœur lui battait, son pas se ralentissait et elle côtoyait avec une terreur délicieuse l’alignement de ces bayeurs. Quel que fût leur cynisme, ces bougres n’osaient pas interpeller aussi grassement cette dame que les guenipes de leur caste. La toilette décente de Clara ne rappelait guère la mise excentrique des gourgandines dont plus d’un de ces copieux gaillards apaisait les fringales. Elle les intriguait ; ils se touchaient le coude et se la désignaient sans parler ; se contentant de braquer sur la « madame » leurs yeux de félin qui se ramasse prêt à bondir. Mais à peine avait-elle atteint le bout de la rangée que déjà les turlupins échangeaient leurs réflexions sur la flâneuse ; celle-ci s’éloignait plus rapidement avec des envies de s’arrêter et d’écouter les hommages de ses admirateurs mal embouchés.
Elle reprenait sa course, s’arrêtait sans but, machinale, devant des étalages de victuailliers, d’opticiens, de marchands de casquettes, étourdie par le roulement du trafic et le bruit des disputes des mégères que vomissait, par intervalles, comme une gueule béante, l’ouverture noire d’une impasse. Elle relisait les mêmes noms aux coins des rues, noms rogues ou croustillants, surtout évocatifs en langue flamande : Klapdorp, rue de la Culotte Bleue, Leguit, Kraaiwyk, Pensgat, Pont-Cisterne, Canal des Vieux Lions, rue du Coude Tortu, Schelleken, Coin-Riche. Nulle part ne luisaient ces syllabes troublantes : Rit Dyk.
Gabariers, « commis de rivières », « capons » des canaux, tenanciers clandestins, fripiers, rôdeurs de quais, aide-bateliers, mousses en rupture d’engagement, arrimeurs en ribote, proxénètes des deux sexes, c’était là le monde qu’elle coudoyait.
Sur les trottoirs se colletait une marmaille de bâtards ; des fils de ribaude blonde comme la blonde Germanie héritaient du teint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le timonier italien échoué une nuit chez le logeur allemand. Une fillette grasse et potelée descendait du croisement furtif d’un lamaneur hollandais et de la servante d’un coupe-gorge espagnol. Enchevêtrés comme des nœuds de vipérions, les polissons se dégageaient au passage de la jeune bourgeoise, éblouis par ce bout de jupon blanc qu’elle montrait en se troussant. Elle fixait dans sa mémoire, pour l’évoquer souvent, comme de taquins fantômes, l’apparence des plus grands de ces gueusillons : tignasses bretaudées ou crépues, frimousses jolies mais déveloutées qui l’avisaient avec plus d’effronterie encore que leurs aînés de tout à l’heure et riaient, et grimaçaient, et se tortillaient, en dardant sensuellement vers elle, leurs langues rouges de louveteaux.
Elle prisait fort l’élégance pleine de langueur et de sensualité de certains adolescents de profession vague, immobiles durant des heures en face des grandes nappes d’eau fluviales sur lesquelles planent des vapeurs que le soleil convertit en pulvérin d’argent. La casquette à large visière plate et à liseré d’or coiffe fièrement les visages de ces pseudo-aspirants de marine. Se sachant regardés ces éphèbes recouraient à des postures avantageuses : ils s’étiraient, ployaient et écartaient les jambes, esquissaient lentement et comme à regret des feintes de lutteurs, quittes à retomber dans leur cagnardise quand s’éloignait la belle passante. Et à force de les emplir de la vision lubrifiante de la rivière et des nuages, il semblait à Clara que l’aimant pervers de l’eau se fût communiqué aux prunelles de ces contemplatifs.
Puis elle gagnait les canaux ou bassins remplis de bâtiments mouillés contre à contre. Un pont tournant s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque navire remorqué, et elle faisait halte parmi les piétons affairés, dans un embarras de voitures et de binards. En attendant que les bateaux eussent défilé et que le pont fût rendu à la circulation, un passeur godillait dans son bac les personnes les plus pressées.
Clara, elle, avait toujours le temps et s’oubliait longuement sous les arbres ombreux le long des quais du fleuve. Avec leurs bâches goudronnées, les amas de marchandises semblaient d’immenses catafalques autour desquels on aurait dit que les débardeurs, le coltin drapé comme une cagoule de pénitent, sûrs et solennels dans leurs manœuvres, accomplissaient les rites d’un culte redoutable.
Les brises de l’Escaut rafraîchissaient ses tempes trop battues. Les chaînes des grues grinçaient, des ballots s’engloutissaient avec un bruit sourd à fond de cale des transatlantiques ; on entendait tinter les cloches des paquebots et battre les pics des calfats radoubant les carènes avariées. Les chevaux géants continuaient d’émouvoir les longs chariots. D’un côté à l’autre des bassins, les navires crachant la vapeur avaient l’air de vieillards bougons, grommelant quelque invective à l’adresse du voisin. Au loin, des voiles gonflées figuraient le jabot d’énormes pigeons blancs et le panache de fumée d’un steamer gagnant la mer s’élevait là-bas, au-dessus des campagnes, visibles plus longtemps que le fleuve, qu’une courbe cachait à un quart de lieue de la rade derrière les polders de Waes. Et des mouettes sautillaient avec de petits cris aigus sur l’eau blonde frangée d’écume.
Cependant le carillon de la cathédrale égrenait ses notes comme édulcorées au voisinage de la grande rivière.
Clara songeait à l’heure et, attardée, regagnait l’avenue du Commerce, en tournant une dernière fois les édifices babyloniens des docks et entrepôts.