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Les Mortsel achevaient de déjeuner. Après un coup de timbre, le domestique annonça qu’une voiture de maître venait d’arrêter à la porte, et qu’un monsieur mince et pâle demandait l’entrepreneur. Nikkel prit à peine le temps de s’essuyer la bouche et se précipita à la rencontre du visiteur. En ce moment, celui-ci poussait la porte de la salle à manger :
– Monsieur le comte… Quel honneur ! Excusez-nous… Vous me voyez tout confus… Ma femme… Clara, ma fille unique, Monsieur le comte… Monsieur le comte d’Adembrode dont je vous entretiens tous les jours… Clara avancez un fauteuil à Monsieur le comte… Il daignera s’asseoir un instant à notre table… Oh ! ne nous refuser pas cette faveur… Un verre de vin d’Espagne ?… Rikka voilà les clefs de la cave… Vrai, votre présence nous comble de bonheur… Et plus je vous regarde, plus vous me représentez le portrait vivant de feu votre très noble mère…
Au flux de ces inepties, le compère jouait l’affairement, convaincu que rien ne flatte autant la vanité des grands que le trouble causé par leur simple apparition. Le comte, souriant, avait touché la main du parvenu, et salué la mère et la fille, sans accorder d’attention à l’ameublement de la pièce. Il était jeune encore, disgracieux, long et blême ; vêtu de noir. Des traits anguleux, le nez trop aquilin, l’exagération de ce qu’on appelle un profil de race. Après avoir formulé quelques excuses que ne voulurent point entendre les Mortsel, ses prunelles grises comme l’acier amati s’arrêtèrent sur Clara et c’est à elle qu’il semblait dire l’objet de sa visite : quelques réparations à faire à son château d’Alava près de Santhoven.
Cette grande jeune fille aux saines couleurs, aux yeux expressifs, à la bouche sensuellement rouge, avait produit sur le gentilhomme une impression qui n’échappa ni à Nikkel ni à sa compagne. Il s’embrouillait dans ses explications, comme si le donjon trois fois séculaire que l’art du père Mortsel devait empêcher de s’écrouler, avait été à autant de lieues de ses préoccupations que de la chaise, où s’asseyait, en face de lui, la fille de l’entrepreneur. L’air d’apparente réserve de Clara renforçait le charme de son appétissante physionomie. Le comte n’avait cru s’arrêter que quelques instants chez son maçon. Il n’eut pas la force de refuser le verre de sherry offert par la jeune fille. Il chercha un compliment, ne trouva qu’une banalité. Nikkel Mortsel et sa femme jabotaient à l’envi, sans prendre haleine, sans doute pour mettre leur interlocuteur à l’aise, et se récriaient à l’évocation des moindres objets touchant de près ou de loin au noble visiteur. Clara parlait aussi peu que le comte ; mais ce n’était pas l’enthousiasme qui lui embarrassait la langue devant le premier comte vivant, le premier noble en chair et en os, qu’elle avait l’occasion d’approcher et d’entendre. Elle comparaît, à part elle, ce godelureau transi à ces preux du moyen-âge, à ces hommes de fer, figurés sur les tombeaux gothiques, ou portraicturés dans les vitraux des cathédrales.
Les quelques mots qu’elle prononça achevèrent de griser le jeune homme moins par leur signification que par leur musique. La voix de Clara, descendant vers le contralto, présentait un timbre chaud, voilé par instants, qui s’harmonisait avec le velours de ses noires prunelles, le moelleux de sa chevelure sombre, la moiteur de ses lèvres vivaces, la langueur caressante de son geste, les sculpturales ondulations de son corps, sa riche carnation imperceptiblement duveteuse comme celle d’un noble fruit septembral.
Warner d’Adembrode se surprit à détailler cette plébéienne avec une obstination inéprouvée devant les femmes les plus vantées de son monde. Il remarqua le nez court, plutôt retroussé que busqué, charnu au bout, les narines très dilatées ; le menton grassouillet, rond, marqué d’une fossette comme d’un coup de pouce, le col fort, cerclé de deux lignes parallèles fixes comme des fils de soie entre lesquels la chair capitonne, la pomme d’Adam assez accentuée et un débordement de la nuque à l’attache du cou.
Elle portait ce jour-là une toilette de soie lie de vin garnie de velours mordoré, et comme unique bijou un collier de cornalines dont les reflets pelure d’oignon épandaient un hâle sur sa pulpe savoureuse. Ainsi, dans certains tableaux de Jordaens, les flammes d’un vin doré rehaussent en la métallisant la nudité des bacchantes. Une demi-heure s’écoula. Le comte, cloué sur sa chaise, l’air à la fois distrait et charmé, oubliait de s’en aller et ne trouvait d’autre moyen pour prolonger sa visite que de reparler du pignon et de la toiture du manoir d’Alava, endommagés par le dernier ouragan, seulement, cette fois, dans l’intention transparente d’être agréable au père de Clara, il résolut d’ajouter une aile à cette demeure ; l’architecte arrêterait aussitôt un plan que Mortsel exécuterait.
Sur le seuil de la porte, où la famille le reconduisait avec force révérences, Warner s’attardait et s’obstinait à rester découvert malgré les protestations de l’entrepreneur.
– Faites mieux que ce que nous avons décidé, finit par dire le comte ; lorsque vous viendrez à Santhoven, emmenez donc ces dames. Je leur montrerai le château que les notices des archéologues exaltent comme une des choses les plus curieuses de la contrée… Chaque salle a sa légende, souvent une terrible légende… D’ailleurs si ces vieilleries ne vous intéressaient pas, je crois que la promenade vous plaira. Tout autour du parc, des bois magnifiques s’étendent jusqu’à Zœrsel et Magerhalle… Ainsi, c’est convenu ; ce jour-là je vous retiens à dîner… Ne me remerciez pas ; je serai votre obligé…
Et craignant un refus, que les parents n’avaient aucune envie et Clara aucun courage de formuler, il s’élança dans son coupé, qui détala à fond de train.