Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
Lecture du Texte

XXIX

«»

XXIX

À son réveil, le blessé manifesta une profonde surprise, et un certain embarras, en apercevant la dame d’Adembrode, et surtout en apprenant où il se trouvait. Il ne se rappelait plus rien des incidents de la veille à partir du moment où ses compagnons l’avaient ramassé.

 

Un poids énorme débarrassa le cœur de la comtesse. Pourtant Sussel la remercia, protesta de son dévouement dans des termes si sincères et si chauds, qu’elle en éprouva quelque honte et quelque remords.

 

Le médecin fit sa visite, examina la blessure, interrogea Clara sur la nuit, renouvela l’appareil et déclara que l’état du Xavérien était aussi satisfaisant que possible. Warner s’assit aussi quelques instants au chevet de Sussel.

 

Des jours passèrent sans que la fièvre reprit le malade. L’amélioration continuait.

 

Quoiqu’elle en eût, la comtesse avait céder à la vieille Kathelyne, durant les nuits suivantes, sa place au chevet de Sussel. Maintenant que la guérison n’était qu’une question de temps et de soins, Clara ne pouvait plus justifier une sollicitude trop ostensible. Mais elle demeurait auprès de Waarloos la plus grande partie du jour. Souvent ils étaient seuls et alors ils s’entretenaient avec un certain abandon qui devint bientôt de l’intimité. Sussel considérait Clara comme une amie d’une essence supérieure, comme son ange gardien ; aussi sa sympathie côtoyait-elle l’adoration.

 

Mme d’Adembrode, par contre, souffrait de ce culte qui lui disait trop l’abîme mesuré par le jeune paysan entre leurs deux natures. Le pire c’est qu’elle n’osait pas le détromper et lui prouver l’inanité des préjugés. Pourtant, il y avait des moments où elle regrettait que Sussel ne se fût pas réveillé pendant cette nuit à la fois si cruelle et tant ineffable. Le soulagement n’était pas venu depuis ce furtif adultère. Elle souffrait même plus que jamais en songeant à la mystérieuse bien-aimée qu’avait appelée le délire de Waarloos.

 

Avec ce tact et cette rouerie de la femme amoureuse et jalouse, elle provoqua les confidences du jeune homme. Sussel avoua courtiser depuis un an, à l’insu de sa mère, Trine Zwartlée, la fille d’un fermier de Grobbendonck, rencontrée à la kermesse de cette paroisse, et aux détails dans lesquels entra l’amoureux, détails corroborant ceux qu’il avait révélés pendant son sommeil, la comtesse apprit à n’en plus douter que sa rivale était cette même Trine Zwartlée. À présent, elle voulut savoir aussi par quelles phases avaient passé leurs amours.

 

Sussel, adroitement interrogé, déclara que sa promise ne se laisserait jamais « toucher » avant le mariage. Et l’expansif amoureux s’anima, s’étendit sur le portrait et sur les mérites de son accordée ; il en parla si longuement, il en fit un tel éloge, mit un tel accent de sincérité dans sa parole, un tel feu dans ses yeux bruns, tant de loyauté dans sa physionomie, que Clara ne douta plus de l’ardeur de ses sentiments pour cette jeune paysanne. Sussel tenait surtout à convaincre la comtesse de la pureté de leurs rapports, et revenait toujours sur la vertu et la modestie de Trine. En parlant de son amie, la voix du jeune homme retrouvait ces troublantes harmonies et ses regards se veloutaient de cette irrésistible tendresse qui avaient tant bouleversé la comtesse cette nuit où le somnambule s’adressait au fantôme de la petite paysanne. Sussel confia encore à Clara qu’ils comptaient s’unir dans quelques mois et la supplia, à ce propos, de bien vouloir pousser avec le comte à ce mariage : « Car, disait-il, les Zwartlée ont moins de bien que les Waarloos ; ils ne rencontrèrent pas comme nous de généreux d’Adembrode pour les faire prospérer, et je crois que ma mère, si jalouse de moi, commencera par s’opposer à mon bonheur. »

 

Et la comtesse, torturée comme on doit l’être dans l’éternelle nuit, promettait d’user de toute son influence sur la vieille fermière, ce qui l’exposait aux effusions reconnaissantes du fiancé de Trine Zwartlée.

 

C’est dans cette circonstance surtout qu’elle faillit éclater et choir du haut de l’autel, inaccessible à de charnels désirs, que Sussel lui érigeait dans son cœur ; c’est alors qu’elle manqua de s’offrir à lui et se jeter brutalement à son cou. Les obstacles ragoûtaient la passion de la dévoyée. À présent elle aimait avec désespoir.

 

Une pensée seule la consolait, celle que l’autre ne se laissait pas « toucher ». Elle affectait de douter des affirmations de Sussel rien que pour lui entendre redire cette chose calmante comme un baume.

 

Un jour qu’elle jouait de nouveau cette incrédulité, le jeune métayer défendit son élue avec plus d’exaltation encore que d’habitude.

 

– Et ce n’est pas, déclara-t-il d’un ton résolu, que je n’aie essayé de la séduire… J’étais beaucoup moins raisonnable que la blondine !… Il y a des moments ou je suis capable comme un autre de faire une bêtise – ici il rougit et balbutia. – Oui, pour tout dire, le soir même où je me déclarai, j’ai voulu la contraindre et n’y suis parvenu ! Heureusement !… Écoutez, madame, elle n’a été ma femme, ma vraie femme qu’une fois… dans un rêve, un seul rêve où je crus mourir de bonheur en me fondant dans ses bras !…

 

Cette fois encore, Clara sachant quelle nuit il fit ce rêve, parvint à se taire et à dissimuler, mais, pour ne plus s’exposer à une tentation aussi féroce, elle évita depuis lors de douter de la vertu de Trine Zwartlée.

 

Comme elle l’avait promis au Xavérien elle recommanda, malgré le vœu de son être intime, la petite vachère de Grobbendonck à la mère Waarloos et eut facilement raison des répugnances de la vieille paysanne. Kathelyne mit même tant d’empressement à se rendre au désir de la noble dame qu’elle proposa de célébrer les noces le premier jour que Sussel pourrait se tenir debout. Mais Clara combattit cette précipitation :

 

– Le comte, ajouta-t-elle, fidèle aux traditions de ses aïeux, s’occupe de l’établissement de son « cousin », et il désire caser le nouveau ménage Waarloos dans une ferme nouvelle ; il fera présent au jeune couple, non seulement de leur chaume, mais encore d’un fort lopin de terre. Il leur faut donc patienter quelques mois.

 

Sussel, un peu marri d’abord, n’eut garde de s’opposer à cette combinaison. Il avait une absolue confiance en Clara. Il la vénérait trop pour suspecter un moment les vrais motifs qui lui dictaient cet ajournement. À la vérité, Clara, décidée à se rattacher Sussel à tout prix, cherchait le moyen d’empêcher ce mariage, et en attendant elle avait voulu gagner du temps.

 

– Je parlerai à Trine de ce que vous faites pour nous, aussitôt que je pourrai me rendre à Grobbendonckdisait Sussel. – Elle sera bien heureuse et vous chérira autant que ma mère et moi. Mais, comme d’après le docteur j’en ai encore pour quelques semaines à me tenir tranquille, n’ajouteriez-vous pas aux trésors de bontés que vous avez eues pour moi celle de permettre à Trine Zwartlée de venir me voir ici ?…

 

Mme d’Adembrode se garda bien de dire que Trine s’était présentée plusieurs fois à la porte du château, mais qu’on l’avait toujours renvoyée en invoquant la consigne donnée par le médecin. À présent que l’entrée en convalescence du Xavérien n’était plus un secret, force fut à la comtesse d’aquiescer au désir de Sussel.

 

Entrant un matin dans la chambre de Waarloos, elle le trouva conversant avec une jeune villageoise fraîche et potelée, un peu boulotte, rieuse, les plus beaux yeux de saphir, l’air espiègle et vaillant, embaumant la santé et la vertu. C’était Trine Zwartlée. La comtesse s’avoua la gentillesse et les appétissants dehors de cette contadine de dix-huit ans. À côté de Clara, elle représentait un type assez vulgaire ; c’était une plante rustique, savoureuse et vivace, plutôt qu’une fleur de beauté.

 

– Et pourtant, se disait la comtesse, les charmes de la petite paysanne l’emportent sur les miens, puisque ce sont ceux-là que subissait Sussel Waarloos.

 

Elle se fit derechef violence pour cacher sa rancœur et accueillir amicalement cette friande pataude. Naïve et ingénue, Trine trouva Mme la comtesse d’Adembrode aussi belle et aussi bonne qu’on la renommait jusqu’à Grobbendonck ; elle se laissa prendre aux petites attentions de la grande dame ; en fille de paysans positifs, elle se réjouit de l’arrangement proposé pour leur mariage par les châtelains d’Alava, et railla même l’impatience de son promis. Elle revint plusieurs fois au château, plus flattée et touchée que chiffonnée par l’obstination que mettait la comtesse à assister à leurs entretiens.

 

La guérison de Sussel s’achevait, il était aussi valide, peut-être plus robuste qu’auparavant. Grâce à de puissantes interventions mises en œuvre par Warner, l’échauffourée de Zœrsel n’avait eu pour épilogue que la condamnation du généreux Pierlo à quelques heures de prison et à une amende, remboursée par les maîtres d’Alava. Aucun autre Xavérien n’avait été inquiété. Les héros du métingue s’étaient peu souciés d’ailleurs de faire du bruit autour de l’avortement de leur apostolat en Campine.

 

Sussel aurait donc pu prendre la direction des travaux de la ferme paternelle, mais la comtesse, alléguant que le jeune paysan devait encore se ménager, et éviter les trop rudes besognes des champs, le fit retenir au château par son mari, et employer aux menus travaux du jardinage.

 

Des semaines se succédèrent. La comtesse consentit enfin, de crainte de trahir ses sentiments, au retour de Sussel à la Tremblaie. Il partit un jour avec sa mère, après le coucher du soleil.

 

Du perron du château, Clara les vit cheminer, s’éloigner lentement. Une impression étrange la surprit. Au fur et à mesure que décroissait, dans le crépuscule hivernal, la haute silhouette du gars, elle sentait diminuer le volume de son cœur ; celui-ci semblait se fondre, ou mieux, s’enfoncer, choir lourdement de sa poitrine vers ses reins.

 

Une horrible faiblesse la paralysait ; elle avait froid aux extrémités, elle chancelait, et tout à coup ce fut comme si son cœur battait dans ses entrailles.

 

Rentrée défaillante au bras de son mari, elle s’alita.

 

Warner, très alarmé, quérit le médecin de Viersel. L’homme de l’art, ayant examiné longuement la malade, annonça au comte, avec une gravité complimenteuse et un peu goguenarde, que la maladie de madame était de celles dont il croyait devoir les féliciter tous les deux. M. d’Adembrode pensa étouffer le médecin dans ses bras, et, débordant de jubilation, ses yeux interrogèrent le regard de la patiente allanguie.

 

Elle répondit par un faible « oui », devint livide et tomba sans connaissance dans les bras de son époux exultant.

 

Trois mois s’étaient écoulés depuis le métingue de Zœrsel.

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2010. Content in this page is licensed under a Creative Commons License