Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
Lecture du Texte

XV

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XV

Deux mois après la visite de Warner à l’entrepreneur, visite suivie d’une excursion de la famille Mortsel au château d’Alava, l’aristocratie anversoise criait au scandale à la nouvelle du mariage du comte d’Adembrode de Rohingue avec la fille d’un gâcheur de plâtre enrichi. En leur for intérieur, les indignés se réjouissaient de cette mésalliance, la plus monstrueuse qu’eût imaginée un conseil héraldique ; elle les vengeait des dédains et de la supériorité de ces d’Adembrode, se targuant d’un sang plus pur que celui des sept familles fondatrices du patriciat d’Anvers.

 

Ainsi, les plus acharnés à flétrir la fougasse du jeune misanthrope, étaient les nobles de fraîche date, des gentilshommes cosmopolites ajoutant une annexe étrangère et hybride à leur nom patronymique flamand : les van Pulderbosch de la Poulainerie, les van den Berg y Castelar ; c’étaient les armateurs ou banquiers anoblis par des princes du dehors, c’étaient des comtes du Saint-Empire, des acheteurs de titres de noblesse, précisément ceux que la hautaine douairière, ce fat de Ferrand et même ce timide Warner tenaient à distance.

 

Le mariage se célébra sans le moindre apparat, à l’aube, dans la chapelle du château d’Alava.

 

Aucun proche, aucun ami de l’un ou de l’autre des conjoints n’y assistait.

 

Après la bénédiction nuptiale et les formalités civiles, on congédia les témoins – de simples salariés comme ceux qu’utilisent les notaires pour leurs actes – et les portes du château se refermèrent sur les deux époux.

 

Les Mortsel, ces incorrigibles parvenus, parents très aimants et d’une abnégation touchante, n’avaient été que trop heureux de souscrire aux conditions humiliantes imposées par leur gendre ; ils ne pourraient voir leur enfant que sur l’invitation du comte, et Clara oublierait le chemin de l’hôtel de l’avenue du Commerce.

 

Clara essaya de se rebeller, sa réelle affection filiale répugnant à ce pacte, mais cette fois le père Mortsel s’était montré intraitable :

 

Jamais pareille alliance ne se retrouverait. On lui arrachait sa fille et on l’en séparait comme indigne. La belle affaire ! Du jourClara devenait comtesse, elle changeait d’essence et ses auteurs pouvaient être écartés comme des parents nourriciers ou des gouverneurs qu’on remercie après le sevrage du poupon et l’éducation du pupille.

 

Clara céda. Mais après quels combats et quels déchirements ! Dès le premier jour le comte lui avait inspiré une aversion indicible. Cet homme anguleux et séreux, aux allures trop correctes, portant dans sa longue redingote noire quelque chose du remeugle des sacristies et de l’ammoniaque des laboratoires, représentait l’antithèse la plus absolue de l’idéal de Clara. Ce n’était pas même ce prince charmant et troubadouresque des contes bleus et des romans parisiens. Le comte d’Adembrode était laid, d’une laideur minable.

 

Le bizarre, c’est que l’excès même de l’antipathie de Clara pour ce pâle gentilhomme, la décida à l’épouser. Elle avait couru d’inquiétantes aventures, des sollicitations répréhensibles continuaient de la chatouiller. Sa raison et sa volonté triomphaient jusqu’à présent, mais pourraient-elles la garantir toujours contre les impulsions désordonnées de son tempérament ? Elle se dit que le mariage seul la détournerait de l’abîme où l’entraînait le vertige de ses sens.

 

Mais elle finit par se persuader, la naïve et passionnée Clara, que la laideur et la fragilité même du mari, autant que les obligations prévues, le commerce matrimonial régulier, émousseraient ses envies et ses curiosités illicites et disperseraient les vols de monstrueuses chimères qui la frôlaient de leurs ailes enflammées… Elle essayerait de chérir son époux, un galant homme et un homme instruit, certes digne d’amitié et de confiance, et lui demanderait protection contre elle-même.

 

Elle attendait, en outre, la guérison ou la défaite de ses sens, de la campagne, du plein air, des longues courses, des exercices du corps ; de tout un régime de saines fatigues qu’elle s’imposerait à Santhoven ; à Santhoven qu’ils ne quitteraient plus, car le comte mettait en location l’hôtel du Kipdorp, indiquant clairement, par là, l’intention de ne jamais reparaître dans la société de ses pairs.

 

La première nuit de noces suffit pour ébranler les fermes résolutions de Clara et montrer à l’effervescente créature l’inanité des efforts entrepris. Chez le comte, le mâle sortait diminué de cette première épreuve. Il y avait eu entre les deux époux un de ces malentendus de l’épiderme qui décident souvent de tout l’avenir d’une union. Le lendemain Clara n’était plus vierge et cependant elle n’avait pas frémi dans ses fibres intimes. Les instincts de la mariée lui révélaient des sensations furieuses par lesquelles tant d’hommes auraient pu la faire passer.

 

Elle dévora cette déception. Son visage revêtit un caractère plus calme, plus pudique que jamais. Elle cachait ses fièvres derrière une immuable sérénité. Elle se montra douce, aimable, complaisante ; à tel point que Warner, qui l’adorait maladroitement mais qui l’adorait, put se croire payé de retour. Il fut d’autant plus facile à Clara de tromper son mari que celui-ci, n’ayant pas vécu, ne connaissant point de femme avant le mariage, ignorait les subtilités, les mirages et les félonies de l’amour.

 


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