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– Tiens, voilà notre Sussel ! dit la vieille femme en regardant par la porte charretière, comme la comtesse se levait pour partir.
Le gars, pipe aux dents, la veste et la fourche sur l’épaule, venait de la grand’route et enfilait le sentier de desserte, menant à la ferme des Trembles. À côté de lui cahotait un chariot chargé de regain. De temps en temps il faisait « hiuë ! » ou claquait de la langue pour exciter la bête que contrariait l’ornière. Dans la lumière jaune et aux rayons horizontaux du couchant, le paysan et le véhicule paraissaient agrandis. Aux approches du soir, une pulvérulence de moucherons faisait vibrer l’air, et les tilleuls autour de l’église agitaient doucement leurs dômes.
Clara d’Adembrode, suivie de la vieille, se rendit dans la cour au moment où Sussel, aidé d’un valet, se mettait en devoir de déchevêtrer ses chevaux, et de garer la charrette dans le fenil. Absorbé par cette besogne, il n’avait pas encore aperçu l’importante visiteuse et sa mère dut l’appeler. Il vida sa pipe, essuya du revers de sa manche son front en sueur, et accourut, la casquette à la main. Clara lui montra le brassard qui l’éblouit et devant lequel il s’extasia avec une envie de le palper, mais retenu par la crainte de le tacher à ses mains terreuses qu’il essayait d’un geste gourd et naïf de décrasser au velours culottant ses cuisses.
– L’occasion se présentera plus tôt que nous le croyions d’inaugurer ce beau brassard en le trempant dans un rouge plus vif encore ! prononça-t-il ensuite avec une certaine solennité.
– Que voulez-vous dire ? firent les deux femmes frappées par l’accent de résolution farouche qu’il mettait dans cette affirmation.
– Voici. Les libéraux de la ville comptent donner dimanche en quinze à Zœrsel, au Pigeon-Blanc, chez Piet Verhulst, un concert et une conférence. Ne serait-ce pas le moment de leur faire expier notre déroute du 8 octobre ?
Le jeune Xavérien faisait allusion à des émeutes et à un commencement de guerre civile, qui avaient bouleversé Anvers, quelques années auparavant. À la suite d’une élection législative, favorable à leur parti, les « catholiques » de toute la province, s’étaient donné rendez-vous à la ville pour fêter leur victoire par un défilé monstre de leurs partisans. Or si l’arrondissement d’Anvers assurait une majorité aux catholiques, la ville même demeurait acquise aux libéraux. Ceux-ci considérèrent la manifestation de leurs adversaires comme un défi, et, lorsque ce 8 octobre 188… le cortège triomphal se fut déroulé à travers les rues comme un immense serpent, des groupes de jeunes libéraux, embusqués de distance en distance, fondirent, canne levée, sur les paysans, – non seulement désarmés, mais encore embarrassés de leurs vêtements de dimanche, de leurs riches bannières de confréries, et de leurs instruments de musique ; firent un épouvantable carnage de grosses caisses, de cuivres, de cartels et d’étendards chamarrés, bâtonnèrent d’importance, musiciens, porte-drapeaux et figurants en blouse, tandis que de la foule des spectateurs massés sur les trottoirs et aux fenêtres partaient, pour achever de terroriser les cohortes rurales, d’incessantes et féroces bordées de coups de sifflet. Le serpent qui allongeait si majestueusement ses anneaux le matin, coupé et recoupé en cent endroits, ne parvint plus à renouer ses tronçons et à parcourir son itinéraire. La panique s’était mise d’emblée dans les bandes de ces villageois, dont beaucoup n’avaient jamais quitté les bruyères natales, et qu’intimidaient, dès leur arrivée, ces maisons plus hautes que les clochers de leurs paroisses. Pris à l’improviste, harcelés avant d’avoir eu seulement le temps de se retourner et de voir d’où partait l’attaque, ils s’exagéraient le nombre de leurs ennemis. Grâce aussi à une adroite tactique, quelques centaines d’étudiants, voire d’écoliers, rossèrent comme plâtre et mirent en fuite une armée de plus de dix mille campagnards. On guettait les manifestants aux carrefours où la voie suivie par leurs troupes se rétrécissait, s’engorgeait et les forçait de doubler leurs rangs. Alors ils passaient trois ou quatre de front entre une double haie d’ennemis, dont les casse-tête s’abattaient sur leurs nuques sans qu’il leur fût possible de riposter ou sans que leurs amis pussent arriver à leur rescousse et les dégager.
Sussel qui venait d’évoquer cette journée, s’anima à ce souvenir et narra ses impressions personnelles à la comtesse : – J’avais dix-neuf ans alors et, bombardon dans notre fanfare Cœcilia, je précédais avec la société le contingent de Santhoven. Nous nous avancions, confiants et résolus, comme de vrais gaillards, embouchant nos cuivres de toute la force de nos poumons pour étouffer le vacarme du sifflet des bleus4.
Au milieu du morceau, – c’était, je crois, le numéro cinq du petit cahier vert, – voilà qu’une bousculade nous fait perdre d’abord la mesure, puis le reste ; mon bombardon cogne le tuba de Polvliet mon voisin ; collés l’un contre l’autre, nous ne parvenons plus à remuer les bras. Nous sommes serrés comme des dizeaux dans une meule. Aussitôt qu’ils nous savent matés, incapables de bouger, les lâches abattent leurs gourdins sur nos têtes et nos épaules. Un coup de trique crève la grosse caisse. O le bruit désolé et sourd ! Le porte-drapeau, attaqué par les meneurs postés sur le trottoir de droite, incline la bannière à gauche ; dix polissons, lestes comme des singes, l’ont déjà empoignée par le bout, tirent et pèsent de tous leurs efforts sur la hampe, s’accrochent à l’étoffe, la mettent en lambeaux, brisent le bois, tordent et rompent le médaillier, se disputent les médailles qui s’en détachent – tzing ! vlink ! – nos médailles de festivals et de jubilés, nos prix, presque cent ans de souvenirs ! culbutent la statuette de sainte Cécile, qu’ils lancent ironiquement vers un premier étage d’où les excitent et les applaudissent des femmes grimaçantes. Rien ne reste plus de ce beau drapeau de velours vert, don du comte d’Adembrode, père de votre mari ! mon cœur en saigne encore ! J’écumais, je rugissais ; paralysé des bras, j’essayais de mordre ; un de ces diables me frotte la bouche d’un hareng pourri suspendu par une corde à sa canne, et me crie : « Mords donc, si tu as faim ! Mors donc, tête de pipe ! » J’étais si furieux, que je ne sentais plus les coups de canne pleuvant sur ma tête… Cela dura jusqu’au sortir de ce boyau, peut-être deux, peut-être dix minutes… La rue s’est élargie, je me précipite pour rattraper les orphéons de Santvliet et de Stabroek qui nous précédaient. Il n’y a plus trace de cortège devant nous. C’est folie de vouloir rallier nos hommes. Une nouvelle muraille d’assommeurs nous barre le passage. Éperdu, j’avise une étroite rue de traverse. Au fond de cette ruelle fuient les débris des sociétés que nous voulions rejoindre. Nous nous engouffrons, au pas de charge à la suite de ceux du Polder. Nous courons, bâtonnés ici, hués plus loin, lapidés à tel coin, arrosés à tel autre, sans regarder derrière nous, sans nous arrêter, comme des moutons affolés par l’orage. La terreur finissait par nous enlever tout sentiment. Chacun songeait à soi seul. Nous nous bousculions pour nous dégager. On piétinait, on foulait aux pieds ceux qui tombaient par terre. Ployant l’échine, rentrant la tête entre leurs épaules les plus braves cherchaient à se préserver derrière le dos du voisin. Il y en avait de pâles comme des veaux saignés ; j’entendais de crânes gaillards glousser à la façon des poules ; d’autres claquaient des dents, d’autres pleuraient de longues larmes qui lavaient le sang de leurs joues ; les plus jeunes criaient : « Grâce ! » et le petit Jef Malsec, notre vacher, un enfant de dix ans, ne cessait d’appeler sa mère ! Mais les bâtonneurs n’entendaient rien, s’amusaient à taper dans le tas, et tous riaient, riaient à en grimacer comme des diables. Et après avoir traité ainsi les garçons de Santhoven, ils se livrèrent aux mêmes exercices sur les bonnes gens de Halle et de Viersel qui nous suivaient. Je ne sais comment j’arrivai au fond de Borgerhout, à la Ville de Tirlemont, où l’omnibus amenant notre troupe avait dételé le matin. Lorsque je me tâtai pour me reconnaître, j’avais une éraflure à la joue, l’œil droit poché ; quatre bosses au front – deux de moins que mon bombardon – et les mains contuses, car, convoitant mon instrument, ils voulaient me faire lâcher prise… Les camarades me rejoignirent l’un après l’autre, après de longs intervalles. Mais au milieu de la nuit, quand nous nous remîmes en route, la moitié des nôtres manquait encore… Quelques-uns ne rentrèrent au village que le surlendemain ! Et dans quel état ! Éreintés, affamés, blessés, couverts de boue et de sang ! Ah ! kermesse de Satan !… Je verrai toujours notre doyen, le vieux sonneur de cloches, un octogénaire, frappé au visage par un marmot à peine plus haut qu’une borne. Dire que des cadets comme Broeks du meunier, comme Kartouss du brasseur, comme mon camarade Pierlo du charron, comme Wellens du maréchal, et comme moi-même, des paroissiens solides à déraciner des chênes, cédèrent le terrain à des morveux ! On assommait nos anciens, on tapait même sur les femmes qui nous accompagnaient ; des marmousets cueillaient en jouant nos pieuses cocardes rouges à notre boutonnière et les y remplaçaient par les bleuets libéraux ; alors que je n’aurais demandé à Dieu que de me rendre l’usage d’un doigt, d’un seul, pour abattre d’une chiquenaude ces gueusillons ! De leurs balcons, les gueuses nous saupoudraient d’indigo ! Ah ! pour sûr les suppôts de l’Enfer nous tenaient ensorcelés. »
Et il baissa la voix : « Polvliet n’a-t-il pas raconté que des lutins le pourchassèrent jusqu’à Wommelghem, et qu’après l’avoir taquiné et maltraité de toutes façons, ils le jetèrent dans un marais où, sous forme de feux-follets, ils dansèrent une ronde de sabbat jusqu’à l’aube autour de sa tête qui sortait seule de la vase. J’appris plus tard que quelques « rouges » attaqués en des endroits où ils avaient les coudées franches, rendirent loyalement les coups jusqu’au moment où la police des « bleus » les arrêta pour les loger à l’amigo sous prétexte qu’ils avaient commencé… Et quelle honte, quelle humiliation ! lorsqu’il nous fallut raconter cette déroute aux vieux, qui avaient assisté dispos et guillerets, le matin, à notre départ ! Ah çà, les Anversois s’imaginent que quatre ans suffisent pour nous faire oublier des offenses de cette sorte… Et ils se permettront de venir narguer au cœur de nos paroisses les « têtes de pipe » les « charrues bien pensantes » ! Qu’ils se présentent et, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je déviderai comme une fourche stupide leurs entrailles intelligentes !…
– Chut, Sussel ! dit la vieille Kathelyne en se signant, ne mêlez pas le nom de la divinité à des engagements de haine.
– Laissez ! fit la comtesse que grisait et qu’enfiévrait cette histoire de carnage racontée avec une exaltation contagieuse par le jeune fanatique… « Sussel a raison et cette haine est légitime ! »
Jamais il n’avait parlé si longtemps et lorsqu’il se tut, interrompu par sa mère, il parut embarrassé de cette débauche de discours. Mais si quelque chose pouvait le rendre plus sympathique à Clara, c’était cette belle indignation, cette rancune, cette soif de représailles !
Elle aussi, qui avait pâti dans la chair de ses bien-aimés paysans, aspirait au jour de la revanche, seulement elle la rêvait complète et c’est pourquoi elle combattit l’idée de Sussel de s’en prendre à la poignée de braillards annoncés à Zœrsel. Cette maigre vengeance mettrait les citadins en défiance et écarterait l’occasion d’une campagne plus sérieuse et plus efficace.
Sussel parut se rendre aux considérations de Mme d’Adembrode.
– C’est égal, dit-il, je ne sais pas comment les bleus oseront se rendre à Zœrsel. Je comprends encore moins que le patron du Pigeon-Blanc prête son local à leurs manœuvres. Ce Verhulst, que je tenais pour un vieux chrétien de Campine, serait donc un Judas ! Allons, demain je pousserai jusque-là et j’en aurai le cœur net… Malheur à lui si le piéton m’a dit vrai, à lui comme à tous ceux qui appelleront dans nos campagnes les massacreurs des campagnards… – Amen ! murmurèrent la comtesse et Kathelyne.