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Le dimanche suivant, au milieu du Salut, auquel assistaient les maîtres du château, le curé invita tous les hommes non mariés de l’assistance à rester dans l’église après la bénédiction. Le comte et la comtesse allaient sortir avec le gros des fidèles, mais le pasteur s’approcha du banc-d’œuvre et les pria de demeurer. Lorsque la masse se fut écoulée lentement aux derniers soupirs de l’orgue, le prêtre, entouré du bedeau, du sacristain et de ses acolytes, fit ranger les gars en demi-cercle, devant lui, face au tabernacle, toussa, se tamponna la bouche de son mouchoir, inclina quelques secondes sa tête blanche de septuagénaire pour se recueillir ; puis, se redressant abordant directement son sujet, il commença d’une voix claire :
« Mes chers garçons, en présence des temps difficiles que notre sainte religion traverse, j’ai résolu, de concert avec les seigneurs d’Adembrode, – ici, il se tourna en s’inclinant vers les châtelains d’Alava, et ceux-ci répondirent de leur stalle par un signe d’assentiment, – d’établir à Santhoven la « Société de Saint-François-Xavier. »
Un murmure favorable, un frémissement approbateur courut parmi le groupe des blouses bleues.
Le prédicant poursuivit son allocution dans une forme familière et imagée, en racontant quelques épisodes de la vie du grand saint, le courageux apôtre des Indes et du Japon. Puis il aborda l’éloge de l’œuvre : elle constituait une sorte de forteresse élevée contre l’invasion de l’hérésie dans les campagnes. Les « libéraux » – non plus calvinistes comme autrefois, mais franchement athées, ce qui est pire – rôdaient, ainsi que des loups, autour des paroisses fidèles. Jusqu’à présent ils ne causaient pas de ravages dans les bergeries du Seigneur, mais un jour ils s’enhardiraient et arracheraient peut-être au bercail, à force de ruse et de mensonge, quelques ouailles trop peu défiantes ; les loups d’aujourd’hui ne recourant plus à la violence comme les anciens loups, mois rusant et caponnant à la façon des renards.
Le prêtre continua en semblant s’adresser aux deux nobles auditeurs :
– » Notre sainte milice ne guerroyera pas uniquement contre d’impies compatriotes, elle enrayera l’influence de l’étranger, celle des Français sans Dieu autant que celle des Allemands hérétiques. Voyez Anvers, la grande ville ; c’est à peine si elle appartient encore aux Anversois de race. Les Allemands y foisonnent. Débarqués sans sou ni maille sur les bords de l’Escaut, aujourd’hui ils tiennent le haut du pavé et affament les enfants de la ville. La néfaste influence wallonne, la « doctrine » comme on l’appelle, avait déjà préparé cette spoliation. Je vous le dis, la conquête de la grande ville, joyau de ce royaume, résulte de la coalition des marchands wallons et allemands, avec la complicité de quelques Anversois, traîtres ou dupes, ceux-ci inspirés par le mépris de l’autonomie patriale, le lucre égoïste, l’ambition d’une puissance illusoire, la haine de Dieu et de son Église ; ceux-là bernés par de grands mots libérâtres.
« Mes chers frères, mes amis – il reparlait à l’intention de ses auditeurs ruraux – si je m’occupe des Allemands et des Wallons à Anvers, c’est parce que, maîtres de cette place convoitée, ils traiteront aussi en pays conquis les campagnes environnantes. Que diriez-vous le jour où des Wallons et des Allemands achèteraient les terres de vos aïeux, deviendraient des propriétaires de vos fermes, et vous opprimeraient, vous autres libres garçons, vieux chrétiens et Flamands invétérés, comme ils pressurent déjà le peuple d’Anvers ? Que diriez-vous le jour où les protestants construiraient leur temple et logeraient leur dominé en face de votre église et du presbytère de votre pasteur ? Ne croyez pas que je veuille vous effrayer. Hérétiques de toutes sectes provignent à Anvers. Au sud de la ville, plusieurs maisons de plaisance ont déjà été achetées par des juifs allemands. Vous voyez-vous dominés par ces deïcides ? Imaginez-vous par exemple, un de ces messieurs maître du domaine d’Alava ?… »
Les écoutants dressaient l’oreille à ces inquiétantes hypothèses, s’agitaient, se regardaient l’un l’autre, se sentaient le coude ; déjà enrôlés, bouillants, prêts à marcher contre l’ennemi que leur indiquerait leur pasteur. Ses dernières phrases surtout avaient porté. De sourds grondements sortaient de leurs gorges et leurs yeux fulguraient, menaçants.
L’orateur calma du geste cette effervescence, intérieurement flatté de l’effet de sa parole, et reprit :
– » Si j’ai tardé à fonder ici la sainte milice, c’est parce que je la savais établie de fait par l’accord de tous mes paroissiens. Aujourd’hui que l’ennemi approche, il s’agit de nous compter, de nombrer nos forces, et de nous organiser régulièrement afin de nous rattacher au grand réseau des confréries Xavériennes qui couvrira bientôt le Polder, la Campine et la Flandre jusqu’à la Mer. Je le constate avec fierté ; ma confiance en votre concours ne se trompa point. Merci d’être venus en rangs aussi pressés. »
Et s’animant, avec une chaleur attendrie. – » Oui, je reconnais bien à cet empressement les petits-neveux de ces patriotes en sabots de nos cantons de Santhoven et Lierre, qui défendaient, sous la Furie Française, leurs églises, leurs clochers, leurs prêtres et leurs foyers contre les sans-culottes liberticides. Vous savez, Monsieur le comte, qu’un « doctrinaire » Gantois osa soutenir, il n’y a pas longtemps, en pleine Chambre, que notre pays ignora toujours la liberté avant le régime républicain ? Oui, mes amis, vous vous refusez de croire à cette abomination, un Gantois, un Flamand semblait regretter ce régime-là ! Vos pères la connurent et l’apprécièrent mieux cette « liberté comme en France » ! Quelques anciens de ce clocher pourraient en parler. Ils la reçurent comme la peste, et ils firent bien. Inutile de vous rappeler la façon dont ceux d’ici se comportèrent. Ce sont des traditions impérissables dans notre village.
« Je termine. Jeunes gens, mes chers fils, vous vous ferez tous inscrire dans notre pieuse confrérie, prêts à vous révolter, comme les héroïques conscrits de 98 et 99, contre les ennemis de votre berceau, de vos gloires, de votre race et de votre Dieu. Amen. »
Si un mélange de fierté, d’ardeur belliqueuse, d’enthousiasme religieux, enflammait toute cette jeunesse sanguine à cette harangue, personne dans l’auditoire ne l’avait écoutée avec une volupté plus immense que la comtesse Clara d’Adembrode. Il est vrai qu’elle entrait pour moitié dans cette levée de boucliers. Consultée par son confesseur sur ce projet de confrérie, elle y adhéra avec passion et elle-même inspira au prêtre l’esprit et lui dicta les termes de cet appel aux armes, irrésistible comme un sursum corda.
On procéda sur le champ aux enrôlements. Le curé appelait les volontaires par leurs noms : Frans Pierlo, du charron, un dégourdi, nerveux et élancé, aux yeux bleus éveillés, aux cheveux blonds comme le chanvre ; Jakke Polvliet, dit le Rosse-Kop, la Tête-Rousse ; Tybaert, Nand Morgel, Gile Goulus, Willem Kartous, le fils du brasseur, appelé le Merle à cause de son talent de siffleur ; Jean Broks, le garçon meunier ; Sus Wellens, le maréchal-ferrant ; Stan Malcorpus, le colombophile, héritier d’un cultivateur renforcé ; Sander Basteni ; Warré Pensgat, le tueur de cochons, etc., etc.
Tous, gars de quinze à trente ans, de crânes compères, bras ballants, grimpaient d’un pas délibéré, mais rougissant sous leur hâle, les marches du chœur et s’approchaient du sacristain qui les inscrivait sur un registre neuf, relié en rouge, doré sur tranche, à la suite d’un règlement dont il leur donnait lecture pour la forme. Lorsque les miliciens repassaient, Warner assis dans son banc à côté de Clara, dévisageant avec complaisance ces francs gaillards, arrêtait ceux de sa connaissance, les félicitait et les exhortait cordialement. Il venait de taper sur les joues du petit Jef Malsec, un garçonnet de quatorze ans, le junior de la confrérie, lorsque le curé appela Sussel Waarloos.
Alors un grand brun, le plus fringant et le mieux bâti de ce défilé de solides cadets, escalada à son tour les degrés du chœur. Aucun ne portait avec plus de rondeur et d’aisance le sarrau bleu turquin fraîchement repassé et la culotte de drap noir. Clara reconnut aussitôt dans ce jeune paysan, malgré le harnois luisant des dimanches, son botteleur au travail de l’autre jour. Il ne pouvait y avoir à Santhoven une seconde paire de ces yeux expressifs et fidèles, radieux comme l’or, et graves comme le bronze. En regagnant le rassemblement de ses camarades, il salua respectueusement les châtelains d’Alava, mais Warner l’arrêta par la blouse :
– Un moment, Sussel, un moment, meilleur des camarades… Enchanté de vous revoir au pays… Et on s’est bien comporté au service, m’ont appris les échos… Pas une punition de tout le temps, et les galons de caporal après trois mois… C’est bien, ça ! On voulait vous retenir en vous nommant sergent, mais vous préfériez votre semoir de cultivateur à la giberne ou à la sabretache… Non seulement je comprends ce choix, mais je l’approuve… Et aussitôt que vous êtes revenu ici, muni de votre cartouche libératrice, vous vous êtes mis au travail sans vous croiser les bras et sans riboter… À la bonne heure ! De mieux en mieux… Je vois aussi à votre mine, mon cher garçon, que le régime de la garnison n’a pas atteint votre belle santé et conclus, avec non moins de satisfaction, de votre édifiante présence à cette réunion, que la Ville n’a pas entamé davantage votre conscience de vrai Flamand… Une poignée de main, mon garçon ! Tope !… Madame, – fit encore le comte en s’adressant à Clara, qui feignait par moments de se retourner, redoutant cette confrontation inespérée, – voici le descendant des fermiers les plus dévoués à notre maison. Le bisaïeul de cette tignasse frisée accompagnait le mien, ce Jean d’Adembrode à qui vous vous intéressez tant, dans ses escarmouches contre les brigands à travers la Campine… À en croire la fermière actuelle des Trembles, la vieille Kathelyne, Bout Waarloos avait l’âge de Sussel que voici, et lui ressemblait comme un jumeau, le jour où il tomba mortellement près des glacis de Hasselt et en même temps que notre ancêtre. Lorsque ceux de Santhoven, qui faisaient partie de l’armée du brave général Elen, ramassèrent les deux cadavres, ils se tenaient enlacés et c’était comme si, dans la mort, Bout eût voulu faire au comte Jean une barrière de son corps… Ne soyez donc pas étonnée du cousinage des d’Adembrode et des Waarloos… Nos deux sangs ont mieux fait que se lier par des alliances ordinaires, ils ont coulé ensemble, et se sont confondus dans un même holocauste patrial ! Quelle proximité du sang vaut celle-là ? »
Comme Sussel se retirait un peu gêné par ces éloges, mais ému et radieux au fond, fier surtout de la poignée de main que, sur l’invitation de son mari, Clara, plus émue encore, avait donnée au descendant de Bout Waarloos, le comte ajouta : « La ferme des Trembles qu’ils occupent fut cédée par mon père aux parents de Sussel lorsqu’ils se marièrent… Nous nous chargerons aussi, si vous voulez, de l’établissement de ce vaillant garçon. C’est presque mon frère de lait, nous avons germé côte à côte. »
Durant cette présentation, tous les assistants s’étaient fait inscrire.
Il restait à élire les chefs de la nouvelle société. À cet effet les nouveaux Xavériens se rendirent dans la sacristie où ils pouvaient délibérer sans troubler la majesté du sanctuaire. À l’unanimité, sans débat, ils désignèrent le comte pour président. Warner refusa en alléguant sa santé précaire et leur proposa d’appeler au fauteuil Sussel Waarloos, en accompagnant sa motion des souvenirs qu’il venait de rappeler à sa femme. « En tant que milice, proclamait-il entre autres, il faut pour vous conduire un véritable soldat. Or voici un militaire irréprochable, un caporal que son amour du pays a rappelé parmi nous, capable mieux que personne d’enseigner la discipline, la marche et la manœuvre. » Mais Sussel et les autres protestèrent. Force fut au comte d’assumer la présidence, car à cette condition seulement le jeune Waarloos accepta le grade de porte-drapeau ; Pierlo fut nommé secrétaire et Malcorpus trésorier. Après cette élection les gars allaient se séparer, quand le curé, qui avait échangé quelques mots avec Clara, les arrêta :
« Une communication encore. Certains d’avance que vous prendriez à cœur de composer la milice Xavérienne la plus zélée et la plus nombreuse de ces cantons, le comte d’Adembrode et sa noble épouse en ont accepté le haut patronage, et pour payer leur bienvenue, ils désirent vous traiter tous ce soir au château. La noble comtesse prend également l’engagement de broder de ses mains vos insignes et vos scapulaires, l’écharpe de vos commissaires, le brassard de votre porte-drapeau et aussi le médaillon à l’effigie de votre saint patron qui doit figurer au centre d’un superbe drapeau offert encore, faut-il le dire, à votre confrérie d’élite par nos très hauts et très aimés seigneurs d’Adembrode. »
Le voisinage du tabernacle empêcha les paysans d’applaudir et de crier vivat, mais au sortir du cimetière, ils attendirent au passage le comte et la comtesse et, massés sur le parvis, ils leur firent une ovation en agitant leurs casquettes.
Le soir, au souper servi dans la grande salle du château, l’enthousiasme des convives se donna libre carrière. La comtesse resta jusqu’à la fin.
Elle avait placé le curé à sa droite et Sussel à sa gauche. Elle causa beaucoup avec le prêtre, mais son autre voisin la requérait autrement, quoiqu’elle ne s’en occupât ostensiblement que pour l’engager à reprendre d’un plat. Seulement, quelle caresse il y avait dans cette voix et quel velours dans ce regard ! Sussel en oubliait l’appétit et s’il continuait de jouer des mâchoires, c’était de peur de contrarier la « bonne dame ».
Les fumées du vin généreux provoquaient chez ce petit parleur des expansions extraordinaires. Il n’aurait su quelle extravagance, quel coup de tête, quelle prouesse de casse-cou, entreprendre sur-le-champ, afin de prouver son dévouement aux d’Adembrode. Et lorsque son lyrisme exceptionnel prenait en défaut son vocabulaire, suspendu aux lèvres et aux yeux de la comtesse d’Adembrode, de cette femme si supérieure aux autres mortelles, il éprouvait des envies furieuses de l’assimiler à la Madone et d’entonner en son honneur les cantiques du mois de mai.