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À Santhoven, sans produire le même scandale qu’à Anvers, le mariage de Warner répandit d’abord une sourde consternation parmi les paysans. Presque tous fermiers du domaine d’Alava, ils s’enorgueillissaient de la race de leurs maîtres comme d’un patrimoine commun. Ce nom d’Adembrode couvrait le pays de son prestige. L’héroïsme belliqueux de cette famille dans le passé défrayait les longues veillées, et les cultivateurs ne savaient lesquels admirer davantage des soldats de jadis ou des agronomes d’à présent.
Dans la conviction de ces simples, Dieu ne permettait pas plus à un gentilhomme d’épouser une roturière qu’à ses anges de s’unir aux filles des hommes. Et dire que cette loi avait été violée par un d’Adembrode, leur seigneur à eux, le plus noble de tous les seigneurs ! Les braves gens en demeurèrent ébaubis. « Notre jeune comte a fauté ! se répétaient-ils, que Dieu nous ait en grâce ! » Le jour du mariage un grand nombre appréhendèrent un écroulement des tours d’Alava et, tremblants sous leurs chaumes, ils craignirent longtemps de s’aventurer au delà des sauts de loups qui bornaient le domaine. Plus tard, rassurés mais non point réconciliés, aux premières rencontres de la nouvelle comtesse au bras de Warner, un triste reproche perçait dans leur façon de saluer le comte et un accent légèrement rogue dans leur bonjour à sa femme. Mais la beauté de la jeune châtelaine, sa grâce et surtout sa bienfaisance dissipèrent ces derniers scrupules.
– Après tout, le Saint-Esprit épousa bien la Vierge Marie ! disaient-ils, pour justifier leur indulgence.
D’ailleurs, ces pacants ne pouvaient garder longtemps rancune à leur seigneur, leur favori de longue date. Feu la comtesse douairière, la Wallonne – comme l’appelaient ceux de Santhoven, parce qu’elle parlait à contre cœur le flamand, – n’était rien moins que leur idole ; ils affectionnèrent médiocrement aussi le comte Ferrand, ce hâbleur qui les scandalisait durant ses rares apparitions au château par ses allures de casseur d’assiettes, et surtout par une ostentation à n’entendre que le français.
Aussi avaient-ils à peine dissimulé leur joie de l’avènement inopiné de Warner. Ils nourrissaient pour le chevalier cette compassion que les paysans flamands prodiguent aux malades, aux innocents, aux infirmes, à tous les pauvres hères. La conduite dénaturée de la comtesse, de Ferrand, contribuait à leur impopularité. Warner grandissant, la pitié des villageois devint de l’admiration et de l’enthousiasme pour son caractère. « Si leur jeune seigneur était un peu maltraité au physique et rappelait sans les flatter les portraits de ses pères, des Goliaths sanguins et tout d’une pièce, au moins valait-il le meilleur de ces preux du côté du cœur et de la tête. » Le bouillant seigneur Jean d’Adembrode, lui-même, troué par les balles des bleus dans les fossés de Hasselt, n’aurait pas renié ce doux séminariste, fidèle à sa terre et à ses terriens.
Quelques mois après l’arrivée de Clara, les gens de Santhoven se seraient fait hacher comme paille pour leur nouvelle comtesse. Elle visitait non seulement les fermes du domaine, mais les burons des pauvres gens et s’occupait avec ses femmes de la vêture des petits. Le comte approuvait ces œuvres de piété, heureux de voir le populaire ratifier par des bénédictions le mariage que réprouvait le monde.
Cependant, spéculative et curieuse, Clara épelait et débrouillait l’âme complexe du Campinois, elle s’appliquait à la dépouiller de sa gangue ; lorsqu’elle se fut assimilée ces rustauds, elle apprécia leur foi ardente et leur fond de merveillosité. Elle connut leurs affres de conscience aux approches de Pâques, leurs terreurs macabres durant l’Octave des âmes ; elle se fit raconter ou chanter avec une curiosité de catéchumène ces légendes composées par des pâtres rapsodes, mélancoliques poèmes de la garigue et du brouillard, suggestifs comme le pâle incarnat des bruyères, les regrets sonnés aux clochers lointains, la chute des feuilles et les derniers rayons du jour.
L’attachement des Campinois à leurs prêtres la toucha si intimement, qu’elle partagea leur ferveur. Pour l’amour des ouailles, elle se prit à vénérer le pasteur.
Peu à peu, elle répudia ses dernières attaches urbaines, épousa la haine instinctive de ces primitifs contre les raffinés des villes, et confondit dans cette réprobation les idées que la ville évoque : le progrès, le monde banal, les journaux, les modes, les bureaux, les prisons, les casernes, les écoles, les hospices, les rues rectilignes, les impostures de la civilisation.
La guerre des paysans dans la Campine et le Hageland, et surtout les gestes de Jean d’Adembrode, bisaïeul de son mari et chef de partisans, défrayèrent de fréquentes causeries entre Clara et Warner. Si le comte lui répugnait en tant qu’époux, elle l’aimait d’une amitié raisonnable, à peu près les sentiments d’estime d’un élève pour un professeur d’élite, elle se plaisait à sa conversation, un peu doctorale mais instructive, et ne pouvait s’empêcher de rendre hommage à sa générosité d’âme, à ses solides convictions patriales et chrétiennes.
Leur communion d’idées devint de plus en plus étroite. Mais ils se séparaient à partir de la manifestation de ces idées, car alors que Warner trouvait dans la foi une source de sérénité et de paix, Clara n’y puisait que de nouveaux aliments d’agitation.
Elle s’exalta jusqu’au fanatisme, regretta les temps abolis, les époques de Croisades et de Jacqueries, les villes prises d’assaut, les pacants efflanquant les bourgeoises et les auto-da-fé consumant les philosophes désillusionnistes.
Elle rêvait le retour des chouanneries, le triomphe des campagnes sur les villes. Les pastoureaux flamands broyaient sous leurs sabots et éventraient à coups de fourche les civilisés voltairiens maîtres des cités flamandes.
Ces rustres qu’elle aimait d’une passion fatalement inassouvie, elle aurait voulu les réunir sans cesse autour d’elle, en belliqueuses et puissantes coteries. Elle se prenait à envier la destinée des voyantes guerrières, la gloire archangélique d’une Jeanne d’Arc. Elles méritaient, ces amazones chrétiennes, de vivre en hommes avec les hommes, en les conduisant de victoire en victoire.
Elles au moins avaient pu s’étourdir et se fatiguer dans des besognes héroïques, jusqu’au jour où le bûcher anglais dévorait leur chair chaste et intrépide.