IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Tous les faits exposés, un rapprochement est à faire. Nous savons déjà que les chasseurs de coléoptères, les Cerceris, s’adressent exclusivement aux Charançons et aux Buprestes, c’est-à-dire aux genres dont l’appareil nerveux présente un degré de concentration comparable à celui du gibier de Scolies. Ces déprédateurs, opérant en plein air, sont exempts des difficultés qu’ont à surmonter leurs émules travaillant sous terre. Leurs mouvements sont libres et guidés par la vue ; mais sous un autre rapport, leur chirurgie est aux prises avec un problème des plus ardus.
La victime, un coléoptère, est de partout couvert d’une cuirasse impénétrable au dard. Seules, les articulations peuvent livrer passage au stylet venimeux. Celles des pattes ne répondent nullement aux conditions imposées :
le résultat de leur piqûre serait un simple trouble partiel qui, loin de dompter l’animal, le rendrait plus dangereux en l’irritant davantage. La piqûre par l’articulation du cou n’est pas acceptable : elle léserait les ganglions cervicaux et amènerait la mort, suivie de la pourriture. Il ne reste ainsi que l’articulation entre le corselet et l’abdomen. Il faut qu’en pénétrant là, le dard abolisse d’un seul coup tous les mouvements, si périlleux pour l’éducation future. Le succès de la paralysie exige donc que les ganglions moteurs, au moins les trois ganglions thoraciques, soient rassemblés et contigus entre eux en face de ce point. Ainsi est déterminé le choix des Charançons et des Buprestes, les uns et les autres si puissamment cuirassés.
Mais si la proie n’a que des téguments mous, incapables d’arrêter l’aiguillon, le système nerveux concentré n’est plus nécessaire, car l’opérateur, versé dans les arcanes anatomiques de sa victime, sait à merveille où gisent les centres d’innervation ; et il les blesse l’un après l’autre, du premier au dernier s’il le faut. Ainsi se comportent les Ammophiles en présence de leurs chenilles ; les Sphex en présence de leurs Criquets, de leurs Ephippigères, de leurs Grillons.
Avec les Scolies reparaît la proie molle, à peau perméable au dard n’importe le point atteint. La tactique des paralyseurs de chenilles, qui multiplient leurs coups de lancette, se reproduira-t-elle ici ? Non, car la gêne des mouvements sous terre ne permet pas une opération aussi compliquée. C’est la tactique des paralyseurs d’insectes cuirassés qui maintenant est seule praticable parce que le coup de dard étant unique, l’œuvre chirurgicale se réduit à son expression la plus simple, ainsi que l’imposent les difficultés d’une opération souterraine.
Il faut alors aux Scolies, destinées à chercher et à paralyser sous le sol les victuailles de leur famille, une proie rendue très vulnérable par le rapprochement des centres nerveux ainsi que le sont les Charançons et les Buprestes des Cerceris ; et tel est le motif qui leur a fait échoir en partage les larves des Scarabéiens.
Avant de parvenir à ce lot si restreint et si judicieusement choisi, avant de connaître le point précis, presque mathématique, où le dard doit pénétrer pour amener soudain une immobilité durable, avant de savoir consommer sans péril de pourriture une proie si corpulente, enfin avant de réunir ces trois conditions de succès, que faisaient donc les Scolies ?
Elles hésitaient, cherchaient, essayaient, répondra l’école de Darwin. Une longue suite de tâtonnements aveugles a fini par réaliser la combinaison la plus favorable, combinaison désormais perpétuée par la transmission de l’atavisme.
Cette coordination savante entre le but et les moyens fut, à l’origine, un résultat fortuit. Le hasard ! refuge commode. Je hausse les épaules lorsque je l’entends invoquer pour expliquer la genèse d’un instinct aussi complexe que celui des Scolies. Au début l’animal tâtonne, dites-vous ; ses préférences n’ont rien de déterminé. Pour nourrir sa larve carnassière, il prélève tribut sur tout genre de gibier, en rapport avec les forces du chasseur et les appétits du nourrisson ; sa descendance fait essai de ceci, puis de cela, puis d’autre chose, à l’aventure, jusqu’à ce que les siècles accumulés aient amené le choix dont la race se trouve le mieux. Alors se fixe l’habitude, devenue l’instinct.
Soit. Admettons pour l’antique Scolie une proie différente de celle qu’adopte le déprédateur moderne. Si la famille prospérait avec une alimentation maintenant délaissée, on ne voit pour la descendance aucun motif d’en changer ; l’animal n’a pas les caprices gastronomiques d’un gourmet rendu difficile par la satiété. De ce régime, la prospérité faisait habitude, et l’instinct se fixait autre qu’il n’est aujourd’hui. Si la nourriture primitive, au contraire, ne convenait pas, la famille périclitait, et tout essai d’amélioration dans l’avenir devenait impossible, la mère mal inspirée ne laissant pas d’héritiers.
Pour échapper à la strangulation par ce double lacet, la théorie répondra que les Scolies descendent d’un précurseur, être indéterminé, mobile de mœurs, mobile de formes, se modifiant suivant les milieux, les régions, les conditions climatériques, et se ramifiant en races dont chacune est devenue une espèce avec les attributs qui la caractérisent aujourd’hui. Le précurseur est le Deus ex machina du transformisme. Quand la difficulté devient par trop pressante, vite un précurseur qui comblera les vides, vite un être imaginaire, nébuleux jouet de l’esprit. C’est vouloir illuminer une obscurité avec une autre plus noire ; c’est faire éclairer le jour par un entassement de nuées. Des précurseurs se trouvent plus aisément que des raisons valables. Mettons néanmoins à l’essai celui des Scolies.
Que faisait-il ? Étant bon à tout, il faisait un peu de tout. Dans sa lignée se trouvèrent des novateurs qui prirent goût à miner le sable et l’humus. Là, furent rencontrées les larves de la Cétoine, de l’Orycte, de l’Anoxie, succulents morceaux pour l’éducation de la famille. Par degrés, l’hyménoptère indécis revêtit les formes robustes exigées par le travail sous terre ; par degrés il apprit à poignarder savamment ses dodues voisines ; par degrés il acquit l’art si délicat, de consommer sa proie sans la tuer, par degrés enfin, la grasse nourriture aidant, il devint la forte Scolie qui nous est familière. Ce point franchi, l’espèce est façonnée ainsi que son instinct.
Voilà bien des degrés, et des plus lents, et des plus incroyables, alors que l’hyménoptère ne peut faire race qu’à la condition expresse d’un succès parfait dès le premier essai. N’insistons pas davantage sur l’insurmontable objection ; admettons qu’au milieu de tant de chances défavorables quelques favorisés survivent, de plus en plus nombreux, d’une génération à l’autre, à mesure que se perfectionne l’art de la périlleuse éducation.
Les légères variations dans un même, sens s’ajoutent, forment une intégrale définie, et voici finalement l’antique précurseur devenu la Scolie de notre époque.
À l’aide d’une phraséologie vague, qui jongle avec le secret des siècles et l’inconnu de l’être, est aisément édifiée une théorie où se complet notre paresse, rebutée qu’elle est par les études pénibles, dont le résultat final est le doute encore plus que l’affirmation. Mais si, loin de nous satisfaire de généralités nébuleuses et d’adopter comme monnaie courante des mots consacrés par la vogue ; nous avons la persévérance de scruter la vérité aussi avant que possible, les choses changent grandement d’aspect et sont reconnues bien moins simples que ne le disent nos vues trop précipitées. Généraliser, est certes, travail de haute valeur : la science n’existe qu’à cette condition-là. Gardons-nous toutefois d’une généralisation non assise sur des bases assez multipliées, assez solides.
Lorsque ces bases manquent, le grand généralisateur, c’est l’enfant. Pour lui, la gent emplumée, c’est l’oiseau tout court ; et la gent reptilienne, le serpent, sans autre différence que celle du gros au petit. Ignorant tout, il généralise au plus haut degré ; il simplifie dans son impuissance de voir le complexe. Plus tard, il apprendra que le moineau n’est pas le bouvreuil, que la linotte n’est pas le verdier ; il particularisera, et chaque jour davantage, à mesure que son esprit d’observation sera mieux exercé. Il ne voyait d’abord que des ressemblances, il voit maintenant des différences, mais non toujours assez bien pour éviter des rapprochements incongrus.
Dans l’âge mur, il commettra, – la chose est à peu près certaine, – des solécismes zoologiques pareils à ceux que me débite mon jardinier. Favier, le vieux soldat, n’a jamais ouvert un livre, et pour cause. Il sait à peu près chiffrer : le chiffre, bien plus que la lecture, est imposé par les brutalités de la vie. Ayant promené sa gamelle dans trois parties du monde, il a l’esprit ouvert et la mémoire bourrée de souvenirs, ce qui ne l’empêche pas, lorsque nous causons un peu des bêtes, d’émettre les affirmations les plus insensées. Pour lui, la chauve-souris est un rat qui a pris des ailes ; le coucou est un épervier retiré des affaires ; la limace, un escargot qui, prenant de l’âge, a perdu sa coquille ; l’engoulevent, le Chaoucho-grapaou comme il l’appelle, est un vieux crapaud qui, passionné de laitage, s’est emplumé pour venir, dans les bergeries, téter les chèvres. On ne lui ôterait pas ces idées biscornues de la tête. Favier est, on le voit, un transformiste à sa façon, un transformiste de haute volée. Rien ne l’arrête dans la filiation animale. Il a réponse à tout : ceci vient de cela. Si vous lui demandez pourquoi ? il vous répond ; voyez la ressemblance.
Lui reprocherons-nous ces insanités lorsque nous entendons cet autre acclamer l’anthropopithèque, le précurseur de l’homme, séduit qu’il est par les formes de la guenon ? Rejetterons-nous les métamorphoses du Chaoucho-grapaou lorsqu’on vient sérieusement nous dire : Dans l’état actuel de la science, il est parfaitement démontré que l’homme descend de quelque macaque à peine dégrossi. Des deux transformations, celle de Favier me semble encore la plus admissible. Un peintre, de mes amis, frère du grand symphoniste Félicien David, me faisait un jour part de ses réflexions sur la structure humaine. – Vé, moun bel ami, me disait-il, vé : l’homé a lou dintré d’un por et lou déforo d’uno mounino. – Je livre la boutade du peintre à qui serait désireux de faire dériver l’homme du marcassin, lorsque le macaque sera démodé. D’après David, la filiation s’affirme par les ressemblances internes : L’homé a lou dintré d’un por.
L’artisan de précurseurs ne voit que des ressemblances organiques, et dédaigne les différences d’aptitude. À ne consulter que l’os, la vertèbre, le poil, les nervures de l’aile, les articles de l’antenne, l’imagination peut dresser tel arbre généalogique que demanderont nos systèmes, car enfin l’animal, dans sa généralisation la plus large, est formulé par un tube qui digère. Avec ce facteur commun, la voie est ouverte à toutes les divagations. Une machine se juge, non d’après tel ou tel rouage, mais d’après la nature du travail accompli. Le monumental tourne-broche d’une auberge de rouliers et le chronomètre Bréguet ont, l’un et l’autre, des rouages engrenés de façon à peu près similaire. Mettrons-nous ensemble les deux mécaniques ? Oublierons-nous que l’une fait tourner devant l’âtre un quartier de mouton, et que l’autre fractionne le temps en secondes ?
De même, l’échafaudage organique est dominé de bien haut par les aptitudes de l’animal, les aptitudes psychiques surtout, cette caractéristique supérieure. Que le Chimpanzé, que le hideux Gorille aient avec nous d’intimes ressemblances de structure, c’est évident. Mais consultons un peu les aptitudes. Quelles différences, quel abîme de séparation ! Sans s’élever jusqu’au fameux roseau dont parle Pascal, ce roseau qui, dans sa faiblesse, et par cela seul qu’il se sait écrasé, est supérieur à l’univers qui l’écrase, on peut exiger au moins qu’on nous montre quelque part l’animal se créant un outil, multiplicateur de l’adresse et de la force, et prenant possession du feu, élément primordial du progrès. Maître de l’outil et du feu ! Ces deux aptitudes, si simples qu’elles soient, caractérisent mieux l’homme que le nombre de ses vertèbres et de ses molaires.
Vous nous dites que l’homme, d’abord brute velue, marchant à quatre pattes, s’est dressé sur les pattes de derrière et a perdu ses poils ; et vous nous démontrez avec complaisance de quelle manière s’est effectuée l’élimination du pelage hirsute. Au lieu d’étayer un système sur une poignée de bourre gagnée ou perdue, peut-être conviendrait-il mieux d’établir comment la brute originelle est parvenue à la possession de l’outil et du feu. Les aptitudes ont plus d’importance que les poils, et vous les négligez parce que là vraiment réside l’insurmontable difficulté. Voyez comme le grand maître du transformisme hésite, balbutie lorsqu’il veut faire entrer l’instinct, de gré ou de force, dans le moule de ses formules.
Ce n’est pas aussi commode à manier que la couleur du pelage, la longueur de la queue, l’oreille pendante ou dressée. Ah ! oui, le maître sait bien que c’est là que le bât le blesse. L’instinct lui échappe et fait crouler sa théorie.
Reprenons ce que les Scolies nous apprennent sur cette question qui, d’un ricochet à l’autre, touche à notre propre origine. D’après les idées darwiniennes, nous avons admis un précurseur inconnu qui, d’essais en essais, aurait adopté pour provision de bouche les larves de Scarabéiens. Ce précurseur, modifié par la variété des circonstances, se serait subdivisé en ramifications, dont l’une, fouillant l’humus et préférant la Cétoine à tout autre gibier, hôte du même tas, est devenue la Scolie à deux bandes ; dont une autre, adonnée encore à l’exploration du terreau, mais faisant choix de l’Orycte, a laissé pour descendance la Scolie des jardins ; dont une troisième enfin, s’établissant dans les terres sablonneuses et y trouvant l’Anoxie, a été l’ancêtre de la Scolie interrompue. À ces trois ramifications doivent incontestablement s’en adjoindre d’autres qui complètent la série des Scolies. Leurs mœurs ne m’étant connues que par analogie, je me borne à les mentionner.
D’un précurseur commun dériveraient donc, au moins, les trois espèces qui me sont familières. Pour franchir la distance du point de départ au point d’arrivée, toutes les trois ont eu à vaincre des difficultés, très graves considérées isolément, et aggravées encore par cette circonstance que l’une d’elles surmontée n’aboutit à rien si les autres n’ont pas également heureuse issue. Il y a là, pour le succès, une suite de conditions, chacune avec des chances presque nulles, et dont l’ensemble se réalisant est une absurdité mathématique, si le hasard seul doit être invoqué.
Et d’abord, comment l’antique Scolie, ayant à pourvoir de vivres sa famille carnassière, a-t-elle adopté pour gibier uniquement des larves qui par la concentration de leur système nerveux font une exception si remarquable et si limitée dans la série des insectes ? Quelle chance le hasard lui offrait-il d’avoir pour lot cette proie, la plus convenable de toutes parce qu’elle est la plus vulnérable ? La chance de l’unité en face du nombre indéfini des espèces entomologiques. Un pour, l’immensité contre.
Poursuivons. La larve de Scarabéien est happée sous terre, pour la première fois. L’assaillie proteste, se défend à sa manière, s’enroule et de partout présente au dard une surface dont la blessure est sans péril sérieux. Il faut pourtant que l’hyménoptère, tout novice, choisisse pour y plonger son arme empoisonnée, un point, un seul, étroitement limité et caché dans les replis de l’animal. S’il se trompe, il est perdu peut-être : la bête, irritée par la cuisante piqûre, est de force à l’éventrer sous les crocs de ses mandibules. S’il échappe au danger, il périra du moins sans laisser descendance, les vivres nécessaires manquant. Le salut est là pour lui et pour sa race : du premier coup, il lui faut atteindre le petit noyau nerveux qui mesure à peine un demi-millimètre de largeur. Quelle chance a-t-il de plonger là le stylet, si rien ne le guide ? La chance de l’unité en face du nombre de points composant le corps de la victime.
Un pour et l’immensité contre. Allons toujours. Le dard a réussi, la grasse larve est immobilisée. En quel point maintenant convient-il de déposer l’œuf ? En avant, en arrière, sur les flancs, sur le dos, sur le ventre ? Le choix n’est pas indifférent. Le jeune ver percera la peau de sa victuaille au point même où l’œuf était fixé ; et l’ouverture faite, il ira de l’avant sans scrupule. Si ce point d’attaque est mal choisi, le nourrisson est exposé à rencontrer bientôt sous les mandibules un organe essentiel, qu’il importait de respecter jusqu’à la fin pour conserver les vivres frais. Rappelons-nous avec quelle difficulté l’éducation s’achève quand on dérange la petite larve de l’emplacement choisi par la mère. La pourriture du gibier promptement arrive, et avec elle la mort de la Scolie.
Il me serait impossible de préciser les motifs qui font adopter le point où l’œuf est déposé ; j’entrevois des raisons générales, mais les détails m’échappent, faute d’être suffisamment versé dans les questions les plus délicates de l’anatomie et de la physiologie entomologique.
Ce que je sais en parfaite certitude, c’est l’invariabilité du point choisi pour le dépôt de l’œuf. Sans une seule exception, sur toutes les victimes extraites de l’amas de terreau, – et elles sont nombreuses, – l’œuf est fixé en arrière de la face ventrale, à la naissance de la tache brune formée par le contenu de l’appareil digestif.
Si rien ne la guide, quelle chance a la mère de coller son œuf en ce point, toujours le même parce qu’il est privilégié pour le succès de l’éducation ? Une bien petite, représentée par le rapport de deux ou trois millimètres carrés à la superficie totale de la proie.
Est-ce tout ? Pas encore. Le ver éclôt, il perce le ventre de la Cétoine au point voulu, il plonge, son long col dans les viscères, il fouille et se repaît. S’il mord à l’aventure, si pour le choix des morceaux il n’a d’autre guide que les préférences du moment et les brutalités d’un appétit impérieux, infailliblement il s’expose à l’intoxication par la pourriture, car la proie lésée dans les organes qui lui conservent un reste de vie, achèvera de mourir dès les premières bouchées. La copieuse pièce doit être consommée avec un art prudent ; ceci avant cela, et après cela autre chose, toujours avec méthode jusqu’à ce que s’approchent les derniers coups de dent. Alors c’est la fin de la vie pour la Cétoine, mais c’est aussi la fin du repas pour la Scolie. Si le ver est novice consommateur, si un instinct spécial ne conduit ses mandibules dans le ventre de la proie, quelle chance a-t-il de réussir dans sa périlleuse alimentation ? La chance qu’aurait un loup affamé de faire la fine anatomie de son mouton quand il tire à lui avidement, déchire par lambeaux et engloutit.
Ces quatre conditions de succès, avec la chance si voisine de zéro pour chacune, doivent se réaliser toutes à la fois sinon l’éducation ne peut aboutir. La Scolie a-t-elle fait capture d’une larve à centres nerveux rassemblés, d’une larve de Cétoine, par exemple, ce n’est rien encore si elle ne dirige pas son dard vers l’unique point vulnérable. Connaît-elle à fond l’art de poignarder la victime, ce n’est rien encore si elle ignore où il convient de fixer l’œuf. L’emplacement convenable trouvé, tout ce qui précède ne compte pas si le ver n’est pas instruit de la méthode à suivre pour dévorer la proie tout en la conservant vivante. Ou tout, ou rien. Qui oserait évaluer la chance finale sur laquelle est basée l’avenir de la Scolie ou de son précurseur, cette chance complexe dont les facteurs sont quatre événements infiniment peu probables, on dirait presque quatre impossibilités ? Et pareil concours serait un résultat fortuit, d’où dériverait l’instinct actuel. Allons donc !
Sous un autre aspect, le darwinisme a des démêlés avec les Scolies et leur proie. Dans le tas de terreau que j’exploite pour écrire cette histoire vivent ensemble trois genres de larves appartenant au groupe des Scarabéiens : la Cétoine, l’Orycte, le Scarabée pentodon. Leur structure interne est à peu près pareille, leur nourriture est la même et consiste en matières végétales décomposées ; leurs mœurs sont identiques : vie souterraine dans des galeries de mine fréquemment renouvelées, grossier cocon ovoïde en matériaux terreux. Milieu, régime, industrie, structure interne, tout est semblable, et cependant l’une des trois larves, celle de la Cétoine, fait avec ses commensales une disparate des plus singulières ; seule parmi les Scarabéiens, mieux que cela, seule dans l’immense série des insectes, elle progresse sur le dos.
Si les différences portaient sur quelques maigres détails de structure, minutieux domaine du classificateur, sans hésiter on passerait outre ; mais un animal qui se renverse pour marcher le ventre en l’air et n’adopte jamais d’autre manière de locomotion, quoique ayant des pattes, de bonnes pattes, mérite certainement examen. Comment la bête a-t-elle acquis sa bizarre méthode ambulatoire, pourquoi s’est-elle avisée de marcher au rebours des autres animaux ?
À des questions pareilles, la science en vogue a toujours une réponse prête : adaptation au milieu. La larve de Cétoine vit dans des galeries croulantes, qu’elle pratique au sein du terreau. Semblable au ramoneur qui se fait appui du dos, des reins et des genoux pour se hisser dans l’étroit canal d’une cheminée, elle se ramasse sur elle-même, elle applique contre la paroi du couloir d’une part le bout du ventre, d’autre part sa forte échine, et de l’effort combiné de ces deux leviers résulte la progression. Les pattes, d’un usage très restreint, presque nul, s’atrophient, tendent à disparaître comme le fait tout organe sans emploi ; le dos, au contraire, principal moteur, se renforce, se sillonne de robustes plis, se hérisse de grappins ou de cils ; et graduellement, par adaptation à son milieu, la bête arrive à perdre la marche qu’elle ne pratique pas, et à la remplacer par la reptation sur le dos, mieux appropriée aux galeries souterraines.
Voilà qui est bien. Mais alors dites-moi, je vous prie, pourquoi les larves de l’Orycte et du Scarabée dans l’humus, pourquoi la larve de l’Anoxie dans le sable, pourquoi la larve du Hanneton dans la terre de nos cultures, n’ont-elles pas acquis, elles aussi, l’aptitude à marcher sur le dos ? Dans leurs galeries, elles suivent la méthode des ramoneurs tout aussi bien que le fait la larve de Cétoine ; pour progresser, elles s’aident rudement de l’échine sans être encore parvenues à cheminer le ventre en l’air. Auraient-elles négligé de s’accommoder aux exigences du milieu ? Si l’évolution et le milieu sont cause de la marche renversée de l’une, j’ai le droit, à moins de me payer de mots, d’en exiger autant des autres, lorsque leur organisation est si voisine et le genre de vie identique.
Je tiens en médiocre estime des théories qui, de deux cas similaires, ne peuvent interpréter l’un sans être en contradiction avec l’autre. Elles me font sourire, quand elles tournent à la puérilité. Exemple : pourquoi le tigre a-t-il le pelage fauve avec des raies noires ? Affaire du milieu, répond un maître en transformisme. Embusqué dans les fourrés de bambous où l’illumination dorée du soleil est découpée par les bandes d’ombre du feuillage, l’animal, pour mieux se dissimuler, a pris la teinte de son milieu. Les rayons de soleil ont donné le fauve du pelage ; les bandes d’ombre en ont donné les traits noirs.
Et, voilà. Qui n’admettra pas l’explication sera bien difficile. Je suis un de ces difficiles. Si c’était là cocasserie de table, après boire, entre la poire et le fromage, volontiers je ferais chorus ; mais hélas ! trois fois hélas ! cela se débite sans rire, magistralement, solennellement, comme le dernier mot de la science. Toussenel, en son temps, proposait aux naturalistes une insidieuse question.
Pourquoi, leur disait-il, les canards ont-ils une petite plume frisée sur le croupion ? – Nul, que je sache, ne répondit au malin questionneur, le transformisme n’étant pas encore là. De nos jours le parce que viendrait à l’instant, aussi lucide, aussi motivé que le parce que du pelage du tigre.
Assez d’enfantillages. La larve de Cétoine marche sur le dos parce qu’elle a toujours marché ainsi. Le milieu ne fait pas l’animal ; c’est l’animal qui est fait pour le milieu. À cette philosophie naïve, tout à fait vieux jeu, j’en adjoins une autre que Socrate formulait ainsi : Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien.