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Les labeurs des champs et des fermes la requirent avec plus de séduction qu’anciennement les manœuvres des maçons. Pendant ses courses, à l’approche de l’hiver, elle s’attardait à l’intérieur des chaumes, feignait de s’intéresser aux confidences monotones et dolentes des femmes affenant le bétail ou tirant les vaches accroupies dans la litière. Clara s’extasiait devant les bêtes, faisait causer les vachères, mais était plus préoccupée de l’aire voisine que le rythme des fléaux mettait en trépidation.
La fermière lui offrait de se rendre de ce côté. Les larges mouvements des batteurs, la gymnastique des vanneurs à moitié nus, l’auraient tenue, haletante, sur place, durant des heures. Dans cette grange où des activités musculaires se dépensaient depuis le chant du coq, où une transpiration acharnée imbibait le sol de ses gouttelettes, dans cette grange toute imprégnée des effluves de la force, il sortait fumante, des poitrines charnues, des pieds déchaux, de tout ce cuir trempé de sueur, une fauve et excitante odeur de mâle.
Les travailleurs, un peu confus d’être observés, interrompaient leur corvée, saluaient, s’épongeaient en riant rouge, et cet embarras enfantin était exquis chez ces hommes râblés.
L’air de Clara, cet air affable n’ayant rien de protecteur, les modulations tendres de sa parole flamande, sa préoccupation de leur bien-être, son souci de leur personne et de leur famille, apprivoisaient et séduisaient ces tâcherons. Sans jamais soupçonner la violence de son penchant, à la longue ils se savaient bien voulus. Sa présence, sa voix, ses regards répandaient autour d’eux une atmosphère à la fois douce et capiteuse. Telle, une de ces tièdes et longues pluies de printemps, que tamisent les lilas en fleur et dont les larges gouttes apportent aux fronts les plus rudes la sensation d’invisibles lèvres.
Souvent au milieu du jour, par un soleil torride, sous l’air pesant de juin, elle surprenait le travail des botteleurs. En arrêt, elle dévisageait un instant, avec une jalousie péniblement dissimulée, les femmes rieuses râtelant les brindilles d’herbe laissées à leurs pieds par les garçons. Toute son attention appartenait à la besogne compliquée de ceux-ci. Elle les voyait près des meules, étreignant de leurs genoux et de leurs bras la masse de foin qu’ils liaient en botte avec cet accent nerveux et volontaire inséparable d’un pareil labeur.
Un de ces ouvriers portait beau, plus que les autres :
C’était un grand brun de vingt-trois ans, membru, large d’épaules, ferme des reins, solide sur ses jarrets. Il avait la face ronde et pleine, le teint vif ; sous les sourcils droits et épais et les cils soyeux, des prunelles brunes passant de la limpidité des hépatites aux luisants sombres du bronze ; le nez droit, les ailes dégagées, de larges narines vibrantes ; la bouche bien meublée et bien fendue légèrement infléchie aux commissures ; la moustache naissante ; la mâchoire accusée ; le menton imberbe presque carré ; le cou large aux attaches charnues ; les oreilles moyennes, bien dessinées, un peu écartées de la tête ; un front énergique sous un cabasset de cheveux noirs et frisés, comme de l’astrakan, plantés drus et droits, taillés assez courts. Il travaillait en chantonnant et Clara se rapprochait assez pour entendre craquer à ses mouvements de jeune taureau ses bragues de coutil et sa chemise ouverte sur la poitrine.
Elle fixa pour jamais dans sa pensée la saison, l’heure et le décor, avec, au premier plan, le personnage principal.
Autour de ces botteleurs en action, la campagne s’étendait mornement belle et apaisée, comme elle l’est à cette époque des foins où les herbes des prés se décolorent, se fanent et montrent leurs têtes gonflées de gramen. Par intervalles le cri de la caille piquait à coups de bec la trame du lourd silence et, plus rare encore que le bruit, un souffle d’air mêlait au poivre persistant des foins le bouquet plus suave, plus calme des sureaux.
La comtesse, qui connaissait les habitants de Santhoven et des clochers voisins, voyait cette fière graine de paysan pour la première fois. Elle regrettait de ne pas avoir abordé le jeune travailleur pour s’informer de son nom et de son toit. Cette action et ce discours eussent semblé normaux au moissonneur et à ses compagnons ; mais l’impression produite avait été tellement forte que la comtesse redouta de trahir son trouble non par ses paroles, mais par leur son.