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Huit jours après, la comtesse se présentait à la ferme des Trembles :
– J’apporte à votre fils son brassard de porte-drapeau des Xavériens ! dit-elle à la vieille fermière Kathelyne.
– Depuis midi le garçon charge le regain du côté de Ter Broeck, fit la paysanne, mais il ne tardera pas à rentrer. Vous plairait-il de vous asseoir quelques instants ?… Oh ! que c’est beau ! se récria-t-elle, lorsque Clara, exhibant, déployé, le brassard de velours rouge frangé d’or où des lettres gothiques retraçaient l’anagramme de la confrérie… L’étole de Monsieur le curé pour la messe d’un saint martyr n’est pas plus éclatante. Jésus ! J’en suis toute aveuglée… Vous le rendrez fier comme un dindon, notre Sussel… Heureusement, c’est un trésor d’enfant…
Lorsqu’elle abordait le chapitre des qualités de son fils, la bonne pièce ne déparlait plus. Rien ne pouvait intéresser autant Clara et elle se garda d’interrompre le bavardage de Kathelyne. Tout en jabotant de ce ton monotone et dolent des rustres, la paysanne trottait par la grande pièce, entrait et sortait, épluchait des légumes, pelait des pommes de terre, courait puiser de l’eau au puits, accrochait la marmite à la crémaillère sous le profond manteau de la cheminée. Voûtée, ratatinée comme une pomme blette, presque sexagénaire, encore alerte, et ingambe, ses yeux injectés pétillaient d’alacrité. Mariée sur le tard, elle avait eu six enfants dont quatre survivaient :
– Quels gros gaillards lorsqu’ils étaient petits ! Arrondis comme des blaireaux. Sussel montrait à trois ans des jambes comme ça, ma bonne dame et pesait dix kilos. Je n’exagère pas. Et il n’a pas maigri depuis lors… C’est encore ce que nous appelons un garçon du plus riche modèle… Et brave ! Chose curieuse, Madame, il court sa vingt-quatrième année et nous n’avons jamais eu à nous plaindre de lui… Souvent je le trouvais trop tranquille pour son âge, trop accroché à mes jupes… Et il m’arrive même aujourd’hui de devoir le mettre dehors par les épaules, le dimanche, pour qu’il prenne un peu de bon temps avec les camarades…
Il m’est revenu de l’armée aussi honnête, aussi affectueux, que lors de son départ… Jamais il ne boit une pinte de plus que ses jambes et sa tête ne supportent… et je ne sache pas qu’il ait dansé quatre fois aux kermesses, ou soit rentré après dix heures. Quant aux filles je donnerais ma main à couper qu’avant son départ pour la troupe il ignorait encore comme c’est fait… et – n’allez pas vous moquer de lui – je ne suis pas éloignée de croire qu’il n’en sait pas davantage aujourd’hui. De toutes les jupes ce sont les vieilles cottes de sa mère qu’il chiffonne le plus volontiers… Oui, il y a de quoi être fière de ce cadet-là : j’attends que le premier blasphème sorte de sa bouche et il paraît cependant qu’à la caserne le diable en récolte des jurons. Et des saletés donc ! Nous ne nous plaindrons certes pas de l’innocence et de la timidité de Sussel, mon homme et moi… Les gars en savent vite plus long qu’on ne le souhaiterait… et dès qu’ils ont mordu aux bêtises, ils y prennent goût… tâchez ensuite de leur tenir la bride courte. Un matin ils s’envolent sans retour, et mariés ils nous oublient pour leur nouveau nid. N’est-ce pas vrai, Madame !… Sussel ne menace pas de nous quitter. Et s’il entretient une amourette, ce dont je doute, pour sûr elle ne l’assote pas… Il trouverait plus d’un sabot à son pied, s’il voulait de cette chaussure… Il me revient d’un coin et de l’autre que les filles de la paroisse le recherchent particulièrement.
… J’en sais même de jolies, de fort honnêtes et de bien loties, que je lui recommanderai lorsqu’il sera temps, avec votre consentement Madame et celui de Monsieur le comte, notre maître… Celles-là affectent de la discrétion. Mais les mères voient si loin lorsqu’il s’agit de leur fils… D’autres, des folles, ne se contentent pas de se déclarer ; elles s’imposent… Il y a même longtemps que les provocations partirent de ce côté… Et ceci me rappelle une histoire plaisante… Mais je ne sais vraiment pas si je puis vous la raconter… Me voilà en train de jacasser comme une pie et de débiter à Madame des contes dont elle n’a que faire… Mon garçon serait le premier à me gronder, s’il m’entendait…
– Et en cela il aurait bien tort, ma brave Kathelyne. Je prends plaisir, au contraire, à vous entendre : tout ce qui vous concerne vous et les vôtres, ne saurait être indifférent à la femme du comte d’Adembrode, crut devoir protester la comtesse, très heureuse d’entendre parler du gars vers qui l’entraînaient d’impérieuses prédilections. Et elle insista, vaguement intriguée, pour connaître cette aventure extraordinaire où Sussel jouait le principal rôle.
– Vous saurez donc, reprit la commère, qu’il y a des saisons écoulées, – Sussel pouvait avoir quatorze ans – mon homme s’avisa d’envoyer ce gamin surveiller les ouvriers moissonnant là-bas dans notre pièce de Ter-Broeck, à l’autre bout du village… Nous avions hésité longtemps à le laisser seul avec cette espèce ; des mercenaires et des vagabonds, rien de mieux ; il ne s’en approchait jamais qu’accompagné de son père… Non, vous ne vous figurez pas quelle mauvaise race s’embauche parmi ces aoûterons !… Plus d’un a sa conscience aussi brune que son cuir… Dans ces équipes nomades, qui passent comme les sauterelles d’un champ à l’autre après l’avoir fauché ras, aujourd’hui en pleine Bruyère, demain de l’autre côté de l’Escaut, les femmes sont, sauf respect, encore pires que les hommes. Elles se querellent, criaillent, et provoquent leurs compagnons en plein jour ; si turbulentes qu’elles en ressemblent par moments à des possédées… Encore une fois, pardonnez-moi mes dires peu chrétiens, mais ce sont de véritables chiennes en folie !… Toujours à railler, jamais un mot de raison, pas plus de pudeur et de retenue que la bête ! Ce sont elles qui se déclarent à leurs voisins de travail, et il est arrivé que l’ouvrier, encore novice et non fait à ces manières, trop peu inflammable aux appas de l’une d’elles, fut assailli pendant son sommeil par toute la bande femelle, déshabillé et forcé de se rendre… Nous connaissions ces mœurs, et vous comprendrez mes répugnances de mère… Pourtant ce matin-là, Waarloos, appelé d’un autre côté, se décida à se faire remplacer par le gamin… J’ai dit que Sussel avait quatorze ans cet été, mais il en paraissait vingt. Il était imberbe comme aujourd’hui, mais déjà aussi étoffé qu’à présent. – Bah ! Ses dehors tiendront ces chiennes en respect, me dit mon homme pour me rassurer. – À moins qu’ils ne les excitent ! répondis-je, peu crédule… On ne négligea rien cependant pour se concilier la bande. D’après la coutume, la première fois que le fils du fermier se présente seul aux tâcherons pour faire œuvre de maître, il paye, en guise de bien venue, quelques litres de boisson aux journaliers qui le félicitent et lui font hommage de la prime gerbe d’épis fauchée en sa présence sur le clos paternel.
Mais vous devez connaître cet usage ou en avoir entendu parler. Je le répète : on ne lésina pas… À midi je leur portai même à manger d’excellente soupe au lard et au jambon. Moissonneurs et moissonneuses se moquaient bien entre eux de ce brunet crépu comme le petit Saint-Jean de la procession de la Fête-Dieu, mais en retournant le soir, notre Sussel ne nous raconta aucun accident désagréable. Les moissonneurs le ramenèrent même en triomphe juché sur la dernière charretée d’ablais et il n’avait pas été invité, comme cela se pratique, à choisir une reine entre les gaillardes de l’équipe et de l’asseoir près de lui sur son char… Nous augurâmes de cette sagesse que certaines de ces gens valaient mieux que leur renommée. En tout cas, ma bonne soupe avait acheté leurs égards. C’était la rançon du petit. Aussi laissâmes-nous Sussel retourner en toute confiance au champ, le lendemain et les deux jours suivants. Rien d’alarmant ne se passa encore. Le gamin nous raconta plus tard que les gerbeuses le hélaient par moments pour railler sa tignasse de taupe, ses prunelles noisette et son maintien sérieux ; que d’autres, se plaignant de la chaleur, élargissaient, au moment où il passait, l’ouverture de leur corsage de cotonnade rose ; mais qu’aucune n’osa l’attaquer avec moins de modestie… Or, le cinquième jour, mon homme s’avise de se promener du côté de Ter Broeck ; aux approches de midi, à l’heure ou le soleil piquait comme une milliasse de guêpes. En approchant il trouve, ce qui ne l’étonne pas outre mesure, vautrés dans le chaume parmi les javelles, à côté des serpes et des piquets, derrière les meules, ici, un garçon, là, une fille, là, un couple, plus loin, une véritable grappe, plus ou moins vêtus, plus ou moins rapprochés, mais pas de Sussel dans cette traînée… Il secoue assez rudement et réveille deux ou trois de ces dormeurs… Aucun ne sait, ou mieux, chacun feint d’ignorer ce que devient le jeune maître. À la fin pourtant une des lieuses, une rivale sans doute, pouffe de rire et sans déplacer la tête du botteleur, qui ronfle le nez plongé dans son poitrail de taure, comme sur un oreiller, elle indique de la main le bois du Winkbosch.
« Je crois, dit la rôdeuse, lorsque sa gaîté est un peu passée, que la grande Jô Vitesse, – vous savez, cette sorte qui perdit quatre dents et gagna un bec de lièvre en sautant bas du train exprès dans la station de Lierre – en tient pour votre petit et l’a entraîné sous les arbres pour lui prouver cette tendresse ! » Mon mari ne prit pas le temps de fermer la bouche à cette effrontée, et malgré l’asthme dont il souffre, courut vers le Winkbosch. L’herbe haute et drue empêchait qu’on l’entendît approcher.
À peine s’engage-t-il dans les taillis qu’il aperçoit, derrière un buisson, cette abominable Jô Vitesse, dont les trente ans avaient sonné depuis longtemps, en train de becqueter cet innocent de Sussel… Oui, Madame, il était temps que mon homme intervînt, car l’enfant allait passer par les pratiques de cette vache…
Mais voilà que Waarloos débuche des ronces qui le cachaient, klits ! klats ! baille une maîtresse paire de claques à la mauvaise guenipe, relève par le collet de sa blouse notre benêt d’héritier et lui allonge deux fois du pied dans le derrière ; si bien que le morveux escampe en geignant jusqu’à la ferme et me crie, à travers ses sanglots dès qu’il m’aperçoit sur le pas de la porte et avant de me raconter ces nouvelles : « Je n’ai rien fait ! » – Parbleu ! me dit plus tard mon homme, je le crois fichtre ! bien, qu’il n’a rien fait ! Cette contrariété coupa court pour cette année et pour les deux et trois suivantes à l’initiation de notre gamin comme maître ouvrier… Mais lorsque le petit homme, ayant atteint ses seize ans, put compter pour un vrai gars, son père lui rappela en riant l’apprentissage si brusquement interrompu l’autre fois et lui donna la volée avec cette simple et dernière recommandation : « Garçon, lorsqu’on se mouche, il faut toujours vérifier la propreté du mouchoir. »
La comtesse écoutait cette histoire grasse avec un sourire forcé, indifférente, au côté comique de l’aventure, rassurée sur les rapports de Sussel avec la repoussante Jô Vitesse, mais jalouse des initiatrices plus jeunes et plus séduisantes que, soldat émancipé, il avait dû rencontrer à la ville.
Elle ne songeait plus que rarement à l’entreprenant pilotin rencontré un soir dans les rues amoureuses d’Anvers, mais en ce moment elle se rappela les tapées de recrues amenées le même soir dans ces antres par les anciens et jetées, peureuses et novices, entre les bras des prêtresses blanches, avides grugeuses d’hommes à moelle, entreprenantes faneuses d’amour.