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XXXIV | «» |
La comtesse se laissa traîner par le courant des pèlerins et gagna l’hôtel, affolée, au paroxysme de l’aberration. Elle se croisa avec le comte qui se rendait à son tour à la messe. Il ne la vit pas ; d’ailleurs, il ne l’eût pas reconnue, enveloppée qu’elle était dans son manteau de paysanne. Clara ne réfléchissait pas à ce qu’elle allait entreprendre ; elle ne se sentait qu’une volonté, ou mieux qu’un instinct : parler aussitôt à Sussel Waarloos, empêcher à n’importe quel prix son mariage ; l’arracher, même par un esclandre, à cette Trine Zwartlée.
À bout de moyens elle tenterait l’homicide : les tempêtes charnelles, les ataxies débordaient sa conscience. Tout devait éclater. Ne pouvant être à lui, éternellement frustrée dans son espoir, elle entendait qu’il ne fût à personne.
Elle en avait assez de la comédie de sa vie. Elle ne craignait pas le déshonneur public, la mort, elle irait à sa rencontre après s’être vengée. Au moins se serait-elle montrée un moment sans masque, sous son vrai jour, telle que l’avait créée la nature. Impudique et adultère, oui ; mais menteuse plus jamais. Elle se soulagerait en disant tout ce qu’elle entretenait de désirs dans le sang, et de nostalgies dans le cœur. Le monde l’exécuterait ensuite ; n’importe, elle aurait au moins respiré à l’aise quelques secondes, les premières de son long calvaire. Une catastrophe valait mieux que ces énervantes refuites et que cette suffocante hypocrisie.
Cette contrainte durait depuis son enfance. D’abord vagues et passagères, par la suite les tentations s’étaient accumulées, pressantes, formidables. Pourtant, malgré leurs assauts, Clara demeurait physiquement pure. Dans la lutte douloureuse, presque héroïque, que sa raison soutenait contre sa chair, avant cette nuit fatale du guet-apens de Zœrsel, la raison l’avait toujours emporté. Si la comtesse n’était pas parvenue à abroger la triste loi du corps, du moins s’était elle flattée de l’éluder. Vierge jusqu’à son mariage, Clara s’était jurée de n’être jamais adultère qu’en pensée. Et son parjure, sa chute même, avait été une chute honteuse, une compromission. Aujourd’hui elle ne se contenterait plus de cette lâche, incomplète et peu mutuelle rencontre. Elle voulait non seulement être possédée par Sussel, mais elle entendait que cette possession fût consciente et volontaire, le résultat d’un amour réciproque. S’il consentait – et il consentirait – ils fuiraient ensemble. C’est à peine si, dans son éréthysme, elle songea un seul instant à Warner.
Rentrée à l’hôtel, elle guetta de sa fenêtre la sortie de la messe et fit mander Sussel Waarloos par le cocher.
Lorsque le Xavérien se trouva en présence de la comtesse, il fut frappé du ravage de ses traits. Elle montrait un visage encore plus décomposé que la veille sur la grand’route.
Avant qu’il eût eu le temps de s’informer de sa santé, elle lui signifia que Trine Zwartlée ne conviendrait jamais à Sussel Waarloos et qu’elle attendait de la sagesse du jeune fermier la rupture de cette alliance.
Le gars essaya de protester. Qui avait donc prévenu la comtesse contre cette brave fille ? Il n’y en avait pas dans le canton de plus honnête, de plus laborieuse et de plus modeste. Quiconque disait le contraire mentait. Et s’animant à l’idée que de méchantes langues salissaient sa promise dans l’esprit de la dame, il demandait en grâce d’être confronté avec les mauvais chrétiens, il les mettait bien au défi de répéter leurs propos devant lui, car, pour sûr – foi de Waarloos – le menteur ne sortirait pas vivant de ses mains.
La comtesse n’eut garde d’accepter l’épreuve que proposait le loyal garçon. Elle continua pourtant de railler la candeur de Waarloos et persista, par des réticences et des mots couverts, à mettre en doute l’amour de Trine Zwartlée.
Sussel confirma respectueusement, mais non sans fermeté, sa foi dans cet amour.
– Mais elle ne vous aime pas autant qu’on pourrait vous aimer ! laissa échapper Mme d’Adembrode.
Sussel, peu subtil, mit quelque temps à comprendre l’objection. Embarrassé il tournait et retournait sa casquette entre ses doigts.
– Nous nous aimons comme il convient, croyons-nous, Madame, autant que Dieu permet de s’aimer ! finit-il par balbutier.
– Ne parlez pas de Dieu ! interrompit-elle avec humeur. Il n’a rien à voir dans votre ridicule assotement pour cette petite vachère…
Mais elle s’aperçut à l’air effarouché du gars qu’elle faisait fausse route ; aussi, quittant ce ton de sarcasme, elle força le Xavérien à s’asseoir, se rapprocha de lui, et cessa de jouer un dédain bien loin de son cœur. C’est câline, de l’angoisse dans les yeux, la voix sourde et mouillée, qu’elle murmura :
– Sussel… mon brave Sussel, si une femme vous disait, prête à vous prouver son dire : « Je vous aime plus que Trine peut vous aimer – oui, plus que Dieu le permet, je vous aime de toutes mes forces, je vous aime tellement que je ne sais vous voir uni à une autre femme ; je vous supplie au nom de cette immense tendresse de renoncer à cette Trine », Sussel si une femme vous parlait ainsi, que feriez-vous ?
Le gars ne savait que répondre, son indignation était tombée et il éprouvait à présent une vague inquiétude ; un mystérieux attendrissement le gagnait. Cependant la comtesse insistait.
– Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui se moque ; elle semble plutôt souffrir ! pensait Sussel, de plus en plus interloqué.
Comme elle lui répétait pour la troisième fois l’étrange hypothèse, Sussel finit par déclarer qu’il plaindrait de toute son âme la payse qui lui tiendrait des propos aussi biscornus, mais que ces lubies d’un cerveau malade ne mettraient pas un instant obstacle au bonheur rêvé avec la compagne de son choix.
Malgré l’accent convaincu que le Xavérien mit dans ses paroles, la comtesse s’obstina. Elle parla plus clairement. Il n’y avait pas que des paysannes au monde. D’autres femmes que celles de la campagne pouvaient l’avoir remarqué. Et, toujours plus enveloppante, la voix et le regard pleins de prières et de caresses, elle en vint à parler peu à peu de certain rêve ineffable, avant-goût des joies du mariage, de ce rêve où le rêveur crut expirer de délices en fondant entre les bras d’une femme…
Et comme Sussel, comprenant l’allusion, sursautait et portait les mains devant les yeux :
– Vous rougissiez en me racontant ce rêve, comme vous rougissez à présent à ce seul souvenir ! ajouta le comtesse. Mais j’ignore encore à quelle époque et en quel lieu ce rêve vous visita ?
Ah ! combien le jeune paysan regrettait sa confidence ! Que n’était-il en ce moment à dix pieds sous terre. Il ne savait que conclure de ce bizarre entretien. Tout ce qu’il entendait était nouveau pour ses oreilles. Sa peur instinctive augmentait et pourtant une ineffable langueur se mêlait à cet effroi.
Il essaya de faire diversion à ces influences troublantes. Il se leva pour partir, en bredouillant une excuse ; la seconde messe devait être finie et les Xavériens de Santhoven attendaient sans doute leur porte-drapeau pour se reformer en bon ordre.
La comtesse n’hésita pas à le retenir par la main et il y avait un si impérieux pouvoir dans la pression prolongée de ces doigts de femme, le charme inéprouvé de cette sensation était tel que le paysan dut se rasseoir, sans volonté, plus gauche qu’après les libations du dimanche, une chaleur dans le dos, la gorge serrée, les yeux obstrués de vapeurs et des battements aux tempes.
Ce trouble n’échappa point à la comtesse.
– Eh bien, Sussel, reprit-elle, je sais, sans que vous me l’ayez dit, l’endroit et l’époque de votre rêve. C’était au château d’Alava, la nuit même de la bagarre de Zœrsel… Croyez-vous toujours, Sussel, que ce bonheur presque meurtrier était une illusion ?
Sussel demeura plus pantois que s’il avait eu devant lui la vieille sorcière de Wortel.
– Au nom de mon salut éternel, que voulez-vous dire ? bégayait-il en ébauchant un geste de terreur.
Elle ne le fit pas languir. Avant qu’il eût pu s’en défendre, elle lui jeta les bras autour du cou et, haletante, la bouche collée à son oreille, elle se confessa :
– Comprenez-vous à quel point on peut vous aimer ? râlait-elle, éperdue. C’était moi la femme dans ce rêve de perdition… Oh ! je t’aime à la rage. Tu ne sauras jamais combien je t’aime…
Ces bras satinés, cette haleine de femme, ce contact, ce souffle achevaient d’affoler Sussel. Les bouillonnements de la sève l’entraînaient dans des vertiges. Les bras robustes du paysan répondirent à l’étreinte de la jeune femme ; il l’emportait en maître fougueux, presque brutal. Il n’y avait plus de comtesse et de paysan, il y avait un mâle puissant et une femme altérée de cette force ; il y avait la conjonction effrénée de deux désirs.
Mais, brusquement des vagissements partirent du fond de la chambre. Elle, pâmée retint Waarloos qui se dégageait : « Ne fais pas attention… c’est notre enfant. »
Notre enfant ! Il répéta, hébété, ces deux mots. Et le charme se rompit. Sussel redevenait lucide. Ce petit être pour la naissance de qui Santhoven venait processionnellement remercier la Vierge n’était donc pas un d’Adembrode ; c’était un Waarloos. Un Waarloos ! La comtesse jouait une comédie infâme ; ce pèlerinage était un défi porté au Ciel. On invoquait la Vierge au profit de l’adultère, on rendait la Madone complice d’une abominable usurpation. Et lui, Sussel, trempait dans ce crime.
À l’idée du sacrilège, le sang du gars se glaça, ses moelles refluèrent, ses nerfs se détendirent ! le ressort du spasme était brisé. Le fanatisme matait la chair.
Il fut d’abord atterré, incapable du moindre mouvement.
Jusqu’à ce matin, le jeune paysan ne s’était jamais représenté femme plus noble, plus immaculée que Mme d’Adembrode ; il la vénérait à l’égal d’une sainte en réservant son amour profane et charnel pour la petite fermière de Grobbendonck et il aurait mille fois douté de la fidélité de sa fiancée plutôt que de soupçonner un instant la grande dame. Il se rappela, en cette seconde terrible, les bontés de la comtesse, ses convictions ardentes, sa charité sans bornes et surtout les soins qu’elle lui avait prodigués après l’échauffourée de Zœrsel. Et voilà que cette élue n’était plus qu’une femme, et non seulement une femme faible et peccable, mais la pire, la plus méprisable des femmes, une menteuse, traître à son mari, traître à Dieu, une adultère et une félone qui avait sali l’écusson des marquis de Ryen, bafoué Notre Gentille Dame, renié le Saint Sacrement du mariage !
Il s’était dégagé en la repoussant avec dégoût, il éprouvait des envies de la battre et en même temps de pleurer sur elle comme sur une morte.
Il voulut fuir. Elle le rattrapa par la blouse ; il le lui fallait et cette fois, bien éveillé et conscient ; cramponnée à ses hanches comme une noyée à une épave, elle se laissa traîner par la pièce. Au risque de les meurtrir, il parvint à détacher les mains de la comtesse. Elle le vit perdu à tout jamais pour elle. Elle se rua, le rattrapa encore :
– Pitié ! gémissait-elle, n’achève pas de me damner… Hier soir, quand je vous ai vus, cette Trine et toi, sur la route, ce matin surtout à la communion, lorsque vos visages s’attiraient je suis descendue au fond de l’Enfer… Je ne te demande même pas de m’aimer… Je deviens raisonnable vois… Nous ne nous reverrons plus… Mais renonce à cette paysanne… Je n’implore que cette grâce-là… ou, si tu tiens à cette espèce et persistes à l’épouser, tue-moi, tue-moi comme une gueuse… si tu ne veux même pas me tuer, un autre frappera sans hésiter, lui… Essaie plutôt… Ah ! je ne reculerai pas devant le scandale… Épouse-la cette grosse fille, et je dirai à mon mari, au comte d’Adembrode, à ton bienfaiteur, au descendant des bienfaiteurs de tes ancêtres, je lui dirai qui est le père de ce garçon adoré, le vrai père de l’héritier de cette illustre maison. Et il devra me croire ! Car alors sa jalousie lui révélera la ressemblance entre cet enfant et Sussel Waarloos… Toi d’abord tu ne la nieras pas cette ressemblance !… Regarde !…
Et elle écarta les rideaux du berceau de dentelles ou sommeillait le jeune comte.
Machinalement, poussé par une curiosité anxieuse, il s’approcha de la couchette et se pencha sur le petit être. L’enfant promettait d’être beau et vigoureux comme un Waarloos et une Mortsel, mais aucun de ses traits n’appartenait aux descendants de Rohingus, premier prince de Ryen.
Fasciné le père ne songea plus à partir.
– Eh bien ! dit-elle, doutes-tu encore à présent ? Persistes-tu à te marier ? Tes camarades, le comte, Trine surtout ne croiront jamais à cette histoire de somnambulisme et de fièvre chaude, à cet homme dont une femme a abusé ? – ajouta, Clara, avec un rire effrayant de ménade, un rire qui ne passait pas le nœud de la gorge. – Est-ce que de pareilles aventures arrivent ? Ils te traiteront d’ingrat et d’infidèle… je te ferai chasser par ton bienfaiteur et renier par ta promise !
Elle annonçait ces intentions avec une véritable furie, d’un ton si diabolique, qu’elle exaspéra le jeune paysan et qu’en ce moment il ne vit plus en elle qu’une usurpatrice, une possédée, le mauvais génie du comte Warner d’Adembrode. Il secoua ses derniers scrupules et indigné, méprisant, il se campa devant elle, se croisa les bras, et la regarda dans le blanc des yeux : – Vrai, vous feriez cela ? – prononça-t-il terrible comme un justicier. – Les nobles de la ville avaient donc raison lorsqu’ils condamnèrent notre maître parce qu’il épousait une femme de votre espèce…
Clara reçut cette insulte comme une foudroyante décharge d’électricité. Rien n’aurait pu l’atteindre plus profondément et plus cruellement que ce mépris du simple paysan, d’un être en dessous d’elle, auprès de qui elle aspirait à descendre et qui, non content de la rebuter pour une infime maraude, la ravalait sous lui, qui, d’un mot, venait de l’écraser comme une courtilière sous son sabot de manant.
Sussel, qui la dévisageait, s’effraya, à peine eut-il prononcé ces paroles, de la souffrance que trahissait la physionomie de la malheureuse. Il avait pratiqué une opération suprême, son scalpel taillait en pleine chair, le coup devait la tuer ou la guérir.
Mais la réaction chez le paysan fut encore plus instantanée que chez sa victime.
Repris d’affection pour la coupable, et évoquant la généreuse et secourable comtesse d’antan, une voix lui disait même que si cette créature d’élite était tombée de son piédestal, c’était à cause de lui et qu’il ne lui appartenait donc pas de la marquer comme un bourreau.
Il s’agenouilla, suffoquant de tristesse et de remords.
Elle, atrocement pâle, inerte, demeura quelques secondes sans entendre les actes de contrition du jeune paysan ; puis, les yeux hagards, elle parut sortir d’une évocation lointaine.
Ce fut d’une voix douce, brisée, d’une voix éteinte comme si toute une existence ancienne la séparait de l’atmosphère ambiante et de la minute actuelle, qu’elle dit à Sussel en le forçant de se relever :
– Moi vous pardonner, mon ami ? C’est vous qui devriez me pardonner, vous et le monde, et le ciel que j’ai offensés… Merci plutôt de m’avoir rappelée à la conscience… Va, enterrons ce terrible secret dans notre cœur ; enterrons-le, non par égard pour moi qui mérite tous les opprobres, mais par pitié pour le comte, pour toi, et surtout pour notre enfant… Va, Sussel, adieu, embrasse ce petit être innocent, ton fils… le futur maître de tes autres fils…, des fils que te donnera ta Trine chérie… sois heureux en ta femme et en tes enfants, mon Sussel… Adieu…
Il colla ses lèvres de paysan au front du petit Jean, et se retira l’âme déchirée, cachant mal son bouleversement, chérissant toujours Trine, mais s’avouant l’aimer avec moins de plénitude et de sérénité.
C’était comme si l’ange de leur foyer avait déployé ses ailes et pris son essor pour ne plus jamais revenir.
Cependant, au dehors, le cortège des paysans se reformait. Les pèlerins des mêmes paroisses se groupaient derrière leurs prêtres et leurs anciens. Les chevaux, des drapelets de papier peinturé passés dans leurs oreillères, hennissaient joyeusement et grattaient la terre de leurs sabots. Le soleil matinal incendiait les étoiles d’or du dôme.
Lorsque le comte et la comtesse rejoignirent ceux de Santhoven, un dernier cantique à la Vierge montait de la multitude. Tous s’agenouillèrent, le visage tourné vers l’église pour recevoir la bénédiction du doyen de Montaigu.
Sussel priait aux côtés de Trine. L’air grave de son promis frappa la jeune fille, et elle remarqua que le fier gars n’agitait plus aussi crânement qu’à l’arrivée de la bannière des Xavériens.
La comtesse récitait la salutation angélique, la prière des prières, avec une exaltation de naufragée qui appelle au secours. Elle disait : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous… Vous êtes bénie entre toutes les femmes et le fruit de vos entrailles est béni… »
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