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Un soir d’automne qu’elle avait prétexté des emplettes à faire avec une amie, mais qu’elle cédait surtout à la fantaisie de contempler, sous leur aspect nocturne, les champs de ses pérégrinations, elle se trouva derrière le marché au poisson, dans une cour étroite bordée de hautes murailles d’apparence féodale.
Une sorte de tunnel s’enfonçait sous une manière de pont que surplombait un grand crucifix paraissant blanc tant les maisons avoisinantes condensaient de ténèbres dans leurs pignons de bois vermoulu. Où aboutissait ce tunnel ? L’idée du quartier mystérieux que Clara désirait connaître fit qu’au lieu de tourner les talons elle s’engagea courageusement sous cette voûte obscure.
Après quelques pas elle déboucha dans une ruelle ressemblant à un étroit et profond boyau. Des toits en dents de scie et des pignons en escalier tailladaient le ciel opaque.
Il était à peine huit heures et cependant tout dormait dans ces habitacles de bois remontant aux Espagnols et dont aujourd’hui les mareyeurs, les marchands de moules et d’anguilles imprégnaient les parois des iodures de leurs marchandises. À un tournant de cette ruelle le passage lui fut barré par un immense édifice, un vieux « steen »3 flanqué de tours et de clochetons à chaque angle de ses façades et soubassé de contreforts comme un manoir féodal.
En approchant, Clara constata qu’au bas de ce monument s’ouvrait une arche analogue à celle qu’elle venait de franchir.
Cependant elle commençait à se repentir de son escapade et allait rebrousser chemin, lorsqu’elle perçut, dans le silence claustral de cette région, une musique entraînante, une symphonie de harpes, d’accordéons et d’archets.
Les sons partaient de l’autre côté de ce nouveau tunnel. Ces accords précipités, rythmés comme des cinglements de fouet et des coups d’éperon, vainquirent la peur de la noctambule et elle enfila en courant ce corridor louche.
À la sortie la voie s’élargissait brusquement et dévalait en pente douce. Le bruit partait du bas de la rue. Clara continua de marcher à sa rencontre.
À mesure qu’elle avançait, la rue d’abord morne et noire comme le quartier qu’elle laissait après elle, se réveillait et se peuplait. Des groupes de rôdeurs longeaient les hautes maisons aux rez-de-chaussée illuminés et aux portes ouvertes. Des ombres des deux sexes passaient et repassaient devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges.
Sur presque chaque seuil une femme en toilette blanche, penchée, tête à l’affût, épiait des deux côtés de la rue l’approche des clients et leur adressait de pressantes invites.
Matelots ou soldats déambulaient par coteries, bras dessus bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s’arrêtaient pour se concerter et se cotiser. Fallait-il entrer ? Ils retournaient leurs poches, hésitaient encore jusqu’à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d’amour, souvent l’un souvent l’autre donnât l’exemple. Le gros de la bande suivait à la file, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, les recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants, que le curé avait mis en garde contre les sirènes de la ville, courbaient l’échine, riaient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Ceux-là, esbrouffeurs, durs à cuire, remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussaient résolument la porte du bouge. Et l’escouade s’engloutissait dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d’algarades, de graillements, de bourrées de matelots et de refrains de caserne.
D’autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudaient et pour se venger de la dèche se gaussaient des appareilleuses et leur faisaient des propositions saugrenues.
Clara savait maintenant où était le Rit-Dyk.
Elle se proposait de ne pas en voir davantage, chaque pas en avant serait le dernier ; puis elle se ravisait et poursuivait encore.
La circulation devint plus difficile. Les escouades de drilles se multipliaient en même temps que se renforçaient les théories des prêtresses. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantes se balançaient au bras de leurs seigneurs de hasard. Les sanctuaires d’amour, à droite et à gauche, se succédaient de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés ; de chapelles ils se faisaient temples. Au fronton de l’entrée de deux bâtiments sans étage, Clara lut en lettres de feu, « Waux-Hall » et « Frascati ». C’étaient des salles de bal. Des couples qui s’y rendaient, impatients, fringuaient dès la rue.
Une bouffée de vent frais chassa dans cet air chargé d’effluves érotiques et souleva la voilette de la promeneuse. Inquiète, elle la rabattit sur son visage. Le fleuve, à marée haute, se lamentait, les vagues battaient les pilotis des débarcadères et on entendait aussi glouglouter l’eau envahissant la cale.
À présent, au lieu de longer les quais et de s’éloigner de ces rues mal famées, Clara fit volte-face, rappelée par une venelle qui débouchait dans l’artère principale et où l’animation semblait plus furieuse encore. Elle détourna à gauche et quittant le Fossé-du-Bourg, se trouva cette fois dans le Rit-Dyk même, au cœur de la paroisse de joie.
Ici, des façades hautes comme des casernes croisaient les feux de leurs fenêtres. Les vestibules pompéïens dallés de mosaïques, ornés de fontaines et de canéphores, renommaient les merveilles de l’intérieur. Et derrière les hautes glaces incrustées de symboles et d’emblèmes, sous les plafonds polychromes à l’égal des oratoires byzantins où dominaient les cinabres et les ors affolants, Clara devinait la débauche échevelée, les longues pâmoisons sur les divans de velours rouge et dans les larges lits de Boule.
La rue se saturait d’un composé d’odeurs indéfinissables où l’on retrouvait, à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Les fenêtres des étages ouvertes mais grillées comme celles d’un couvent, épanchaient sur la foule les relents capiteux de l’alcôve.
Et ici, les femmes plus provoquantes que dans la grand’rue entraînaient presque de force les récalcitrants et les baguenaudiers. Et toujours le raclement des guitares, les pizzicati des harpes, les bourrées des musicos et les refrains des bouïs-bouïs, les cliquetis des verres et la détonation du champagne dominaient la pédale sourde de la foule.
Aux intervalles d’accalmie on entendait pleurer l’Escaut contre ses berges, et parfois, la sirène d’un grand steamer accoté sifflait rageusement la saturnale.
La parure sombre, l’allure dépaysée, la réserve de Clara avaient été remarqués par ce monde attentif, aux sens très aiguisés. Une sarabande de viveurs mondains qui venaient continuer dans ces régions gaies l’orgie commencée au restaurant, faillit l’enlever dans ses rets.
Les matrones se hélaient de porte en porte pour se dénoncer cette intruse. D’horribles reproches la souffletèrent. Des hommes avinés la regardaient sous le nez et s’acharnaient à ses trousses. Elle gagna peur et, n’osant plus reculer ou avancer, elle eut envie de se mettre sous la protection des argousins préposés à la surveillance de ces dédales, en prétextant d’avoir perdu son chemin.
En ce moment une lourde main s’abattit sur son épaule, un souffle moite et brûlant courut dans son cou, et une voix rude mais jeune prononça à son oreille quelques mots d’une langue inconnue. Elle se retourna. Un mousse anglais, de belle encolure, emplissant bien sa culotte boucanée et son tricot bleu, la regardait de ses yeux d’enfant, des yeux qui avaient douze ans comme le corps en avait vingt ; et la bouche, non moins fraîche et enfantine, répéta les mêmes mots d’un ton suppliant et mouillé. Du bord de son béret, campé en arrière, s’échappaient des frisons de cheveux blonds qui offusquaient son front.
Comme Clara ne bougeait pas et se taisait, le jeune marin la prit par le bras et de l’autre main, pour mieux se faire comprendre, il puisait rageusement dans son gousset, et lui montrait de l’or, tout le salaire d’une traversée de plusieurs mois. Elle s’avoua la beauté de cet adolescent et son admiration grandissait si impérieuse, la sympathie la gagnait à tel point que toute lueur de raison allait s’éteindre. Mais un dernier éclair traversa sa pensée endormie, hypnotisée par le désir ; au moment où il l’entraînait, elle se vit perdue, salie, maudite par son père, la risée de la ville hypocrite et méchante, friande de scandales ; et d’un mouvement brusque, elle échappa à l’étreinte de l’entreprenant blondin, se perdit dans la cohue, et courut comme une dératée sans se retourner, poursuivie – lui semblait-il – par des rires et des huées, le sang affluant à ses oreilles, jusqu’à ce qu’elle arriva à la porte du logis Mortsel.
Là, avant de sonner, elle s’arrêta, comprima les battements de son cœur, ses genoux se dérobant sous elle, et, moins pressée, elle se retourna vers les quartiers d’où elle venait de s’enfuir ; presque repentante, à présent, de sa panique, tâchant de scruter les ténèbres, espérant qu’il l’avait poursuivie, le hardi camarade, qu’il allait la rejoindre, que la main du dompteur s’abattrait sur son épaule, qu’il reviendrait s’emparer d’elle et l’emporter quelque part dans un coin où ils ne seraient qu’à deux.