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Quand arriva le fameux dimanche du métingue, Zœrsel déborda de monde.
Tous les blousiers du canton accoururent pour s’assurer par les yeux et les oreilles de la possibilité d’une chose aussi anormale que cette conférence athée en pleine glèbe de croyants.
Le matin, l’église fut trop petite pour contenir la cohue des fidèles. Après la messe, entendue avec plus de ferveur que jamais par ces ouailles inquiètes, les hommes se répandirent dans les cabarets. Là on discuta s’il fallait garder l’attitude calme recommandée encore une fois par le curé du haut de la chaire. Les têtes les plus chaudes parlaient de tout casser chez ce renégat de Verhulst. Mais les quelques chefs, que le trigaud avait mis comme Sussel dans sa confidence, calmaient ces zélateurs. En général il régnait dans cette multitude plus de consternation que de fureur. Çà et là, on s’échauffa aux coups du genièvre et l’on faillit, en discutant l’avis du curé, s’empoigner entre amis, histoire de se faire la main pour l’après-midi, mais la plupart des porte-sarrau étaient taciturnes, expectants ; si bien que l’agitation causée par cet afflux inusité de garçons de ferme et de vachers dans un village perdu et peu vaste, ne se manifestait que par un bourdonnement sourd.
Ce fourmillement de sarraux et de casquettes récelait le calme fallacieux des approches de l’orage, le malaise et la sournoiserie des fulminantes et formidables colères accumulées dans les poitrines.
Ils bouffaient, mais se tenaient cois.
La majorité des Campinois, ruminants de longues pensées, ne connaissent pas les entretiens animés ; en conversant ils se recueillent et entrecoupent le dialogue de fréquents intervalles de rêverie. Ce jour-là, ces grands taiseux paraissaient encore plus renfermés que jamais et, sur les visages roses ou hâlés, au fond des prunelles appelantes comme le miroir des mares immobiles, au fond de ces grands yeux contemplatifs, mouillés comme le velours des mousses à l’aube, s’accumulait encore plus d’énigme et d’ombre que de coutume.
Il en était venu de tous les coins de la région, de tous ces villages aux noms sonores et farouches que des lieues séparent et que ne relient pas toujours des routes.
Les paroissiens des villages de la chaussée d’Anvers avaient accourci par la Grande-Bruyère des Vanneaux, les riverains du chemin d’Herenthals par les landes de Vorsselær et le bois du Seigneur.
Ils arrivaient des quatre côtés du vent : d’Eysterlé, de Gierlé, de Pouderlé, de Drengel, de Wyneghem, voire de Grobbendonck. On remarquait, venus de Pulle, des scieurs de long aux fortes carrures, crépus et basanés comme des moricauds ; des pandours de Wechelderzande, nerveux et bien découplés, les plus habiles tireurs à la perche de la province ; des bûcherons de Pulderbosch qu’aveuglent les larges visières de leurs casquettes mais qui manœuvrent du gourdin aussi bien que les farauds de Plink jouent de leur eustache d’un sou ; les compagnons des deux Malle, l’Oost et la West, toujours en rivalité dans les bals de kermesses, dressés sur leurs ergots comme des coqs de combat et à qui la présence des gendarmes impose à peine plus de réserve que celle des Trappistes de l’abbaye voisine. Ranst avait envoyé ses sabotiers solides comme leurs encoches ; Gravenwezel, ses lieurs de balais, aussi futés que des mulots ; Viersel, ses vachers amènes et décoratifs, portant beau comme des princes déguisés et parlant le flamand le plus musical de toute la contrée, citée cependant pour son langage harmonieux ; Ranst ses voituriers au service des marchands de bois de sapin, de lestes compères, le mollet guêtré de cuir, experts dans les luttes corps à corps.
On se montrait encore une coterie venue de Broechem, renommé par ses filles sapides comme Santhoven vante ses fermes garçons, si bien qu’on dit proverbialement dans le canton : « Avec taurelet de Santhoven il faut apparier taure de Broechem. »
Si pour la circonstance, les batailleurs d’Oost et de Westmalle se coudoyaient amicalement, les cadets de Halle se rencontraient sans hostilité avec les drilles de Saint-Antoine. Le sol est si pauvre à Halle qu’on a surnommé ce village Magerhalle ou Halle-la-Maigre. Ceux de Saint-Antoine, des gausseurs impitoyables, prétendent qu’il n’y existe sur toute l’étendue du territoire de leurs voisins qu’un seul ver de terre. Encore celui-ci serait-il enchaîné dans le jardin du presbytère de crainte qu’il ne s’échappe et n’émigre vers une glèbe moins aride. Aux marchés annuels des deux paroisses, les joyeux bougres de Saint-Antoine attachent un ver de terre au bout de leurs triques et passent cet ironique symbole sous le nez des Hallois faméliques, jusqu’à ce que ceux-ci voient rouge et que des batteries s’ensuivent entre gras et maigres.
Le contingent le plus nombreux était celui des Xavériens de Santhoven, menés par le jeune Waarloos, descendant du réfractaire de 1798.
Ils s’étaient dispersés et, mêlés aux compagnons des autres bourgades, ils déambulaient par les rues, les mains dans les poches de leurs culottes, lorgnant les filles curieuses, la casquette glorieusement échafaudée, et lorsqu’ils se rencontraient ils croisaient un regard d’intelligence et se saluaient d’un mystérieux sourire.
De temps en temps on voyait Sussel se faufiler dans un rassemblement, aborder le péroreur qui excitait les écoutants ; quelques paroles coulées à l’oreille de l’exalté le faisaient taire, soumis et radieux ; les deux initiés se séparaient en se tapant dans la main, et le groupe se dispersait. Les Xavériens de Santhoven tenaient entre les lèvres une fleur rouge : rose trémière ou brindille de bruyère. On sut plus tard que celle-ci était un signe de ralliement.
Le bourgmestre avait requis les gendarmes de Santhoven et d’Oostmalle, qui se promenaient dans la foule, la carabine en bandoulière.
Vers les midi un landau traversa la commune ; les paysans reconnurent le comte et la comtesse d’Adembrode revenant d’une promenade à la Trappe de Westmalle. Il n’y eut pas un cri, mais tous se découvrirent.
Clara avait entrevu Sussel Waarloos, dans un attroupement. Elle eut depuis ce moment l’intuition que quelque complot se tramait. Pour cela il lui avait suffi de traverser ce fourmillement expirant des effluves d’ozone. Le fluide de ces marauds se communiqua du coup à la femme nerveuse. Elle en fut comme suffoquée, interdite, et elle se mit à chercher un prétexte pour retenir le comte à Zœrsel, un moyen de déconcerter le complot. Mais déjà les chevaux, bons trotteurs, stimulés par l’heure du picotin, laissaient loin derrière eux le foyer de cette effervescence.
La façon dont l’avait regardée le porte-drapeau des Xavériens, ce sourire faraud et de fausse bonhomie lui rappelait l’air de jactance des batailleurs retroussant leurs manches pour une rixe et Clara, qui souhaitait le massacre des bleus, eut peur à présent et se reprocha de ne pas avoir repoussé avec assez d’énergie les projets belliqueux de Waarloos.
À mesure que la journée avançait, la foule des blousiers s’écrasait aux abords du Pigeon-Blanc. Un grand drapeau tricolore, loué à la ville pour la circonstance, claquait au-dessus de l’enseigne. Le spectacle était gratuit, à condition que l’amateur retirât sa carte d’entrée au comptoir de l’estaminet. Verhulst, la mine paterne, distribuait ces billets à tous les consommateurs, et ceux-ci de défiler sans cesse, leur curiosité égalant pour le moins leur haine. Beaucoup en oublièrent le manger, mais se rattrapèrent sur le boire.