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Depuis son accouchement, la comtesse n’avait pas recouvré sa carnation rubénienne, mais chaque fois qu’elle revoyait Waarloos elle se sentait devenir blanche et froide comme s’il ne lui restait plus une goutte de sang.
Son mari, invoquant sa faiblesse, avait voulu la détourner de l’idée de participer au pèlerinage. Elle s’entêta à l’accompagner, consentant tout au plus à faire en voiture la plus grande partie du trajet.
C’est que la présence de Sussel à ces actions de grâce l’attirait impérieusement.
Lui se rendait à Montaigu non seulement pour remercier Marie, la grande Propitiatrice, de la naissance du jeune comte, mais pour demander à notre Gentille Dame de bénir aussi complaisamment son mariage avec la blonde Trine. Sa fiancée était du voyage. La comtesse, n’évitant le Xavérien que parce qu’elle raffolait plus que jamais de lui, tenait à repaître son désespoir du spectacle de leur bonheur.
Sussel, ayant conféré avec son maître, se rendit auprès du cocher du landau et à eux deux ils retirèrent d’une caisse la magnifique bannière promise par les d’Adembrode aux Xavériens. Ils fixèrent à la hampe dorée, surmontée d’une croix, la lourde pièce de brocart, chargée de broderies d’or nue, au milieu de laquelle se détachait l’extatique figure de saint François. Cette effigie, remarquablement exécutée, était le dernier ouvrage de la comtesse avant sa délivrance. Des fanons garnis de crépine pendaient aux deux bouts de la traverse et aux pans du gonfalon.
L’honneur de porter l’étendard des Xavériens revenait à Sussel Waarloos. Il ceignit le brayer, les coudes au corps, empoigna la hampe à deux mains, et, se cambrant sur ses jarrets, le torse un peu renversé, tête haute, il se plaça, à l’exemple des autres porte-bannière, en tête de ceux de sa paroisse.
Pierlo, le dévoué camarade, que balafrait encore la cicatrice de sa blessure, Kartouss, Malcorpus, Wellens, Basteni, Malsec, tous les Xavériens et toutes les bonnes gens de Santhoven s’exclamaient sur la munificence de leurs seigneurs.
Ceux des autres paroisses coulaient des regards non exempts d’envie, vers le riche présent. Toutes émerveillées, des femmes, plus expertes, tâtaient le tissu et les applications.
Aucune ne regardait ce guidon comme Trine, la jeune héritière du fermier Zwartlée de Grobbendonck. Le bleu limpide de ses yeux semblait vouloir se noyer dans ces éblouissantes couleurs ; la fleur de ses joues potelées s’avivait ; la rondeur plantureuse de son buste se soulevait visiblement. Lorsqu’elle eut levé ses claires prunelles vers le nouveau drapeau avec une expression ravie, elle les ramena, à la fois luisantes de fierté et mouillées d’attendrissement, sur le crâne et ferme gonfalonier, et, le regard de Trine Zwartlée rencontrant celui de Sussel, les deux promis rougirent comme des pivoines.
La comtesse surprit de loin ce tacite échange de confidences. Ses yeux, chargés de passion, durent atteindre les jeunes gens de leur fluide, car, simultanément, ceux-ci se retournèrent de son côté. Elle s’appuyait sur le bras de son époux. Son visage décomposé frappa les fiancés.
– Ne trouves-tu pas que notre bonne dame d’Adembrode a l’air plus malade depuis ce matin ?… Si on ne la connaissait pas, on croirait même qu’elle se ronge l’âme… Vrai, en la regardant j’aurais autant envie de la plaindre que de la féliciter…
– Tu as raison, Trinette, moi aussi je lui trouve la mine sens dessus dessous. Mais ces apparences ne doivent pas nous tromper. Écoute, nous prierons bien chaudement pour elle, pour la plus noble, pour la meilleure créature du bon Dieu. Demandons-lui de ne pas la rappeler trop vite près des anges…
Mais ils eurent beau s’exhorter à la confiance, pour la première fois de la journée, une ombre passa sur la félicité candide des promis, et tous deux pressentirent, sans oser se l’avouer l’un à l’autre, un mystère désolant.
Cependant le doyen de Lierre entonnait à pleine poitrine l’hymne Ave Maris Stella, et la procession se remettant en branle, toutes les voix se joignirent à celle du pasteur, exaltèrent à l’envi l’Étoile du marin.
Trine Zwartlée courut reprendre sa place dans les rangs de ses compagnes d’où, soprano gracile, elle entendit la voix cuivrée de Waarloos dominer le reste du chœur.
Comme les pèlerins signalaient ainsi leur approche, le bourdon de l’église sonna à pleine volée. On aurait dit une céleste bienvenue ; aussi clamèrent-ils encore avec plus de chaleur et d’énergie.
Pour cette dernière trotte, les malades et les perclus étaient descendus des charrettes et des omnibus ; ils se traînaient sur des béquilles ou bien leurs proches et leurs pays les soutenaient et les stimulaient par des exhortations filialement bourrues.
La nourrice du jeune comte d’Adembrode, portant entre ses bras le précieux poupon, marchait à présent aux côtés de ses maîtres, derrière la « procession » de Santhoven.
À mesure qu’ils approchaient, ils distinguaient les détails de l’architecture, les ornements, les pilastres, les archivoltes, les statues et les stèles du portique jésuite.
La porte béante leur permettait de plonger jusqu’au chevet du chœur, où des herses de cierges larmaient d’or les ténèbres.
Et maintenant, sur la route, des clos interrompaient les pâturages, la longue enfilée de marmenteaux cessait ; la grand’route devenait la grand’rue. Ils passèrent devant une énorme baraque en bois, le panorama de Jérusalem, comme l’annonçaient de prolixes affiches sur tous les murs et sur des écriteaux plantés à chaque carrefour. Des villageois, arrivés dans la journée, psalmodiaient avec les nouveaux venus. Un concours énorme se pressait à Montaigu, mais les flots de blouses et de mantes s’ouvraient pour livrer passage à ces renforts. Des groupes apparaissaient aussi sur le seuil et aux fenêtres des hôtelleries.
Comme la procession allait traverser le pont jeté sur les anciens remparts de la villette, dans le portail ténébreux une croix d’argent jetait une fulguration bleuâtre. Puis on aperçut l’acolyte, en soutanelle rouge, qui portait cette croix. Derrière l’enfant, le desservant, un vieux prêtre en rochet de dentelle et en étole d’orfroi psalmodiait, le psautier à la main. Et des vieilles marmottantes se bousculaient après le curé. Cette procession marcha à la rencontre de l’autre.
Lorsqu’elles s’accostèrent, l’enfant de chœur et le doyen de Montaigu firent volte-face et, la croix toujours en avant, conduisirent les Campinois dans la basilique.
Au moment où le chœur suppliant, suggestivement discord, s’épandait sous la vaste coupole, les orgues dégonflèrent leurs poumons condensant tous les concerts de la nature, la musique des vents, des flots, des arbres, et les gazouillis des oiseaux et les meuglements des vaches. Les pèlerins se poussaient pour se rapprocher des tabernacles, puis tombaient à genoux avec tant de rudesse que leurs tibias craquaient sur la dalle.
Le dernier office venait de finir ; pourtant les fidèles pullulaient encore dans la nef et les bas-côtés ; ces contemplatifs ne pouvaient se résoudre à s’arracher à ce séjour choisi par la Vierge pour être le théâtre de ses merveilleuses complaisances. Le chant cessa, l’orgue se tut et au murmure rapide, martelé des Ave, succéda l’oraison de saint Bernard pressante et mélancolique comme une recommandation d’adieu.
Tous les yeux étaient amoureusement fixés vers la mignonne Dame, presque noire, blottie au fond du retable dans une niche d’argent massif, derrière laquelle un arbre desséché, palissé, déployait ses branches nues en manière d’espalier hiératique. C’était le chêne dont le feuillage abritait à l’origine la statue miraculeuse.
Cependant, des sacristains éteignaient le luminaire, ne laissant brûler qu’une lourde lampe ciselée dans le plus noble métal, et suspendue à la voûte par des chaînes d’argent. Le lendemain les pèlerins entendraient une messe cardinale. Mais, anticipant sur leurs dévotions, avant de s’écouler au dehors, chaque paroisse de dresser dans les candélabres un cierge colossal, pesant force livres de cire, entouré de bandelettes coloriées et à mi-hauteur duquel se détachait, en grosses lettres d’or, sur un cartel enguirlandé de fleurs, le nom de la commune donatrice. Puis ils firent, en se traînant sur les genoux, et les bras en croix, les stations du Golgotha, figurées en marbre blanc autour de l’église.