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Warner d’Adembrode de Rohingue sortait d’une ancienne et illustre maison de cette partie du marquisat d’Anvers connue sous le nom de pays de Ryen. Sa généalogie remontait même à Rohingus, premier seigneur de cette contrée, régnant en 725.
Grands batailleurs, dès l’origine des d’Adembrode figuraient parmi les paladins cités dans les vieilles chansons de geste. On trouvait plus tard des d’Adembrode mêlés aux guerres engagées par leurs suzerains, les ducs de Brabant, contre les comtes de Flandre.
Un autre d’Adembrode, sire Rombaut dit le Martyr, accompagnait en 1398 Jean de Bourgogne, alors comte de Nevers, dans sa croisade contre Bajazet. Prisonnier après le désastre de Nicopolis, l’intercession du comte de Nevers lui valait d’être compris avec celui-ci parmi les vingt-cinq hauts barons français que le sultan consentait à épargner moyennant rançon. Mais sire Rombaut déclina cette grâce, il entendait partager le sort du commun de ses compagnons, et pendant que les janissaires massacraient ces chevaliers désarmés, il courut se jeter sous les cimeterres des égorgeurs et il ajouta son cadavre à cette hétacombe de chrétiens. C’est après cette guerre funeste qu’on appela Jean, le Sans Peur. Mais sire Rombaut avait mérité un surnom plus glorieux encore.
À la bataille de Gravelines, le comte François d’Adembrode chevauchait à côté de Lamoral d’Egmont ; une arquebusade, destinée au général, l’abattait et, emporté sous sa tente, il expirait pieusement, consolé d’apprendre la victoire des siens sur les Français.
À l’encontre de la généralité des autres nobles flamands, sous le régime de la Terreur, le représentant de cette maison historique ne voulut pas s’exiler en Angleterre ou en Allemagne et, dans un beau mouvement de solidarité patriale, se mit à la tête des simples porteblaudes révoltés contre les démagogues.
Le 21 octobre 1798, accompagné de quelques gars résolus, Jean d’Adembrode, arrière-grand-père de Warner, s’était présenté sur le marché de Massenhoven, où se tenait ce jour-là une foire aux chevaux, assemblant les blousiers du pays. Là il avait arraché aux sans-culottes et jeté dans le feu la cocarde tricolore, puis, monté sur l’estrade d’un marchand de complaintes, tandis que ses compagnons, déjà renforcés par la bouillante jeunesse de l’endroit, faisaient bonne garde autour de lui, il avait excité avec une éloquence de capitaine et de poète les habitants du canton à secouer le joug des envahisseurs. À sa voix, Massenhoven et toutes les communes limitrophes, Viersel, Santhoven, Ranst, Broechem, Emblehem, Halle, Wommelghem, Grobbendonck, Schilde se soulevèrent en masse. Ceux de ces paroisses qui avaient entendu le comte Jean, allaient donner, enthousiasmés, chez eux le signal de la résistance aux Jacobins. Le soir même de l’appel aux armes à Santhoven, les soulevés, pour la plupart des conscrits réfractaires, brisaient à deux reprises les carreaux de vitres de l’agent municipal. Partout on arrachait des parvis le fallacieux arbre de la liberté planté par les oppresseurs. Le mouvement rayonna à des lieues comme une conflagration ; un tocsin furieux volait de clocher en clocher et la nuit des feux s’allumaient dans la bruyère ; bivouacs et signaux de partisans ou fermes incendiées par les républicains. Ceux-ci, d’abord surpris par cette explosion de chouannerie flamande, lancèrent sur elle leurs troupes disciplinées et nombreuses. Le comte Jean d’Adembrode tint quelque temps ces forces en échec dans son canton de Santhoven, puis il dut s’enfoncer plus avant dans les landes campinoises ; les troupes du Directoire l’y poursuivirent. Avec sa guérilla traquée, acculée, décimée, le comte rallia à grand’peine à Diest le gros des patriotes. Il prit part aux suprêmes et héroïques efforts de l’insurrection et périt comme ses féaux dans le massacre de Hasselt.
Sa femme et ses tout jeunes enfants, passés à l’étranger dès l’invasion, prolongèrent leur exil jusqu’à l’avènement de l’empire. Napoléon, voulant se concilier cette influente famille, leur restitua les biens confisqués par la Terreur.
Vers les 185… la dernière comtesse d’Adembrode resta veuve avec ses deux fils, Ferrand et Warner. Ses préférences allèrent à l’aîné, physiquement bâti en digne descendant des preux. Ce rejeton semblait avoir épuisé la dernière sève du vieil arbre de Rohingus. Le second était né aussi chétif qu’un poussin éclos avant terme. La comtesse accueillit comme une calamité la venue de cet héritier et ne pardonna jamais à cet avorton de nécessiter la division d’une fortune ébréchée à la fois par les tentatives libératrices du comte Jean et les spoliations jacobines.
Warner, souffreteux, rachitique, toujours un pied dans la tombe, entretint longtemps chez l’orgueilleuse douairière le vague espoir que son fils de prédilection demeurerait bientôt unique descendant de Rohingus. Cependant la frêle complexion du cadet se trouva d’une ténacité imprévue ; le bambin, malingre, cramponné à la vie, poussa, devint un garçon blême, déjeté, sec comme un échalas. Repoussé par sa mère, que semblait narguer son être piteux mais viable, les heures où il ne servait pas de jouet à son frère on le reléguait parmi la domesticité.
Warner réunissait, à défaut des avantages physiques de ses ancêtres, leur intelligence éveillée et leur grand cœur chevaleresque jusqu’au sacrifice ; aussi devina-t-il l’aversion des siens et flattant les spéculations de la comtesse, manifesta-t-il de bonne heure un entraînement pour l’état ecclésiastique. Une fois dans les ordres, il se contenterait d’une simple rente servie par son aîné. La comtesse se garda bien de le contrarier dans cette vocation. Si elle devina à son tour l’abnégation de son enfant, elle ne l’en aima pas davantage. Elle lui en voulut même de l’humiliation qu’il y avait pour elle dans cette générosité.
Sortis d’un collège de jésuites spécialement réservé aux nobles, Ferrand entrait à l’École militaire de Bruxelles et Warner au séminaire de Malines.
Depuis ce jour, le cadet des d’Adembrode, celui que l’on appelait le chevalier ou le jonker, ne parut plus qu’à de rares intervalles à Santhoven ou à l’hôtel de la rue Kipdorp, à Anvers, depuis des siècles la résidence urbaine des d’Adembrode.
Servi par ses protections, le comte Ferrand, le cancre le plus encrassé, subit pour la forme un examen d’admission. Après les deux ans réglementaires à Bruxelles et son stage à l’école de cavalerie d’Ypres, il passa avec la même facilité sous-lieutenant des guides.
Il se lança, tête en avant, dans la vie turbulente de la plupart des fils de famille. La roulette et le tir au pigeon, l’écarté et le turf, le cheval et la lorette se partagèrent son temps et sa bourse. Il se fit une réputation de casse-cou et d’homme à bonnes fortunes. Une orpheline pauvre, d’excellente maison, rencontrée à la Cour où l’appelait son service de fille d’honneur de la reine, crut aux déclarations du fêtard se compromit pour lui, et renvoyée à sa famille, devint folle d’amour et de honte. C’en fut assez avec un duel où il eut l’avantage pour poser définitivement Ferrand en lion de son régiment. Entre temps il s’endettait jusqu’au cou. La douairière dut intervenir plusieurs fois, mais c’était avec la part de Warner, et du consentement de ce stoïque enfant, qu’elle « arrosait » les créanciers du dissipateur.
Mère aveugle, elle se résignait aux extravagances du bourreau d’argent, l’amour-propre peut-être chatouillé par ce tapage et cet éclat entourant le nom des d’Adembrode. Ces frasques cadraient dans son optique maternelle avec la belle mine, la superbe prestance, le sang vivace du bretailleur. Pour Mme d’Adembrode, ce piaffeur, sentant l’écurie et le cigare, valait tous les d’Adembrode du passé ; elle assimilait les ruineuses victoires du sportsman sur le turf aux batailles où se distinguaient les ancêtres, à la fin sublime de sire Rombaut le Martyr, à la vaillance de François d’Adembrode dont le portrait en pied figurait au-dessus de la cheminée dans la salle d’honneur du château, et même à l’héroïsme du bisaïeul Jean, ce La Rochejacquelin campinois, oublié de ses pairs, mais dont les campagnards du pays ne prononçaient le nom qu’en se découvrant.
Elle réservait à ce traîneur de sabre bravache une alliance magnifique ; sa bru serait une de Mérode, une d’Arenberg, pour le moins ; elle se prenait à chérir d’avance les petits enfants de son Ferrand.
À l’époque où la douairière caressait ces radieuses perspectives, on ramenait un soir, à l’hôtel de la rue Kipdorp, le jeune comte, le crâne escarbouillé par un coup de sabot d’un étalon vicieux qu’il s’était promis de dompter à la suite d’une gageure et après un déjeuner trop copieusement arrosé.
La comtesse survécut à cette épreuve épouvantable, mais en fut pour jamais ébranlée.
Elle ne quitta plus ses larges vêtements de deuil, et s’enferma dans son oratoire converti en une perpétuelle chambre ardente ; affaissée devant une manière de cénotaphe recouvert du dernier uniforme, du sabre, des éperons et de la cravache que portait le défunt cette fatale après-midi. Elle se complaisait dans l’obscurité que piquaient seulement les langues des cierges jaunes et ses heures se passaient dans les prières et dans les larmes. Trois jours suffirent pour vieillir de vingt ans, pour voûter cette femme hautaine, droite comme le donjon d’Alava.
On avait averti Warner en toute hâte ; le lendemain de cette tragédie, il eût été voué au Seigneur. Maintenant il lui faudrait vivre pour le monde, renoncer à la tonsure, empêcher l’extinction du nom.