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La conférence commencerait à trois heures, moment des vêpres.
À deux heures, le petit Malsec et d’autres gamins éparpillés en éclaireurs le long du chemin de Zœrsel jusqu’à la chaussée de Turnhout, se rabattirent essoufflés sur le cœur de la paroisse, un nuage de poussière du côté de Saint-Antoine leur ayant révélé l’approche des Anversois.
Quelques minutes après, un omnibus de grand modèle tournait le cimetière et le luxuriant tilleul faisant face à l’église, et arrêtait devant le Pigeon-Blanc.
Il en sortit d’abord un grand gaillard blond, rappelant, avec sa barbiche en virgule, sa moustache en crocs, son gros nez busqué, sa mine fleurie, son œil d’émerillon, certains portraits de bourgeois de Franz Hals et de Rembrandt.
Pour compléter la ressemblance il portait un de ces tapabors de feutre mou, dont le Van Ryn coiffe ses arquebusiers et ses syndics bons vivants. C’était M. Vlamodder, un des plus zélés commis-voyageurs de la libre pensée, un Gambetta flamand ainsi que le saluaient les gazettes, orateur de métingues houleux, grande voix, le favori des masses séduites par son beau creux, sa prestance, ses allures à la bonne franquette, et son vocabulaire local. Il présidait la Société Marnix de Sainte-Aldegonde, fondée pour « émanciper les campagnes ».
Vlamodder aida galamment Mme Blommært, la cantatrice, et Mlle Dejans, la pianiste, annoncées sur l’affiche de la « solennité », à s’élancer du marche-pied. La première, une brune majestueuse, au masque de lionne, en robe de soie noire rehaussée d’agréments ponceau, très opulente dans les régions du corsage ; la seconde une petite pensionnaire, blonde, bistrée, fade et gracile, minaudante, les cheveux nattés, enrubannés de bleu, jouant les ingénues dans sa robe blanche à la ceinture myosotis.
Puis dévala M. Lindeblom, l’apôtre ordinaire des campagnes, car l’éloquence de son ami Vlamodder était trop pétroleuse pour ces populations timorées. Vlamodder ne gardait aucun ménagement, mangeait du prêtre à tout propos, s’empiffrait d’ « ultramontains » au point d’en devenir apoplectique. L’autre présentait le thème de l’opportunisme, du catholique-libéral ; citait des exemples de prêtres modèles, inventait des Jocelyns campinois ; établissait une distinction entre la politique et la religion, les « devoirs civiques » et les « devoirs du chrétien » ; plus fin, moins hâbleur, moins tonitruant, il élevait à peine la voix, pesait ses mots, procédait par insinuation. Au physique, un maigrichon bilieux, sucre et citron, poisseux, les cheveux collant sur les tempes, portant lunettes, engainé comme un hermès dans sa défroque noire ; l’air aussi cafard que l’autre avait l’air fracasse.
Derrière venait un personnage hirsute et flambant comme un archange, noir de chevelure et de prunelles, basané comme Zampa, fatal, romantique. Ce Manfred s’appelait Van Cuytard et on le citait parmi les cinq ou six poètes officiels d’Anvers ; il devait sa popularité et, mieux encore, une grasse sinécure – la direction d’un hospice de sourds-muets – à une chanson politique dans laquelle il comparait les capucins à des stercoraires ; une chanson beuglée par la ville les soirs de scrutin électoral.
Après ce trio de célébrités dégringolèrent de l’échelette une quinzaine de personnages de moindre importance, figurants et gardes du corps ; le mari de Mme Blommært, le père de Mlle Dejans et même M. Mestback, un reporter de journal, à qui la campagne arrachait depuis les fortifications ce mot : « Épatant ! Épatant ! » rapporté, avec la manière de s’en servir et de le moduler, d’un séjour à Paris et surtout d’une soirée aux Folies-Bergère.
Les gendarmes écartaient à grand’peine la cohue pour ménager le passage aux excursionnistes. Tous les ruraux prétendaient pénétrer dans la salle. Pas un cri de bienvenue, pas un bonjour. L’omnibus s’était vidé à peu près de la façon dont se déballent des accessoires de théâtre renfermés dans une caisse.
Le populaire Vlamodder avait essayé de séduire les rustres par la rondeur et la familiarité ; en vain les appela-t-il ses meilleurs amis, ses frères préférés, les villageois ne lui en surent aucun gré. « Épatantes ces têtes ! » avait déclaré le journaleux, un peu inquiet devant ces mines renfermées de sphinx. Van Cuytard remarquant Sussel, le compara au Conscrit d’Henri Conscience, un roman qui se passe à Zœrsel.
Les paysans se piétaient, écarquillaient les yeux, impénétrables et équivoques.
Au passage de la belle Mme Blommært, le visage de quelques pitauds exprima avec une certaine convoitise une vague moquerie. Ils se remémoraient la façon dont le curé avait qualifié le matin les émancipées et les femmes fortes de la ville. Ils ricanèrent, mais, malgré eux, des bouffées chaudes leur coulaient de la nuque jusqu’au fond des reins, et leurs prunelles dilatées s’allumaient d’un feu canaille. Pierlo claqua de la langue, donna un revers de sa main à sa casquette, qu’il poussa par là sur son oreille, et cogna du coude son voisin Kartouss.
D’autres Xavériens, comme Malcorpus et Maris Valk, mornes, impassibles en apparence, le gosier subitement sec, un tremblement dans les doigts gourds, les jambes lâches, songeaient, sans trop savoir pourquoi, à la complainte du ménétrier Jak Corepain, racontant le viol et l’assassinat de Malines, et rêvaient, rien qu’une seconde, d’une flaque de sang où les baisers râleraient comme le coassement des grenouilles.
Deux ou trois remarques grasses partirent d’un groupe de valets de charrue, campés au premier rang. Vlamodder, le paladin, ayant entendu et avisé les coupables, eut un mouvement pour les châtier. Une bagarre s’en serait suivie. Mais il ne fit que se cabrer ; l’attitude résolue des maroufles lui imposait et il supputait les chances d’un conflit ; le sourire protecteur et vaniteux, l’air de bêtise importante et satisfaite, se restéréotypa sur son masque d’orateur faubourien, et il entraîna au plus vite, à l’intérieur, l’affriolante cantatrice.
Un éclat de rire énorme, sinistre comme une huée, rompait le grand silence des badauds. Piqués au jeu, les loustics, pipe aux dents, casquette renversée, la main à l’enfourchure, allaient en lâcher de plus fortes à la vue de la Dejans, sautillant au bras de Mestback, vêtu comme un calicot endimanché, mais Sussel Waarloos s’approcha du groupe facétieux et son intervention sympathique réussit encore à mater la verve des plaisantins.
Sur le seuil de l’auberge, Piet Verhulst, obséquieux, recevait les citadins et les conduisait dans une pièce mal éclairée et sentant le remeugle, où les attendait la collation commandée.
Pendant qu’avec un entrain affecté ils se rassasiaient de l’invariable omelette au jambon, le brouhaha des spectateurs accumulés depuis des heures dans la salle de concert, une salle où l’on sabotait en temps de kermesse, leur arrivait, à travers la cloison, comme le fracas d’une marée montante et les vagissements de la bise dans les cheminées.
Le reporter commençait à regretter d’être venu ; il ne mangeait que du bout des dents et les morceaux ne passaient pas. Van Cuytard lui allongeait de grandes tapes dans le dos, à la paysanne, pour flatter l’atmosphère ambiante, et lui parlait virilité, apostolat et éternels principes.
Les paysans s’étaient casés pêle-mêle sur des bancs disposés en gradins ainsi que dans les cirques forains. Le gros de l’auditoire se composait de ruraux étrangers à Zœrsel ; la plupart de ceux de ce village ayant tiré leurs verrous et bâclé leurs fenêtres afin de se conformer aux instructions du curé.
Quelques fanatiques s’étaient concertés le matin pour écharper Verhulst et faire chanter le coq rouge sur son toit, c’est-à-dire bouter le feu à sa maison, mais Waarloos les avait pris à part et édifiés sur la tactique du cabaretier. Certains que les bleus ne perdraient rien à attendre, les conjurés se mêlaient aux simples spectateurs et patientaient, narquois, avec une apparente belle humeur.
Enfin la séance commença. Mlle Dejans, la fillette blanche, conduite par le superbe Vlamodder, parut, un rouleau de musique à la main, avec des minauderies de perruche chiffonnée, toussota et s’assit devant le piano de louage envoyé la veille. Elle joua « comme une fée », – disait le surlendemain Mestback dans son compte rendu – un de ces pots-pourris lamentables sur des opéras prédestinés à ce traitement.
Les paysans s’extasiaient à voir ses doigts osseux torturer le clavier de la discorde guimbarde ; le bruit macabre que produisait cette gymnastique digitale, les ébaubissait beaucoup moins. Warrè Pensgat, le tueur de cochons, indiquait à sa promise les pédales piétinées avec rage.
Cependant les variations ne discontinuaient pas ; les mains couraient toujours, agrémentant les accorda de l’instrument du cliquetis de leurs ongles, les pieds s’obstinaient dans leur jeu de bascule ; la blanchette devenait importune ; lorsqu’elle se décida à se lever on applaudit mollement.
À présent au tour de la grosse dondon ! proclama Jef Malsec, le petit vacher des Waarloos, juché au fond de la salle, sur les épaules d’un polisson de son âge et de son emploi, en voyant s’avancer Mme Blommært, menée par « notre illustre barde » Van Cuytard. Et toute la chambrée de s’ébaudir, de se trémousser au point de faire craquer les coutures des sarraux empesés et des culottes de drap bridant les cuisses.
Pour cacher sa confusion, l’opulente matrone affecta de donner quelques indications à la Dejans, chargée de l’accompagnement.
Après le prélude et la ritournelle, Mme Blommært entonna à pleins poumons une romance flamande sur des paroles de « notre illustre barde ».
La voix belle, étoffée, savante sans artifice, subjuguait ces simples. Ils auraient oublié, sous l’impression de cette musique et pour l’amour de la cantatrice, leur animosité et leur rancune contre les citadins. Ils ne comprenaient même pas les paroles de Van Cuytard, trop didactiques et trop ampoulées pour ces esprits primitifs. Mais la musique trahissait un accent de sincérité primesautière et Mme Blommært, l’interprétait en artiste. Non seulement elle donnait la note, mais elle la passionnait.
Les rustres écoutaient bouche bée, le front apaisé. Une influence émolliente agissait sur leur cœur, d’aucuns riaient de peur de pleurer, et les mains calleuses ne tourmentaient plus si rageusement la paume des lourds gourdins. Les drilles grivois de tout à l’heure subissaient eux-mêmes le charme de la bonne femme et mettaient une sourdine à leurs gravelures.
Pourquoi les citadins ne se retirèrent-ils pas après ce succès ?
L’apparition du déplaisant conférencier réveilla le mauvais gré, passagèrement engourdi. Malgré ses réticences, ses finesses, son onction, ses cajoleries à l’adresse des ruraux, sa profession de foi catholique, M. Lindeblom ne trompa aucun de ses auditeurs. Ce bloc enfariné répugnait d’instinct à ces croyants. Plusieurs fois, furieux de l’insuccès de ces précautions oratoires, il se démasqua ; aussitôt des murmures menaçants montaient et, vite, le faux apôtre de se replonger dans sa farine.
À la fin d’un discours pénible, étayé de tous les lieux communs de la polémique de journaux, il se fit huer pour avoir dit que les curés ne devaient pas sortir de leur église.
– Et que les bleus restent à la ville ! clama le petit Jef Malsec.
– Seriez-vous des chiens qui léchez les pieds de ceux qui vous chargent d’entraves ? tonitrua Vlamodder, écœuré par les feintes de son compagnon. Mais alors se déchaîna un si formidable hourvari, que Vlamodder renonça à « repêcher » le Lindeblom, et crut urgent, lui-même, de lever la séance.