Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
Lecture du Texte

XXIII

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XXIII

Le lendemain, à jour ouvrant, la main nouée dans la lanière de son gourdin de néflier, son bâton de marchand de bétail, Sussel longeait d’un bon pas la chaussée de Lierre à Oostmalle, qui traverse Santhoven et Zœrsel. Bon marcheur, il brûla tout d’une trotte, en moins d’une heure, les quelques kilomètres séparant ces deux villages et entra au Pigeon-Blanc, l’estaminet principal de Zœrsel. La femme de Verhulst se présenta pour prendre sa commande et comme Sussel demandait le patron, elle cria : « , mon homme ! il y a un garçon de Santhoven qui voudrait vous parler. »

 

Piet Verhulst, un paysan d’âge, voûté, l’œil clignant, comme une veilleuse prête à s’éteindre, dans une large face citrouillante, la lippe narquoise, le menton en galoche, rappelant celui de Jan Klaes, le guignol flamand, arriva en sautillant du fond du jardin.

 

Il trouva Sussel en train d’examiner la grande affiche du concert accrochée parmi les annonces notarielles.

 

Tiens, qui voilà ? Bonjour Sussel, mon garçon… Quel bon vent vous amène ? Un mauvais, devrais-je dire pour ma part, car je sens à mon pied tricoté par la goutte, qu’il va pleuvoir demain. Aïe ! Aïe ! Mais les jeunes gens se moquent bien de la goutte. Vous tout le premier avec votre mine de pomme mûre. Ma parole, la santé risque de faire crever votre peau rose. Et comment se portent les autres âmes sous le toit de vos parents ?… Vous avez eu bon temps pour la dernière récolte… Ah ! vous regardez l’affiche… Comme on le sait déjà sans doute à Santhoven, ce sont des bleus qui nous régalent d’un petit spectacle

 

Sussel se tourna sans répondre du côté du cabaretier et ne prit pas la main que celui-ci lui tendait.

 

– Là là ! Il ne faut pas me regarder d’un si drôle d’air Sussel WaarloosChaque homme est libre dans son commerce, n’est-ce pas ! Puis les temps sont durs. J’ai du liquide à transvaser de mes tonnes dans le goulot de la gent soiffarde. Cette race de bleus attirera beaucoup de monde dans mon estaminet. Voilà ce que je me suis dit… Et si le jeu se gâtait, si on se crossait, où serait le mal ?… Je vous promets de ne pas réclamer la moindre indemnité pour les demi-litres qu’on leur casserait sur la tête !… Tenez, au lieu de rouler vos grands yeux de café noir, vous devriez plutôt me remercier d’avoir attiré ces tapageurs dans ces parages… Vous êtes un garçon que j’estime et comme votre mine d’enterrement me peine, je vous dirai tout… Sans moi, ces beaux messieurs se rendaient à Turnhout et d’autres que nous auraient eu le plaisir de les étrillerComprenez-vous à présent ?

 

Sussel commençait à se dérider :

 

Vrai, tel a été votre plan ! Dans ce cas, vous êtes un frère, na ! Donnez-moi la main, tope-là ! Et trinquons comme deux bons chrétiens

 

Les deux hommes s’assirent en face l’un de l’autre et Sussel s’attarda, les coudes appuyés sur la table, pipe en bouche, et le menton dans les mains, à écouter le malin aubergiste qui parlait à voix basse et que faisait sursauter le grincement des chaînettes de la vieille horloge au moment de sonner l’heure.

 

Parti de Santhoven dans l’intention de chercher querelle au vieux Verhulst ou du moins à un répondant digne de se mesurer avec un gaillard comme lui, le rude Sussel, le jeune Xavérien s’émerveillait à présent devant le génie de ce cabaretier, comme un louveteau naïf initié à la malice du renard.

 

– À votre place, disait Verhulst, loin de bouder la fête, je manderais ici mes compagnons de SanthovenIl en viendra d’ailleurs de tout le canton… Moi, j’attire les souris dans la trappe ; le reste vous regarde… Le soir on dansera, nous aurons du plaisir comme à la kermesse, surtout si nous cassons la gueule à quelques citadins.

 

– Je me charge de les accommoder à la paysanne. Laissez-nous, comme vous dites, ce soin, à moi et à mes hommes. Il tarde aux Xavériens de Santhoven de faire leurs preuves. Tâchez qu’il n’y en ait point d’autres de la partie que les nôtres et, comme de juste, ceux de Zœrsel. Ce sont nos seigneurs qui se réjouiront ! Je crois la comtesse d’Adembrode capable de se mettre à notre têteIl aurait fallu la voir et l’entendre hier, quand je lui annonçai la visite de ces réprouvés

 

Chut ! Gardez-vous de parler de vos projets au comte ou à la comtesse. Nous les savons de cœur avec nous ; cela suffit. Inutile de les découvrir et de les signaler aux vengeances des bleus. Croyez-moi, ne consultons même pas nos pasteurs. Ceux de la ville prétendraient que nous avions été soudoyés par les curés et les nobles, et ils commenceraient par s’en prendre à nos chefs.

 

Or, c’est ce qu’il faut éviter à tout prix, n’est-ce pas ? Entre nous soit dit, pour dérouter jusqu’aux gens du village, le curé de Zœrsel affecte de m’en vouloir à cause de l’hospitalité que j’ai offerte aux citadins. Au fond nous sommes d’accord et il n’a pas de paroissien plus fidèle que moi. Comprenez-vous ? Nous cousinons fort bien ensemble, mais il faut, pour la bonne marche des affaires, que le village nous croie brouillés… Je vous avouerai que je comptais beaucoup sur l’appoint de Santhoven. Ici, le curé prêche le calme, et engage nos gens à ne pas se montrer à la fête… Beaucoup de nos gars pourraient prendre ces conseils à la lettre et s’en tenir à protester par l’abstention contre la visite des bleus. Ceux-ci échapperaient à trop bon compte

 

Soyez tranquille, ceux de Santhoven suffiraient au besoin ; Je les trierai comme du bon grain sur le van… Il est entendu, ajouta Sussel en riant et en allongeant une amicale bourrade au rusé cabaretier, qu’on ne démolira rien chez vous…

 


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