Georges Eekhoud
La Faneuse d'Amour
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XXXIII

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XXXIII

La nuit régnait encore, lorsqu’elle se réveilla sans s’être couchée. La cloche s’ébranlait dans le campanile du dôme. Elle se rappela que la première messe se célébrait à quatre heures à l’intention des partants matineux.

 

L’envie lui prit d’assister à cet office. Elle s’humecta les tempes, s’enveloppa dans un long manteau dont elle rabattit le capuchon sur son visage et gagna doucement la rue.

 

Comme elle pénétrait dans l’église, le sacristain allumait les cierges de l’autel ; le reste du vaisseau plongeait encore dans les ténèbres compactes. On aurait dit une crypte.

 

La comtesse était arrivée la première. Elle demeura dans les bas côtés agenouillée près d’un pilier. Les fidèles se tassaient d’abord à proximité du tabernacle d’argent dont la blancheur éblouissante, presque sidérale, lançait des éclairs de coupelle et sur lequel se profilait énergiquement la petite madone noire.

 

Une clochette tinta et du jubé obscur, piqué seulement de deux fanaux tremblotants, des brouillards de sons d’orgue s’abattirent, lourds, rauques, pâteux, comme les derniers bâillements d’un géant qui se réveille. Le célébrant parut, vêtu de rouge, en commémoration du martyr du jour et entonna l’Introït.

 

Les paysans déferlaient sans cesse comme des flots à marée haute et entouraient la comtesse au point de lui couper la retraite si elle avait voulu sortir. Ils envahissaient le temple avec un empressement féroce, touchant dans son irrévérence. Ils y apportaient une piété fauve.

 

Quelques-uns, encore hébétés par le sommeil, déambulaient en trébuchant et, les yeux gros, ils tournaient les poings dans les orbites.

 

Les pieds des chaises déplacées grinçaient sur la dalle. Des toux pénibles, des expectorations séniles, des quintes de coqueluche se répercutaient en échos cassés.

 

L’ombre empêcha longtemps Clara de démêler les uns des autres, les individus dans ce grouillement. Puis l’aube réveillant avec des précautions d’artiste les couleurs des vitraux de l’abside, des rayons s’en projetèrent par faisceaux ou par éventails sur le centre de la nef, puis une teinte de grisaille, livide, froide, succéda aux ténèbres des pourtours.

 

En se bousculant, les bourrus n’épargnaient guère la comtesse, que personne ne reconnaissait sous son manteau de pénitente. Ses prédilections collectives pour le peuple et surtout pour les campagnards, noyèrent un moment la passion intense portée à l’un de ces rustres. Elle se trouvait cernée dans un groupe de jeunes blousiers dégageant une effervescente et chaude odeur d’étable, des effluves de corps séveux secoués par les longues marches de la veille. Et cette atmosphère produisait sur son idée fixe l’engourdissement vague d’un anesthésique.

 

Les reflets des verrières trempaient de teintes fantastiques ces masses d’hommes et de femmes empêtrés. Les sarraux moites et fripés se violaçaient sur les dos arrondis. Clara observait ses voisins dans leurs dévotions ; ces têtes baissées, ces lèvres balbutiantes, ces yeux pleins d’appel, éperdument fixés vers l’immuable et souriante Notre-Dame, ces épaules carrées, ces bras musclés, ces jambes charnues, ces croupes renforcées, sur lesquelles bridaient des houzeaux luisants et brunâtres comme les glèbes.

 

La stupeur des prières hypnotisait les faces rugueuses ou mafflues. Des oraisons jaculatoires faisaient ces fanatiques se marteler la poitrine de leurs poings gourds. Ceux qui n’avaient pas trouvé de siège s’asseyaient sur leurs talons. D’autres, immobiles, le menton dans les paumes de leurs mains, les coudes sur les cuisses, paraissaient sommeiller. Et, à côté d’un rictus d’ascète, d’un ancêtre dur et osseux, s’épanouissaient des galbes de jeunes filles, luisants comme une couverte ; plus loin se pétrifiait l’admiration bestiale presque douloureuse d’un adolescent étranglé par l’émotion. Des rosaires cliquetaient entre les doigts durillonnés des vieilles et les mains potes des fillettes égrenaient des chapelets bleus si mignons qu’ils tenaient dans une coquille de noix.

 

Cependant des faussets enfantins et grêles, les voies si ténues de la veille, tombaient de la turbine. De ces gosiers d’impubères, étroits, étranglés, la note fusait comme un mince jet d’eau visant un ciel lunaire. C’étaient de ces voix que la mue voile déjà, dont la caresse griffe, qu’on dirait toujours prêtes à se fêler, qui tiennent encore plus de l’horreur douce des limbes que de l’éblouissance des cieux. On en dotait par la pensée ces têtes d’angelets joufflus, papillonnant sans corps et sans membres dans les gloires des Assomptions.

 

À l’offertoire, une pièce blanche jetée presque au juger, du fond de l’église, vint s’abattre dans un des vastes plateaux disposés sur des troncs devant l’autel.

 

Ce fut le signal d’une offrande générale, terriens cossus ou valets besogneux, gros fermiers du Polder ou sabotiers et lieurs de balais de la Campine se dépouillaient, ceux-là de leur superflu, ceux-ci du métal laborieusement thésaurisé. Une grêle de florins et de jaunets, une averse de gros sous, commença.

 

La comtesse voyait des bras se lever au-dessus du remous des têtes, viser, ajuster, – des poignets faire ressort pour jeter l’obole jusqu’au but. Les courtauds se piétaient, les parents soulevaient et portaient en avant leurs enfants malades, afin que ceux-ci offrissent eux-mêmes la pièce rédemptrice, la rançon étant alors plus agréable à Notre Gentille Dame.

 

La chute incessante des oboles ajoutait une étrange et crispante sonnerie aux cantiques du jubé, au plain-chant du prêtre, aux ouragans de l’orgue et aux tintements de la clochette.

 

Alors la scène devint encore plus poignante. Les maroufles, fiévreux, affamés du pain des Âmes, se pressaient, comme le remous de la barre, de tous les coins de l’église et même du parvis, vers la Sainte-Table. Bougons, rogues, des syllabes de jurons retenues sur leurs lèvres par la majesté du lieu, ils joignaient les mains, mais distribuaient de terribles coups de coude. Les faibles et les femmes dévoraient leurs cris. D’irascibles cochets se laissaient bousculer sans colère, quitte à traiter leurs voisins de la même façon. Le prêtre semblait abecquer une nichée d’oisillons voraces.

 

Le soleil se levait sur cette scène. Les violettes et morbides couleurs des verrines se ravivaient à ces ruissellements d’or fluide. Les visages, tirés et blafards, reprenaient leur fleur de santé villageoise. Les fanfreluches des bonnets et les fichus bariolés éclataient sur le moutonnement des sarraux et des mantes.

 

Et la comtesse, embrassant le banc de communion, percevait jusqu’au frémissement de ces bouches avides de la chair d’un Dieu et le mouvement haletant de ces langues au contact de l’Holocauste.

 

La passion s’exaspérant jusqu’à l’éréthysme, une jalousie sacrilège indisposait Clara contre le Ciel. Elle aurait voulu, elle, l’inassouvie, se savoir désirée avec cette ferveur par ces simples ; altérer du même amour ces gosiers, provoquer cette pâmoison, cet accès de désir, ce ravissement, cet oubli de tout, sauf d’un unique objet, chez cette horde de marauds puissants.

 

Quand répandrait-elle par son approche, sur leurs physionomies rebourses ou cruellement placides, cette expression d’idolâtrie suprême ? Oui, il semblait à la comtesse que la Vierge et son divin Fils lui eussent volé la tendresse copieuse de ces violents.

 

Quelles délices leur procuraient-ils donc, le Saint des Saints et la Toute Sainte pour les transfigurer ainsi ?

 

Le prêtre suffisait à peine à nourrir ces affamés.

 

Rassasiés, la première rangée de communiants laissait retomber la nappe et se relevait d’un même sursaut ; d’autres, aussi safres, guettaient les vides de la table et les comblaient.

 

À une de ces oscillations de la foule, produites par le va-et-vient des attablées, la comtesse eut la vision de deux têtes juvéniles mises en pleine lumière dans la flambée conquérante du jour.

 

Le désespoir, la jalousie, la passion souveraine lui firent renier aussitôt cette foule convoitée si impérieusement une seconde auparavant. Son épouvantable désir, surchauffé depuis le commencement de la messe, fondit sur une seule proie. Elle cessa d’envier à Dieu le culte de ses créatures, pour ne plus songer qu’à disputer Sussel Waarloos à Trine Zwartlée.

 

Car c’était bien le Xavérien qui communiait à côté de sa future. Clara apercevait le profil perdu du jeune homme penché doucement vers sa bien-aimée.

 

La petite paysanne, de même, ne semblait pas détacher sa pensée de la terre. Au moment de s’agenouiller, leurs prunelles, noyées d’une double ferveur, s’étaient rencontrées.

 

Avant de monter vers Dieu, leurs prières se confondaient amoureusement.

 


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