Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
Lecture du Texte

XXVIII

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XXVIII

Dans la chambre, où par une large baie entrouverte pénétrait la lourde atmosphère de la nuit de septembre, chargée des fragrances des acacias et des ormes, la comtesse était assise au chevet du blessé, étendu sur un grand lit contemporain de la Renaissance. Le chirurgien avait fait garder à Sussel ses vêtements de dessous et du bas afin de mieux maintenir l’appareil sur la blessure.

 

Aucune clameur ne réveillait plus la campagne quiète, et seules, au moment de prendre leur vol, les heures vagabondes interrompaient le silence en battant de leurs talons ailés l’horloge du village. Les lumières de la façade du château, même les fenêtres de la bibliothèque où le comte, tourmenté par de fréquentes insomnies, travaillait et lisait jusqu’à l’aube, n’apparaissaient plus en rectangles de feu à travers les marmentaux.

 

Tout devait reposer au château. Sur les instances de son mari, la comtesse avait d’abord retenu une de ses caméristes pour passer la nuit avec elle, mais elle venait de la congédier à son tour, certaine de résister au sommeil et à la fatigue. Il y avait d’ailleurs, à portée de sa main, un cordon communiquant avec la cloche d’alarme suspendue dans une des tourelles supérieures du château. La domesticité serait accourue au premier appel.

 

Clara avait écarté les épaisses tentures du lit et contemplait longuement, sans parvenir à s’en rassasier les yeux, le Xavérien plongé dans un profond sommeil. C’était la première fois, depuis la mort du « Mouton », qu’elle se sentait le cœur si gros de tendresse. Elle ne savait pas ce que lui réservait cette nuit de veille, elle n’osait rien souhaiter en dehors de la minute présente.

 

Ce qu’elle n’avait jamais osé évoquer comme possible se réalisait : être seule avec Sussel Waarloos. En ménageant ce tête-à-tête à la comtesse, la Providence se faisait-elle complice de ses postulations secrètes ?

 

Et ce tête-à-tête ne finirait pas avec la nuit. Clara allait garder chez elle, au château, des jours entiers, peut-être des semaines, ce blessé bien voulu ; elle pourrait le soigner sans que jamais on songeât à gloser sur sa vigilance et sa sollicitude. Cette perspective suffisait pour la béatifier. Elle ne demandait, n’espérait rien de plus. Elle en arrivait à promener sur son Sussel des regards de sœur, presque de mère. Le sein gonflé d’une ivresse tiède, elle répandit des larmes de bonheur et se crut forte et apaisée, et s’imagina de bonne foi que la partie était gagnée sur ses sens toujours stimulés.

 

L’hémorragie avait un peu pâli le Xavérien, sans pourtant que sa carnation fût devenue maladive. Le visage était calme, un souffle régulier et puissant soulevait sa poitrine. Il dormait sur le dos, la tête prise entre les mains jointes, ses coudes encadrant le visage, dans l’attitude des moissonneurs aux heures de sieste, lorsqu’ils ramènent sur les yeux le large chapeau de paillasson.

 

Tandis qu’elle le dévisageait, épiant ses mouvements, aspirant son souffle, prête à l’aider au moindre appel, la physionomie du jeune paysan parut s’animer. Doucement, ses yeux brun clair s’ouvrirent. Elle le crut altéré, et elle allait approcher de ses lèvres une timbale d’eau citronnée, mais au profond émoi de la dame, il rejeta ses couvertures, se souleva et mit pied à terre. Clara voulut l’arrêter, le maintenir ; il l’écarta presque brutalement et fit quelques pas dans la chambre. Des sons inarticulés se pressèrent sur ses lèvres ; puis il se répandit en un flux de paroles et se mit à gesticuler avec frénésie.

 

Clara restait au milieu de la pièce, glacée de terreur, incapable du moindre mouvement.

 

Sussel revivait les scènes de la soirée. Cambré dans une attitude de parade et de défi, les poings fermés, semblant brandir une fourche, il fonça en avant :

 

« Du sang ! du sang de Bleus ! clamait-il. Tuons-les tous. Hardi les camarades !… Bastini, cours de ce côté de l’omnibusMaintiens les chevaux, mon « meilleur » Pierlo. Tiens bon ! Tiens ferme, dis-jeBravo ! les vitres volent en éclats ! Le bal commence. Frappons dans le tasVlan ! À toi le grand criardTouché, pas vrai ?…

 

La comtesse, terrifiée par les éclats de voix du somnambule, par sa pantomime, par l’expression terrible de son visage, de ses yeux hagards, de sa bouche écumante, craignant surtout qu’il se jetât contre la paroi ou sautât par la fenêtre, courut fermer celle-ci et songea ensuite à appeler à l’aide.

 

Elle avait déjà le cordon à la main, mais en cet instant même le blessé recula, se rassit sur sa couche, se passa à deux reprises la main sur le front moite comme pour en chasser une idée importune.

 

Clara crut que l’accès était fini et, rassurée, elle toucha l’épaule du gars et l’engagea à se recoucher.

 

Il ne répondit pas, demeura immobile ; ses yeux bruns qui la regardaient exprimaient à présent une douceur, une tendresse ineffables. Tout son visage se rassérénait, la bouche souriait et comme, de son côté, elle l’interrogeait des yeux, il fit le geste de lui jeter les bras autour du cou. Elle recula, épouvantée, d’instinct.

 

Ce rustre avait-il deviné ce que, messaline spéculative, la grande dame croyait avoir si bien caché ? S’était-elle trahie au point de donner à ce rude paysan l’audace de se déclarer ?

 

Oui, elle n’en pouvait plus douter, il l’appelait avec la désinvolture de l’homme du peuple sûr de sa conquête. Le charme, l’aimant de ces franches avances étaient tels que l’anomalie n’en frappa la comtesse que bien longtemps après et que, vaincue et subjuguée, elle oublia sa haute position, l’état du blessé, l’endroit où elle se trouvait et les événements de la journée. Elle ne voulut plus savoir que ce délice inespéré : non seulement l’homme aimé, le mâle d’élection, le maître désiré se trouvait devant elle ; mais, lui, la désirait de son côté.

 

Comme pour suppléer à l’éloquence de l’attitude, du sourire et du regard, voici qu’au lieu de proférer des menaces et de se démener dans le simulacre d’une tuerie, Sussel se prenait à balbutier, d’un ton plaintif, de ces paroles puériles, presque enfantines, que les amants fortement épris emploient à dessein en se flattant de corriger l’accent trop chaud de leur voix pour ne pas effaroucher la femme convoitée.

 

Une circonstance eût frappé dès lors la comtesse, si toute sa raison ne l’avait quittée devant cette pantomime, c’est que ce rustaud lui parlait comme à une ancienne amie, comme à une égale.

 

Il se leva une seconde fois. Elle comprit qu’il venait à elle pour l’emporter. Elle l’attendait et elle se laisserait emmener. O elle avait fait du chemin depuis sa rencontre avec le mousse anglais, au Rit-Dyk !

 

Mais, il arriva cette chose déroutante : Sussel dépassa la comtesse et, arrêté au milieu de la chambre, parut accoster et saisir par la main une personne invisible. Il ne regardait même plus Clara.

 

Celle-ci connut en ce moment la plus atroce torture de sa vie. Elle venait de tout abdiquer en une seconde et voilà que son sacrifice était inutile. Ces savoureuses invites et ces mouvements enjôleurs du paysan s’adressaient à un fantôme… Un fantôme ? Certes pour l’instant ; mais sans doute une réalité dans le passé, voire une réalité dans l’avenir.

 

La jalousie revint martyriser la comtesse, qui croyait cependant avoir épuisé toutes les tortures. Clara retombait des altitudes du paradis dans des profondeurs encore insondées de son enfer. Et comme pour la narguer, la brûler à petit feu, le rêve amoureux de Sussel continuait.

 

La jalousie de la comtesse se doublait d’une ardente curiosité. Maintenant que le blessé ne s’adressait pas à elle, elle aurait du moins voulu savoir le nom de sa rivale. Sa passion s’invétérait.

 

Le gars se montrait de plus en plus entreprenant auprès de son invisible amante. Par instants il se rengorgeait, doucement il poussait son aimée vers le lit, marchait à petits pas, s’arrêtait pour la persuader, une main semblant toujours tenir prisonnière celle de l’amoureuse, l’autre bras arrondi comme passé autour du cou de la belle, le visage penché vers le sien, la bouche appliquée à son oreille : la pose la plus irrésistible des galants de la campagne.

 

– Il l’aime ! comme il l’aime ! se disait Clara affolée en écoutant les propos de Sussel :

 

– Tu sais, c’est la kermesse de Grobbendonck dans huit jours… Te rappelles-tu, celle de l’an passé, lorsque nous fîmes connaissance à la foire… O les beaux pains d’épice que je hachai en quatre sans accroc, suivant la règleTu étais autour de nous qui nous regardais avec d’autres filles… Tes yeux m’excitaient. J’y allai de deux sous, puis de deux autres. Je m’acharnai au jeu et ne finis qu’après avoir évincé tous mes concurrents… O l’air de tous ces farauds quand je rassemblai mon butin !… Leur air surtout lorsque, t’ayant consultée du coin de l’œil et devinant que tu accepterais mon offrande, je laissai choir dans ton blanc tablier tous les pains d’épice gagnés sur les joueurs maladroits… S’il m’avait fallu te disputer à coups de couteau ou tailler leurs visages rouges avec la même hachette servant à diviser les gâteaux de miel, j’étais prêt. Ils le comprirent et ne bougèrent plus… Et le soir, comme nous avons dansé à la Ruche !… Viens, c’est kermesse encore… Tu as chaud, bois à mon verre… Ce n’est pas dans un verre seulement que je boirais, moi, à ma soif aujourdhuiSortons, veux-tu ?… L’air du soir est si bon… Ne crains rien… S’il est vrai que tu me vois volontiers, pourquoi t’apeurer ?… Je te nommerai à ma mère et au comte d’Adembrode. Le père de Monsieur Warner était mon parrain… Et, lorsque je ne serai plus soldat, je t’emmènerai chez nous et ferai de toi ma compagne pour toute la vie… Oh ! ne dis pas non, ou je te ferme la bouche… de cette façonFi, méchante pièce… Un soufflet à présent ! et tu veux t’enfuir ? Non pas… Pourquoi t’en aller… Ne sommes-nous pas mieux à deux, ici… près, … tout près l’un de l’autre ?

 

Et rien, sinon les attitudes dont Sussel les accompagnait, ne pouvait être à la fois plus crispant, et plus affriolant que ces paroles. Ce spectacle aurait fait damner une sainte. Un vertige allait jeter Clara vers lui. Au lieu de sang c’était de la lave, du feu liquide qui coulait dans les veines de la jeune femme.

 

Cependant Waarloos ne prononçait pas le nom de sa « bonne amie ». Ce nom, Clara pâmée de désir, suffoquée, elle l’attendait sur les lèvres du jeune fermier ; ce nom, elle le guettait presque avec la même angoisse, dans des affres aussi effroyables, que celles du supplicié entamé, mais non occis par le bourreau maladroit, qui implore, en tournant vers lui sa tête mal décollée, le coup de grâce !

 

Et l’ardeur du gars semblait croître… Il enlaçait la paysanne trop farouche dans ses bras. Sans doute elle se débattait, et avec vaillance, car il semblait s’essouffler à la maîtriser. Ses yeux prenaient une expression bestiale, presque mauvaise et ses paroles n’étaient plus qu’un râle. Tandis qu’il allait et venait, qu’il se trémoussait d’un bout à l’autre du lit, la comtesse, se représentait la pataude assaillie par ce mâle, et le talus herbeux d’un fossé théâtre de leur lutte. Sussel, tantôt ployé, se cambrant, et semblant presser sa conquête contre sa poitrine, tantôt soulevé pour retenir la proie prête à lui échapper, évoquait aussi à la comtesse les rameurs du Rupel et de l’Escaut qu’elle avait vus autrefois à Boom et à Anvers se pencher et se renverser sur leur banc. Et un sentiment, un seul, germait dans la tête de Clara, et survivait à sa force d’âme : c’était moins une indicible pitié physique pour l’oppression de cet homme, qu’un besoin de tromper ce patient, de prendre la place de la rivale, de se venger d’elle et de lui, en s’interposant, en s’appropriant les trésors, peut-être les prémices d’amour qu’il destinait à la paysanne.

 

Elle se souvint d’étranges scènes de « double vie », d’aventures racontées afin de prouver les degrés de la lucidité des somnambules. Ainsi elle avait entendu affirmer par son mari, le savant, la possibilité d’arracher au noctambule le secret le mieux celé dans son cœur.

 

Et en réfléchissant rapidement à ces phénomènes une idée monstrueuse jaillit dans sa cervelle ouverte depuis longtemps aux imaginations maladives et perverses : elle se dit qu’il y aurait moyen, grâce à l’état de Sussel Waarloos, de profiter de son illusion en la flattant.

 

Oui, elle en arrivait là ! Mais aussi, cette fois, la tentation avait été trop forte. S’il la mettait à de pareilles épreuves, Dieu entendait qu’elle y succombât. Elle serait à jamais perdue, flétrie, criblée de mépris et de remords ; livrée à tous les supplices, exposée à tous les opprobres que rien ne l’arrêterait dans son dessein. Elle savait qu’il n’existerait dans l’avenir de douleur comparable au regret.

 

Mais pourquoi se plaindre de Dieu ? Le destin prenait plutôt pitié d’elle et lui offrait le soulagement, le péché commis avec un complice inconscient, le péché sans personne capable de la trahir et de la mépriser plus tard.

 

Ah ! qu’elle profiterait avidement de ce premier sourire d’une destinée contrariante.

 

De son côté, le jeune paysan, exaspéré par l’érotique mirage, ne reculait pas à l’idée d’un viol.

 

Clara ouït ses sommations au fantôme :

 

– Je te prends ce soir. J’ai bu pour oser. Je m’en voudrai demain de t’avoir fait mal, mais en attendant tu m’auras appartenu toute entière

 

C’était le dernier stade, la fin imminente des prestiges. Ou bien la belle invisible allait se rendre ou bien elle serait forcée.

 

Prends-moi, alors !

 

Cette fois, une autre voix répondit à celle du somnambule. Clara venait de se glisser dans le cercle de ces bras musclés prêts à broyer leur capture récalcitrante. Elle n’eut point peur d’être étouffée sur cette poitrine de mâle ; au contraire elle passa par une mortelle seconde en craignant d’être reconnue et repoussée. Il ne la rejeta point. Sa pression, loin de se relâcher devint encore plus ferme ; mais maintenant qu’on se prêtait à ses caresses, la douceur reparut dans ses prunelles devenues féroces, un désir moins éperdu cessa de le faire grimacer et son visage s’illumina d’un béat et soulageant triomphe. Il l’étreignit, elle pantela et lèvres contre lèvres, enlacés frileusement, ils se possédèrent sans qu’il fût revenu à la raison ou sorti du sommeil

 

Vers l’aube, doucement il ouvrit les bras robustes qui continuaient d’accoler la comtesse d’Adembrode. La crise était passée, bien passée cette fois ; il dormait sans plus rêver, et sa tête apaisée, presque souriante, retomba sur l’oreiller.

 

En se dégageant la comtesse se rappela l’histoire racontée par la vieille Kathelyne, l’aventure de Sussel, assailli par les faneuses, et se trouva, elle, la grande dame insoupçonnée, plus vile que l’affreuse Vitesse.

 

Elle venait de se ravaler au rôle de ces faneuses dévergondées.

 

Faneuse comme elles ; mais surtout, comme elles, faneuse d’amour !…

 

Pourtant Clara ne se repentait point. Elle se glorifiait de son geste. Elle n’aurait pas le regret épouvantable de l’occasion perdue. Et elle considérait machinalement comme une chose toute normale, un peu de sang qui avait transpiré de la blessure du Xavérien sur son peignoir blanc.

 

Depuis longtemps les frusques sanglantes de Flup Barend, le petit maçon, avaient cessé de draper sa chimère.

 


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