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Le dimanche de Pentecôte, au mois de juin vers sept heures du soir, une longue caravane de pèlerins suivait la chaussée bordée de ces ormes qui n’ont plus d’âge, continuant depuis Aerschot jusqu’à Montaigu. La plupart étaient des habitants de Lierre qui étaient partis de cette ville, à l’aube.
Leur cortège, renforcé de quelques confréries des villages environnants, n’avait fait étape qu’à Heyst dit op den berg – ce qui signifie sur la montagne – et à Aerschot. Devant, marchaient les hommes, presque tous en blouse et en casquette, s’appuyant sur leur rondin de cornouiller, les grègues et les chaussures poudreuses. Puis venaient les femmes, endimanichées, les matrones, les fermières, la tête prise dans ces grands bonnets campinois, dont les ailes de dentelle badinaient aux souffles intermittents de la brise crépusculaire et sur lesquels se cabrait un chapeau en forme de cabriolet, garni de larges et longues brides de soie gros grain et à ramages ; – les jeunes filles en cornette blanche ornée de blondes, de guipures, de bouquets de fleurs, de coques vertes ou bleues.
De poupines figures de fillettes s’encadraient encore dans ce casque de cuir foncé, coiffure délicieusement martiale qui prêtait aux roses blondines un air de valkyries enfants et que les modes urbaines repoussent de plus en plus de la banlieue vers les confins de la Campine jusqu’à ce qu’il aille rejoindre la kyrielle de mœurs caractéristiques, de pittoresques usages, de costumes nationaux déjà tombés en désuétude ou abolis.
Chez toutes, un chapelet s’enroulait autour du poignet et quelques-unes pressaient un livre de prières dans leurs mains jointes contre leurs poitrines.
Des mères portaient dans leur giron le nourrisson, le culot, oscillant à leur marche hommasse de rudes travailleuses et les pères tenaient à la main des enfants plus âgés qui, fatigués, se faisaient remorquer ou, distraits par le paysage, trébuchaient et s’attiraient des rebuffades.
On avisait, parmi cette traînée, les anciens de leurs clochers, chenus et voûtés, des gars maflus dans toute la robustesse de la vie rustique, des adolescents farouches qu’abêtissait leur puberté naissante, de roses et blondes pucelles dissimulant à peine l’éclat provoquant de leurs yeux smaragdins sous la frange ombreuse des cils – ainsi se cache la blavelle entre les faisceaux d’épis.
À la tête plusieurs prêtres : le doyen de Lierre et les curés des bourgs représentés, accompagnés de leurs marguilliers et fabriciens ; ceux-ci, des vétérans engoncés dans leur longue redingote, récitaient les litanies de la Vierge. Et les ouailles répondaient sur un ton suppliant, en traînant la voix : Ora pro nobis – Miserere – Amen.
Pleins de ferveur, ils priaient presque sans interruption depuis leur départ, au point de s’enrouer et de chercher leur salive. La poussière soulevée par leur colonne picotait les yeux. Les vêtements moites et chiffonnés adhéraient à la peau, la transpiration coulait de leurs fronts : ils n’y prenaient garde.
Quelques-uns, en accomplissement d’un vœu, avaient fait la route déchaux et emportaient leurs souliers attachés au cou par une corde.
Ils marchaient comme sur des braises ; les ampoules, crevées à la pointe des pavés, saignaient ; la poussière poivrait leurs plaies ; ils traînaient la jambe, mais ne se plaignaient pas. Un rictus de martyr, exprimant plus de béatitude que de souffrance, convulsait leurs faces.
À la suite des pèlerins, cahotaient et grinçaient trois spacieux omnibus et plusieurs charrettes maraîchères, bâchées de toile blanche. Ces véhicules charriaient les infirmes, les malades, les variqueux et aussi plusieurs pèlerins, frappés d’insolation au milieu de la bruyère nue.
Après, venait un landau armoirié, d’un modèle antique mais confortable, attelé de deux magnifiques carrossiers bai, qu’un cocher en livrée sombre maintenait difficilement au pas.
Dans la voiture sommeillait une nourrice avec son poupon emmailloté dans l’eider, les dentelles et le satin, tous deux anonchalis par cette longue étape.
Un peu en arrière de la foule, immédiatement avant les diligences, marchaient deux personnes que leur physionomie comme leur mise distinguaient du gros de la caravane. C’étaient les maîtres du landau, le comte et la comtesse d’Adembrode. Le diagnostic favorable des médecins se vérifiait. La Vierge venait d’exaucer le vœu de Warner en lui accordant un garçon superbe. Reconnaissant, il avait voué le nouveau comte Jean d’Adembrode à la Gentille Dame et pour remercier la toute puissante médiatrice, il allait avec la mère, l’enfant et tous ses féaux, fermiers et métayers, l’adorer dans un de ses temples d’élection.
La psalmodie monotone des pèlerins, toujours reprise et toujours interrompue, semblait la respiration de la plaine oppressée. À présent, en même temps que se rabattait la poussière, avec l’ombre, de la fraîcheur sourdait des prairies et drapait d’une brume bleuâtre la contrée morne. Sous les arbres régnait un suggestif clair obscur et, entre les troncs rugueux, alignés comme les fûts d’une colonnade, on découvrait à l’infini le damier des prés et des guérets éclairé par les pâles rayons jaunes du couchant.
L’alouette ne grisollait plus en pointant au-dessus des moissons, comme lorsqu’ils s’étaient mis en route ; le rossignol préludait à peine. Seuls, les grillons et les grenouilles mêlaient à la lamentation des voix humaines leurs appels rauques ou stridents ; et un essieu fatigué se plaignait.
À un dernier crochet de la route, ceux de la tête aperçurent devant eux, aux bout de la drève, la basilique renommée. L’imposante rotonde se détachait sur la trame rosâtre du ciel ; au bout de l’avenue obscure, le dôme parsemé d’étoiles dorées chatoyait dans les derniers prestiges du soleil.
C’était le Port.
De rauques cris d’allégresse saluèrent l’apparition du sanctuaire des Miracles. Les pacants étendaient avidement les bras vers la coupole sacrée et les agitaient comme des ailes. Quelques-uns se daubaient la poitrine, d’autres fringuaient, d’autres s’accolaient, des femmes tombaient à genoux et, prosternées, leurs lèvres allaient humecter la terre ; d’aucuns, béats, ne bougeaient plus et sentaient courir sous leur cuir le frisson de l’horreur sacrée ; des jeunes gens faisaient le moulinet avec leur casquette, lançaient leur bâton et le rattrapaient, et des larmes coulaient le long des joues parcheminées des vieux devant ce temple si souvent revu mais qu’ils ne reverraient plus peut-être.
Cette exaltation effaroucha les pies logées dans les faîtes des arbres et, poussant des cris, elles tournoyèrent quelque temps au-dessus de la plaine avant de regagner leur nid.
Haletants, après le terme de leur traite, la caravane s’ébranlait en redoublant de jambes, mais sur l’ordre des prêtres on prit d’abord le temps de reformer les rangs un peu débandés. Il fallait pénétrer en belle ordonnance, dans la ville privilégiée.
Le comte d’Adembrode avisa dans le groupe des Xavériens de Santhoven un gars qui se distinguait par sa frénésie à la vue du sanctuaire.
– Hé Sussel Waarloos ! appela Warner.
Le jeune homme, interrompu dans sa pantomime turbulente, accourut un peu pantois vers ses maîtres. Il allait se marier au retour du pèlerinage. Warner lui avait fait don d’une ferme et de plusieurs hectares de bonne terre. La comtesse, ne trouvant plus de prétexte pour ajourner ce mariage, avait été invitée par son mari à en fixer elle-même la date. Depuis ce jour, elle semblait éviter les Waarloos. Elle ne se rendait plus que de loin en loin chez la vieille Kathelyne et n’adressait à son favori d’autrefois, lorsqu’elle le rencontrait dans la campagne, que de rares paroles. C’est à peine si elle s’informait de Trine.
Les braves gens attribuaient cette froideur à des lubies provenant de l’état « sanctifié » de leur bonne dame.
Sussel, tout réjoui de l’heureux événement qui se préparait, avait, un des premiers, félicité Clara !
Lorsque survint la délivrance, ce fut une fête dans toute la contrée. Au jour des relevailles, les paysans remarquèrent avec étonnement l’air triste et languissant de l’heureuse mère. Le comte Warner s’en apercevait aussi, mais ne s’en inquiétait pas, imputant cette langueur dolente aux suites des couches. La naissance d’un héritier l’avait littéralement rendu fou de joie. Et quel fils ! Un bébé digne de rivaliser avec les enfants les mieux en chair du pays. Rien d’étonnant que ce vigoureux rejeton eût épuisé sa mère. Mais la comtesse était femme à reprendre rapidement son opulente santé.
Au moment où Sussel s’était approché, la casquette à la main, saluant son généreux protecteur d’un bonjour sonnant en plein la joie de vivre, Clara ne lui fit qu’une simple flexion de la tête, et s’éloigna de quelques pas, tandis que le comte donnait des instructions au jeune pèlerin.