Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
Lecture du Texte

XXXII

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XXXII

La comtesse se retira de bonne heure. Elle suffoquait et avait hâte d’être seule. Elle ouvrit la fenêtre de sa chambre et s’y accouda. L’hôtel de la Grande-Barrière, où ils étaient descendus, formait le coin des chaussées d’Aerschot et de Sichem.

 

Ses croisées regardaient le fossé et l’ancien glacis de la ville. Au fond, par delà le pont franchi tout à l’heure, s’élevait la basilique. Éteinte à présent, noire, redoutable, la silhouette du monument se détachait sur un ciel indigo cloué d’astres. Clara distinguait encore les boutiques de chapelets et de béatilles éclairées par des quinquets à pétrole soufflés à fur et à mesure que s’éclipsaient les clients.

 

Avec la fin du jour la foule se dérobait, se gîtait.

 

Les auberges proprettes et claustrales où l’on n’entend jamais, à cause de l’édifiant voisinage, ni rixe, ni dispute, ni blasphème, ni même le graillement catarrheux de l’orgue de barbarie, cet accessoire obligé des grandes assemblées rurales, poussaient un à un leurs volets et leurs huis. À Montaigu, il semble que les fumées du houblon et de l’alcool ne fassent qu’épaissir les encens mystiques. Il faut croire que la bière même de ce pays, la bière de Diest, un breuvage vineux et doux, une onction pour le palais et une griserie pour les lobes, une boisson mielleuse comme l’hydromel et perfide comme le vin de Tours, entretient les buveurs dans leurs dispositions extatiques.

 

Des groupes de retardataires, finalement congédiés, évoluaient piteux, sans geindre ou tempêter comme le font ailleurs les ivrognes expulsés de leurs derniers retranchements. Ils représentaient des traînées silencieuses, lugubres, pareils à des fantômes de buveurs condamnés à revenir, après leur mort, errer autour des estaminets. Ceux qui parlaient baissaient aussitôt la voix, rappelés à la conscience de l’endroit sacré qu’ils hantaient. Ces larves se dissipèrent à leur tour, une à une, ou du moins s’affalèrent, çà et là, sans plus bouger.

 

La nuit chaude, une nuit de lune nouvelle, éclairait assez pour permettre à la comtesse de discerner, dans le jardin entourant le temple, des formes noires amoncelées, des gens couchés sur l’herbe. Par ces jours de fêtes carillonnées, ces rustauds, n’ayant pas le choix du coucher et dépourvus la plupart de l’obole qu’il coûte, bivaquent sur la dure. Errénés, force lieues dans les jambes ils s’endormaient lourdement, prostrés, côte à côte, confondant les sexes, mais refoulant avec terreur les incitations charnelles, même si c’était une épouse, une fiancée, qui les frôlaient.

 

Clara crut un moment apercevoir, allongés dans le cimetière, les ombres de Sussel Waarloos et de Trine Zwartlée ; mais sa jalousie la trompait, car elle se rappela aussitôt que les fiancés avaient trouvé un gîte, avec leurs parents, dans une auberge voisine de la Grande-Barrière.

 

Tout à coup une musique grêle et flûtée strida dans l’absolue accalmie. En bas dans le réfectoire de l’hôtel, un chœur de soprani, garçonnets et jeunes filles, répétait un cantique pour la solennité du lendemain. Ces voix jeunes, aiguës, un peu dissonantes, étrangement sympathiques, comme toutes les choses précoces et forcées, sur lesquelles agissait l’épaisseur des parois de séparation comme une sourde pédale, de manière à en augmenter la mélancolie, accompagnèrent longtemps le cortège de pensées de Clara,  – et elle faisait de ce chœur le thème accablant de sa désespérance, le chant de ses aspirations toujours refoulées, le requiem de son amour.

 


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