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Si Clara s’était fait illusion sur l’effet apaisant du mariage, elle se méprit encore davantage sur la campagne.
Elle n’avait appris de la vie aux champs que ce qu’en révélaient quelques livres fades de la bibliothèque de la pension : les pastorales de Mme Deshouillères, de Racan et le Télémaque.
Ce qu’elle en savait de plus tangible s’embrouillait dans les souvenirs de son berceau de Niel avec les exhalaisons de salpêtre et de chlore, les végétations et les cultures corrodées autour des fours à briques. Encore, ne se remémorait-elle pas la campagne proprement dite en se rappelant les rives industrielles et quasi-faubouriennes du Rupel.
Depuis leur installation à la ville, comme c’est généralement le cas chez les transfuges du village, ses parents avaient rompu pour jamais avec la banlieue, nourrissant même un mépris féroce à l’endroit des blouses, des hautes casquettes, des coiffes et des cottes villageoises, de l’éternel vert et bleu de la campagne ; et une des seules objections du père Mortsel au mariage de sa fille avec le comte d’Adembrode avait été cet exil à perpétuité dans une crétine bourgade – c’était son mot – de la Campine.
Clara boudait la campagne pour d’autres motifs. Elle se la représentait retentissant de bêlements d’agnelets à faveurs roses, pullulant de bergers classiques et mélomanes, d’Estelles et de Némorins, tapissée de myosotis, saturée de poésie laiteuse et édulcorée ; et parce qu’une campagne ainsi imaginée l’ennuierait à mort, elle en avait attendu une sorte d’apaisement.
Or, voilà que cette atrophie de ses sens, les champs la lui refusaient. Elle ne dut pas séjourner longtemps à Santhoven pour revenir de son illusion et ranger la prétendue simplicité de mœurs du paysan et l’idyllique innocence des hameaux parmi les ingénieuses fictions destinées aux sentimentalistes et aux observateurs passagers.
Habituée dès l’enfance à tout pénétrer, à ne pas se fier aux apparences, Clara découvrit bientôt les oscillations et les courants sous la surface impassible.
Comme elle, la Nature n’était qu’une hypocrite, luttant en sourdine, secouée par des spasmes intérieurs. Les convulsions printanières, l’ascension des sèves, les rivalités des racines pompant aux mêmes sources, les papillonnements du pollen n’altéraient pas l’apparence majestueuse de la grande Matrice.
Une torpeur lascive s’emparait de la chair brune et veloutée de la glèbe aussi bien que de l’argile épaisse de ses laboureurs. Les pubertés accumulaient leurs trésors jusqu’au moment de les répandre copieusement. Continence spéculative ! Car plus la constriction est longue et taquine, plus, au jour de la rencontre d’appétences réciproques exaspérées par l’attente, la collision sera formidable et paroxyste la jouissance.
Oui, ce sont les passions latentes, les amours ajournées, les ruts tenus en bride, les humeurs accumulées qui oppressent les détenteurs perversement chastes, et donnent aux êtres et aux choses de la campagne une apparence rassise et émoussée.
Plus tard seulement, on découvre sous cette prétendue apathie la rage et la révolte. Ce n’est pas de l’impuissance mais de la pléthore.
Cybèle secrète trop de forces. De là son accablement et sa torpeur. Ces réplétions exigeraient des débondes prolifiques : on n’offre à la déesse que des soulagements dérisoires.
C’est surtout vers le Nord et en pays flamand qu’elle revêt des formes déroutantes pour le profane, mais prestigieuses pour ses vrais adorateurs.
Aussi la comtesse d’Adembrode, prédestinée, s’éprit de ces cieux plombés et pesants, de ces horizons presque toujours guillochés d’averses sous lesquels même les scènes du bonheur provoquent de l’angoisse et comme une appréhension de mirage.