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Sussel Waarloos avait été ramassé en toute hâte par Malcorpus et Pierlo ; le premier le portait par les pieds, l’autre le soutenait sous les aisselles. Précédés du petit Malsec et de Kartouss, qui servaient d’éclaireurs, écartaient les ronces et frayaient le passage à travers les taillis de noisetiers, ils s’engagèrent dans les bois de Zœrsel, qui se développent sur la gauche, avec des intervalles de bruyères et de garigues jusqu’à Halle, Saint-Antoine et Santhoven.
Ils marchaient d’un pas aussi alerte que le leur permettaient leur charge, l’obscurité, le sol glissant. Derrière eux, venaient Polvliet, Morgel, Basteni et le reste du contingent de Santhoven et de Zœrsel ; Maris Valk, de Halle ; Ariaan Teunis, de Viersel ; Sus Modaf, de Ranst ; Nest Malyse, d’Oostmalle ; Zander Zillebeck, de Pouderlée ; Vard Overpelt, de Casterlée ; Guile Gabriels et Jan Zwartlée, de Grobbendonck ; enfin, Jurg Daniels et Drisse Mabilde, de Wortel.
À dessein, ils ménageaient un intervalle considérable entre la tête et l’arrière-garde. Rejoints par les gendarmes, les derniers auraient mis les bonnets à poil sur une fausse piste ou empêché la capture de leur chef blessé, en provoquant une nouvelle escarmouche.
Pour plus de sûreté, Pierlo, le féal second de Waarloos, engagea la petite troupe à se fractionner encore ; l’escorte de Santhoven étant assez nombreuse.
Au fur et à mesure que les gars des diverses paroisses rencontraient des sentes ou des embranchements menant à leurs clochers, ils se rabattaient à gauche ou à droite, après avoir fait promettre à ceux de Zœrsel de leur mander des nouvelles du chef.
À chaque pas un peu brusque de ses rudes porteurs, la tête du blessé se renversait en arrière ou retombait sur la poitrine. Ses amis se demandaient s’il était vivant encore et songeaient, sombres et abattus, aux scènes que ce retour tragique provoqueraient dans la ferme des Trembles.
Ils louvoyaient constamment afin d’éviter la rase campagne et ils se tenaient le plus près possible de la lisière du bois où ils se seraient rejetés à la première alerte.
De temps en temps, Pierlo commandait halte, pour s’orienter et prendre haleine.
Pendant un de ces courts repos, le charron examina plus attentivement le blessé.
– C’est qu’il saigne comme un veau ! constata Pierlo. Si cela continue, il n’arrivera jamais vivant à sa ferme !
Ils déposèrent un moment Sussel sur un talus ; ramenèrent sa blouse bleue en bourrelet sous son menton, défirent ses culottes et, écartant la chemise, constatèrent que le sang s’échappait d’un trou dans la hanche gauche.
Justement ils n’étaient pas loin d’un ruisseau. Basteni et le petit Malsec coururent puiser de l’eau dans leurs casquettes et lavèrent la blessure avec des feuilles de fougère. Ceux qui avaient des mouchoirs, Polvliet et Malcorpus entre autres, en firent des compresses ; quelques-uns voulaient mettre leurs sarraux en pièces ou offraient leur foulard de cou. Drisse Mabilde prononçait des paroles magiques qu’il avait apprises de la vieille sorcière de Wortel pour préserver les moutons de la clavelée.
– Pourquoi ce qui soulage les bêtes ne guérirait-il pas les hommes ? se disait le digne Drisse.
Mais Sander Basteni le rabrouait pour son impiété et, s’approchant à son tour, traçait sept signes de croix sur la hanche blessée en invoquant Notre-Dame des Sept-Douleurs.
S’aidant de leurs sciences réunies les frustes gaillards, plus aptes à ouvrir des plaies qu’à les fermer, parvinrent cependant à étancher le sang.
Tandis qu’ils se pressaient autour de Waarloos, pâle, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, les membres flasques, beaucoup le croyaient mort et murmuraient un De profundis.
Stan Malcorpus, dont les doigts gourds rajustaient maladroitement les vêtements du blessé, essayait de plaisanter.
– Hein, si sa bonne amie ou même la grosse dame de tout à l’heure était ici, il y a longtemps qu’elles l’auraient réveillé en le chatouillant ? Mais nos caresses ne lui disent rien…
Pierlo, impatienté par les lenteurs et les maladresses de Stan, le repoussa. Le brave Frans, lui, se serait obstiné jusqu’au matin à trouver un indice de vie chez Waarloos : il approchait l’oreille de son cœur et lui soufflait dans les narines et dans la bouche, comme il avait vu faire un jour à un enfant noyé.
Cette scène se passait à l’orée du bois des Grille-Pieds. La lune éclairait ces figures apitoyées et maculées de sang, ces mouvements gauches d’infirmiers improvisés.
– Je jurerais qu’il vit ! clama soudain Frans Pierlo. Son haleine revient, sa poitrine se soulève, il a respiré… Nous n’avons pas de temps à perdre… À quelques arbaletées d’ici nous débouchons dans la drève du château d’Alava. Je propose de conduire notre Sussel chez le forestier… Sussel sera mieux caché et mieux protégé sur les terres du comte qu’à la ferme des Trembles… Vous savez l’amitié que nos seigneurs lui portent ; s’il y a moyen de nous le conserver, c’est eux qui trouveront ce moyen…
Tous se rallièrent à cet avis. Ils avaient taillé quelques branches et ils en formèrent une civière sur laquelle ils chargèrent le blessé en ayant soin de lui faire un oreiller de feuillage. Comme leur troupe se remettait en marche :
– Camarades, dit encore Pierlo, il s’agit d’arracher notre porte-drapeau non seulement à la mort, mais aussi aux juges de la ville, capables de le jeter en prison, tout abîmé et saigné qu’il soit… Écoutez, comme on va le rechercher, il importe que vous déclariez tous qu’il n’était pas avec nous et que moi je vous commandais… Ce sera aussi mon sang qui aura rougi les buissons…
– C’est brave ça, Frans, approuvèrent les autres. Compte sur nous pour t’aider.
Afin de faciliter cette généreuse supercherie, le crâne garçon laboura de ses ongles l’estafilade qui lui traversait le visage et où le sang se coagulait en poissant ses cheveux. Il se barbouilla les mains de ce sang qui s’était remis à couler et il en fit pleuvoir les gouttelettes sur une grande longueur du premier chemin qui se séparait du leur. Puis il rejoignit ses amis.
Les tourelles en poivrière flanquant le comble du château d’Alava pointèrent enfin au-dessus des hautes futaies. Les gars ne suivirent pas la drève d’entrée, mais s’enfoncèrent par une contre-allée dans le parc et les pépinières. De la lumière brillait aux croisillons de la chaumière du garde. Pierlo frappa.
Au premier coup, une femme, la comtesse d’Adembrode en personne, leur ouvrit.
Ses pressentiments du matin ne l’avaient pas trompée. Elle eut la force de cacher sa terrible émotion et parvint à se roidir. Ce fut d’une voix relativement calme qu’elle demanda à Pierlo si Waarloos vivait. Et les yeux du féal lui répondant affirmativement, elle étouffa ses transports de jubilation, comme elle avait réprimé son cri de désespoir.
Le village venait d’apprendre le résultat du guet-apens par le fils du garde, qui faisait partie de l’embuscade, et qui avait pris les devants. C’est à la maison forestière, où elle s’était rendue au moins dix fois pendant le jour, que la comtesse entendit parler de l’échauffourée. Quelles ne furent ses affres avant l’arrivée du blessé !
La comtesse fit transporter immédiatement Sussel Waarloos dans un pavillon du château.
Elle félicita le dévoué Pierlo et le remercia de sa confiance dans les sentiments des d’Adembrode.
Comme elle s’inquiétait de sa blessure à lui :
– Bah ! un simple abreuvoir à mouches ! dit Pierlo. Ne l’étanchez pas, car il me faut encore exhiber du sang ce soir dans le pays à la ronde !
Et, pour se dérober aux marques de gratitude, lorsqu’on avait demandé un homme de bonne volonté pour aller quérir le médecin de Viersel, l’ami des d’Adembrode, c’était encore le même Frans Pierlo qui s’était offert. Sans attendre de réponse le crâne gaillard enfourcha le cheval sellé pour cette commission et partit à fond de train.
À Viersel, le jeune charron cédait sa monture à l’officier de santé et regagnait Santhoven à pied. Puis, exécutant jusqu’au bout le plan de conduite arrêté avec ses compagnons, il entrait dans les cabarets fréquentés par les gendarmes, feignait l’ivresse, affichait sa sanglade et se donnait, en tapant du poing sur les tables, pour le chef de la bagarre. Il manœuvra si bien, que les gendarmes s’assurèrent de lui et le conduisirent au poste.
Au château, le docteur opérait prestement l’extraction de la balle, et ayant abstergé la plaie, constatait qu’aucun organe principal n’était lésé. Sussel en réchapperait. Après quelques semaines de repos, il pourrait reprendre son train de vie ordinaire.
Dès qu’il avait été averti de l’accident, le comte d’Adembrode s’était empressé de se rendre auprès du blessé.
– Connaissant l’affection des d’Adembrode pour les Waarloos, lui dit la comtesse, j’ai pris sur moi d’introduire ce jeune homme au château, dans la certitude qu’il serait mieux soigné ici que chez ses parents. Ai-je bien fait, Warner ?
Pour toute réponse, le comte prit la main de sa femme et la baisa longuement.
– Si vous le permettez, ajouta-t-elle encouragée, je veillerai moi-même ce pauvre garçon ; pour cette nuit, du moins, je serai sa garde-malade et lui ferai prendre sa potion ?
Le comte ne put qu’acquiescer à cet arrangement.
Tout en admirant le zèle et l’enthousiasme religieux de son jeune fermier, il déplorait cette équipée inutile et même funeste au point de vue de leur cause.