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En août et septembre, engageons-nous dans quelque ravin à pentes nues et violemment ensoleillées. S’il se présente un talus cuit par les chaleurs de l’été, un recoin tranquille à température d’étuve, faisons halte : il y a là riche moisson à cueillir. Ce petit Sénégal est la patrie d’une foule d’hyménoptères, les uns mettant en silos, pour provision de bouche de la famille, ici des charançons, des criquets, des araignées, là des mouches de toutes sortes, des abeilles, des mantes, des chenilles ; les autres amassant du miel, qui dans des outres en baudruche, des pots en terre glaise, qui dans des sacs en cotonnade, des urnes en rondelles de feuilles.
À la gent laborieuse qui pacifiquement maçonne, ourdit, tisse, mastique, récolte, chasse et met en magasin, se mêle la gent parasite qui rôde, affairée, d’un domicile à l’autre, fait le guet aux portes et surveille l’occasion favorable d’établir sa famille aux dépens d’autrui. Navrante lutte, en vérité, que celle qui régit le monde de l’insecte et quelque peu aussi le nôtre ? À peine un travailleur a-t-il, s’exténuant, amassé pour les siens, que les improductifs accourent lui disputer son bien. Pour un qui amasse, ils sont parfois cinq, six et davantage acharnés à sa ruine. Il n’est pas rare que le dénouement soit pire que larcin et devienne atroce. La famille du travailleur, objet de tant de soins, pour laquelle logis a été construit et provisions amassées, succombe, dévoré par des intrus, lorsque est acquis le tendre embonpoint du jeune âge. Recluse dans une cellule fermée de partout, défendue par sa coque de soie, la larve, ses vivres consommés, est saisie d’une profonde somnolence pendant laquelle s’opère le remaniement organique nécessaire à la future transformation. Pour cette éclosion nouvelle qui d’un ver doit faire une abeille, pour cette refonte générale dont la délicatesse exige repos absolu, toutes les précautions de sécurité ont été prises.
Ces précautions seront déjouées. Dans la forteresse inaccessible, l’ennemi saura pénétrer, chacun ayant sa tactique de guerre machinée avec un art effrayant. Voici qu’à côté de la larve engourdie un œuf est introduit au moyen d’une sonde ; ou bien, si pareil instrument fait défaut, un vermisseau de rien, un atome vivant, rampe, glisse, s’insinue et parvient jusqu’à la dormeuse, qui ne se réveillera plus, devenu succulent lardon pour son féroce visiteur. De la loge et du cocon de sa victime l’intrus fera sa loge à lui, son cocon à lui ; et l’an prochain, au lieu du maître de céans, il sortira de dessous terre le bandit usurpateur de l’habitation et consommateur de l’habitant. Voyez celui-ci, bariolé de noir, de blanc et de rouge, à tournure de lourde fourmi velue. Il explore pédestrement le talus, il visite les moindres recoins, il ausculte le terrain du bout des antennes. C’est une Mutille, fléau des larves au berceau. La femelle est privée d’ailes, mais pourvue, en sa qualité d’hyménoptère, d’un cuisant stylet. Aux yeux du novice, aisément elle passe pour une sorte de robuste fourmi, que rend exceptionnelle sa criarde livrée d’Arlequin. Amplement ailé et plus gracieux de forme, le mâle vole, allant et revenant sans cesse, à quelques pouces au-dessus de la nappe sablonneuse. Des heures durant sur la même piste, à l’exemple des Scolies, il épie la sortie des femelles hors de terre. Si notre surveillance ne s’impatiente pas, nous verrons la mère, après avoir erré au pas de course, s’arrêter quelque part, gratter, fouiller et finalement déblayer une galerie souterraine dont rien ne trahissait l’entrée ; mais à sa clairvoyance est évident ce qui pour nous est invisible. Elle pénètre dans le logis, y séjourne quelque temps, et reparaît enfin pour remettre en place les déblais et clôturer la porte comme elle l’était au début. La scélérate ponte est perpétrée : l’œuf de la Mutille est dans le cocon d’autrui, à côté de la larve somnolente dont se nourrira le nouveau-né.
En voici d’autres tout rutilants d’éclairs métalliques, or, émeraude, azur et pourpre. Ce sont les colibris des insectes, les Chrysis, autres exterminateurs de larves prises de léthargie dans leurs cocons. Sous la splendeur du costume se cache en eux l’atroce assassin d’enfants au berceau. L’un d’eux, mi-partie émeraude et carmin tendre, le Parnope carné, audacieusement pénètre dans le souterrain du Bembex rostré, alors même que la mère se trouve au logis, apportant nouvelle pièce de gibier à sa larve, qu’elle nourrit au jour le jour. Pour cet élégant malfaiteur, inhabile au travail de terrassier, c’est l’unique moment de trouver la porte ouverte. La mère absente, le logis serait clos, et le Chrysis, le bandit à l’habit royal, ne saurait pénétrer. Il entre donc, lui le nain, chez le colosse dont il médite la ruine ; il se glisse jusqu’au fond du manoir sans souci du Bembex, de son aiguillon et de sa forte mâchoire. Que lui importe que le logis ne soit pas désert ? Soit insouciance du péril, soit terreur insurmontable, la mère Bembex laisse faire. L’incurie de l’envahi n’a d’égale que l’audace de l’envahisseur. N’ai-je pas vu l’Anthophore, à l’entrée de sa demeure, se ranger un peu de côté et faire place libre pour laisser pénétrer la Mélecte qui va, dans les cellules garnies de miel, substituer sa famille à celle de la malheureuse ! On eût dit deux amies qui se rencontrent sur le seuil de la porte, l’une entrant, l’autre sortant. C’est écrit : tout se passera sans encombre dans les souterrains du Bembex ; et l’an prochain, si l’on ouvre les coques du chasseur de Taons, on en trouvera contenant un deuxième cocon en soie roussâtre, de la forme d’un dé à coudre dont l’orifice serait bouché par un opercule plan. Dans cet habitacle soyeux, que défend la dure coque extérieure, se trouve un Parnope carné. Quant à la larve du Bembex, cette larve qui a tissé de soie, puis incrusté de sable le cocon extérieur, elle a disparu totalement, moins la guenille de l’épiderme. Disparue, comment ? La larve du Chrysis l’a mangée. Encore un de ces malfaiteurs splendides. Il est bleu-lapis sur le thorax, bronze florentin et or sur le ventre avec écharpe terminale d’azur. Les nomenclateurs l’ont baptisé Stiltbum calem, Fab. Lorsque l’Eumène d’Amédée a bâti sur le roc son agglomération de cellules en forme de dôme, avec revêtement de petits cailloux enchâssés, lorsque les provisions de chenilles sont consommées et que les recluses ont tapissé de soie leurs appartements, on voit le Chrysis stationner sur l’inviolable forteresse. Quelque imperceptible fissure, quelque défaut dans la cohésion du ciment, lui permet sans doute d’introduire son œuf, avec l’oviducte qui s’allonge en sonde. Toujours est-il que, sur la fin du mois de mai suivant, la chambre de l’Eumène contient un cocon encore de la forme d’un dé à coudre. De ce cocon sort un Stilbum calens. De la larve de l’Eumène, plus rien. Le Chrysis s’en est repu.
Les diptères largement prennent part au brigandage. Et ils ne sont pas les moins redoutables, eux les impotents, parfois si débiles que le collectionneur n’ose les saisir du bout des doigts, crainte de les écraser. Il y en a d’habillés d’un velours extra-fin, que le moindre attouchement fait tomber. Ce sont des flocons de duvet presque aussi frêles, dans leur molle élégance, que l’édifice cristallin d’un flocon de neige avant de toucher terre. On les nomme Bombyles.
À cette délicatesse de structure s’associe une puissance de vol inouïe. Voyez celui-ci, qui plane immobile à une coudée du sol. Les ailes ont des vibrations si rapides, qu’on les dirait en repos. L’insecte semble suspendu au même point de l’espace par quelque fil invisible.
Vous faites un mouvement, et le Bombyle a disparu. Vous le cherchez du regard autour de vous, au loin, jugeant de la distance d’après la fougue de l’essor. Rien par ici et rien par là. Où donc est-il ! Tout près de vous. Regardez au point de départ : le Bombyle y est encore, immobile et planant. De cet observatoire aérien, aussi brusquement retrouvé que quitté, il inspecte le sol, il surveille l’occasion favorable pour établir son œuf en ruinant autrui. Que convoite-t-il pour les siens, magasin à miel, conserves de gibier, larves en torpeur de transformation ? Je l’ignore encore. Ce que je sais bien, c’est que ses pattes fluettes, son costume de velours si vite défloré, ne lui permettent pas des recherches souterraines.
Le lieu propice reconnu, soudain il s’abattra ; il déposera son œuf à la surface en touchant le sol du bout du ventre, et tout aussitôt se relèvera. Ce que je soupçonne, d’après des motifs exposés plus loin, c’est que le vermisseau issu de l’œuf du Bombyle doit de lui-même, à ses risques et périls, parvenir aux vivres dont la mère a reconnu l’étroite proximité. La débilité maternelle ne pouvant faire davantage, c’est au nouveau-né de se glisser dans le réfectoire.
Je connais mieux les manœuvres des Tachinaires, intimes moucherons grisâtres qui, tapis au soleil sur le sable, dans le voisinage d’un terrier, attendent patiemment l’heure du mauvais coup. Qu’apparaissent, de retour de la chasse, un Bembex avec son taon, un Philanthe avec son abeille, un Cerceris avec son charançon, un Tachyte avec son criquet, et aussitôt les parasites sont là, allant, revenant, virant avec le chasseur, toujours à son arrière, sans se laisser dérouter par la tactique prudente des fuites et des retours. Au moment où le chasseur pénètre chez lui, le gibier entre les pattes, ils se précipitent sur la proie qui va disparaître sous terre, et prestement y déposent leurs œufs. En un clin d’œil c’est fait : avant que le seuil de la porte soit franchi, sur la pièce de gibier sont attablés en germe de nouveaux convives, qui se nourriront de victuailles non amassées pour eux et tueront par la faim les fils de la maison.
Cet autre, qui repose sur le sable brûlant, est encore un diptère, un Anthrax. Il a les ailes amples, étalées suivant l’horizontale, enfumées dans une moitié, hyalines dans l’autre. Il porte costume de velours comme le Bombyle, son proche voisin dans les registres systématiques ; mais si le moelleux duvet est pareil de finesse, il est bien différent de coloration. Anthrax, charbon, nous dit le grec. Dénomination heureuse qui reporte à l’esprit la livrée lugubre du diptère, livrée d’un noir de charbon avec larmes d’un blanc d’argent. Chez les Crocises et les Mélectes, hyménoptères parasites, se retrouve semblable vêtement de grand deuil ; ailleurs, je ne connais plus d’exemple de cette violente opposition du noir et du blanc purs.
Aujourd’hui qu’avec une superbe assurance on donne interprétation à tout, aujourd’hui qu’on explique la crinière fauve du lion par la teinte des sables africains les raies obscures du tigre par les bandes d’ombre des roseaux de l’Inde, et tant d’autres magnifiques choses aussi lucidement débrouillées des ténèbres de l’inconnu, j’aimerais assez que l’on me parlât de la Mélecte, de la Crocise, de l’Anthrax, et qu’on me dit l’origine de leur costume si exceptionnel.
Le mot de mimétisme a été expressément inventé pour désigner la faculté qu’aurait l’animal de se conformer à l’aspect de son milieu et d’imiter les objets qui l’entourent, au moins sous le rapport de la coloration. Cela lui serait utile, dit-on, pour déjouer ses ennemis, ou pour se rapprocher de sa proie sans lui donner l’éveil. Se trouvant bien de cette dissimulation, source de prospérité, chaque race, épurée au crible de la lutte pour la vie, aurait conservé les mieux doués en mimétisme, et aurait laissé éteindre les autres, de façon à convertir progressivement en caractère fixe ce qui n’était au début qu’une accidentelle acquisition.
L’alouette est devenue couleur de terre pour se dérober aux regards du rapace quand elle becquette dans les guérets ; le lézard ordinaire a pris la teinte vert d’herbe pour se confondre avec le feuillage des fourrés où il s’embusque ; la chenille du chou s’est précautionnée contre le bec de l’oisillon en prenant la couleur de la plante qui la nourrit. Et ainsi des autres.
En mes jeunes années ces rapprochements m’auraient intéressé : j’étais mûr pour ce genre de science. Entre nous, le soir, sur la paille des aires, nous parlions du Drae, le monstre qui pour duper les gens et les happer plus sûrement, se confondait avec un bloc de rocher, un tronc d’arbre, un fagot de ramée. Depuis ces temps heureux des naïves croyances, le scepticisme m’a quelque peu refroidi l’imagination. En parallèle avec les trois exemples que je viens de citer, je me demande ceci.
Pourquoi la bergeronnette cendrée, qui cherche sa nourriture dans les sillons comme le fait l’alouette, a-t-elle la poitrine blanche avec superbe hausse-col noir ? Ce costume est de ceux qui se distinguent le mieux à distance sur le fond couleur de rouille du sol. D’où provient sa négligence à pratiquer le mimétisme ? Elle en aurait bien besoin, la pauvrette, tout autant que sa compagne des guérets.
Pourquoi le lézard ocellé de Provence est-il aussi vert que le lézard ordinaire, lui qui fuit la verdure et choisit pour repaire, en plein soleil, quelque anfractuosité dans des roches pelées où ne végète pas même une touffe de mousse ? Si pour capturer la petite proie, son confrère des taillis et des haies a senti le besoin de se dissimuler et de teindre en conséquence son habit brodé de perles, comment se fait-il que l’hôte des rocs ensoleillés persiste dans sa coloration verte et bleue, qui le trahit aussitôt sur la pierre blanchâtre ? Insoucieux du mimétisme, serait-il moins habile chasseur de scarabées ; sa race marcherait-elle à la décadence ? Je l’ai assez fréquenté pour être à même d’affirmer, en toute connaissance de cause, sa pleine prospérité tant en nombre qu’en vigueur.
Pourquoi la chenille des euphorbes a-t-elle adopté pour son costume les couleurs les plus voyantes et les plus disparates avec la verdure du feuillage hanté, c’est-à-dire le rouge, le blanc, le noir, répartis par plaques violemment opposées l’une à l’autre ? Serait-ce pour elle adaptation de peu de valeur que de suivre l’exemple de la chenille du chou et d’imiter la verdure de la plante nourricière ? N’a-t-elle pas ses ennemis ? Oh ! que si ; bêtes et gens, qui n’en a pas ?
Semblable série de pourquoi pourrait indéfiniment se poursuivre. À chaque exemple de mimétisme, je me ferais un jeu, le loisir le permettant, d’opposer en foule des exemples contraires. Qu’est-ce donc que cette loi qui sur cent cas présente pour le moins quatre-vingt-dix-neuf exceptions ? Ah ! misère de nous ! Quelques faits trouvent interprétation dans leur fallacieuse concordance avec les vues dont nous sommes dupes. Nous entrevoyons dans un point de l’immense inconnu, un fantôme, de vérité, une ombre, un leurre ; l’atome expliqué vaille que vaille, nous croyons tenir l’explication de l’univers ; et nous nous empressons de nous écrier : « La loi, voici la loi ! » En attendant, à la porte de cette loi hurle, ne pouvant trouver place, la multitude sans nombre des faits discordants.
À la porte de la loi illuminent trop étroite, hurle la populeuse tribu des Chrysis, dont la magnificence d’éclat, digne des trésors de Golconde, jure avec la terne coloration des lieux fréquentés. Dans le but de tromper le regard du martinet, de l’hirondelle, du traquet et autres oisillons, leurs tyrans, ils ne s’adaptent certes pas à leurs sables, à leurs talus terreux, eux qui reluisent comme une escarboucle, comme une pépite d’or au milieu de son obscure gangue. La sauterelle verte, dit-on, s’est avisée de tromper ses ennemis en s’identifiant de coloration avec l’herbe, sa demeure ; et l’hyménoptère, si richement titré en instinct, en ruses de guerre, se serait laissé devancer en progrès par le stupide criquet ! Loin de s’adapter comme le fait l’autre, il persiste dans son luxe inouï, le dénonçant à distance à tout consommateur d’insectes, en particulier au petit lézard gris, qui le guette avec passion sur les vieux murs tapissés de soleil. Il reste rubis, émeraude, turquoise au milieu de son gris entourage, et sa race n’en prospère pas moins.
L’ennemi qui vous mange n’est pas seul à tromper ; le mimétisme ruse aussi de coloration avec celui qu’on doit manger. Voyez le tigre dans ses jungles, voyez la mante religieuse sur son rameau vert. L’astuce d’imitation est encore plus nécessaire quand il faut duper un amphitryon aux dépens duquel s’établira la famille du parasite. Les Tachinaires semblent l’affirmer : ils sont grisâtres, de couleur indécise comme le sol poudreux où ils se tapissent, attendant l’arrivée du chasseur chargé de sa capture. Mais c’est en vain qu’ils se dissimulent : le Bembex, le Philanthe et les autres les voient de haut, avant de toucher terre ; ils les reconnaissent très bien à distance malgré leur costume gris. Aussi planent-ils prudemment au-dessus du terrier, et cherchent-ils, par des fugues soudaines, à dérouter le perfide moucheron, qui, de son côté, sait trop bien son métier pour se laisser entraîner et quitter les lieux où l’autre doit forcément revenir. Non, mille fois non : tout couleur de terre qu’ils sont, les Tachinaires, pour parvenir à leurs fins, n’ont pas plus de chance qu’une foule d’autres parasites dont le vêtement n’est pas en bure grise, conforme d’aspect avec les lieux fréquentés. Voyez les rutilants Chrysis ; voyez les Mélectes et les Crocises, à houppes blanches sur fond noir.
On dit encore que, pour mieux le duper, le parasite prend à peu près la tournure et l’assortiment de couleurs de son amphitryon ; il se fait, en apparence, voisin inoffensif, travailleur de même corporation. Exemple les Psythires, qui vivent aux dépens des Bourdons. Mais en quoi, s’il vous plaît, le Parnope carné ressemble-t-il au Bembex chez lequel il pénètre, le propriétaire présent ? En quoi la Mélecte ressemble-t-elle à l’Anthophore, qui se range sur le seuil de sa porte pour la laisser entrer ? L’opposition des costumes est des plus marquées. Le grand deuil de la Mélecte n’a rien de commun avec la toison roussâtre de l’Anthophore. Le thorax émeraude et le carmin du Parnope n’ont pas le moindre trait de ressemblance avec la livrée jaune et noire du Bembex. Et puis le Chrysis, pour la taille, est un nain par rapport au Nemrod véhément chasseur de Taons.
D’ailleurs quelle singulière idée de faire dépendre le succès des parasites d’une ressemblance plus ou moins fidèle avec l’insecte qui doit être détroussé. Mais c’est précisément le contraire qu’amènerait cette imitation. En dehors des hyménoptères sociaux, travaillant à une œuvre commune, l’insuccès serait certain, car ici, comme chez l’homme, le pire ennemi, c’est le cher collègue. Ah ! qu’une Osmie, qu’une Anthophore, qu’une Abeille maçonne ne mette pas indiscrètement la tête à la porte de sa voisine ; elle serait à l’instant rappelée aux convenances par de chaudes bourrades. Une épaule luxée, une patte estropiée pourraient bien être le prix d’une simple visite que ne dictait peut-être aucune mauvaise intention. Chacun chez soi, chacun pour soi. Mais qu’un parasite se présente méditant son coup, fût-il accoutré en Arlequin, en suisse d’église ; fût-il le Clairon, à élytres vermillon et rosettes bleues ; fût-il le Dioxys, à écharpe rouge en travers du ventre noir, c’est tout autre chose : on le laisse faire, où, s’il devient trop pressant, on le chasse d’un simple coup d’aile. Avec lui pas de démêlé sérieux, pas de rixe acharnée. Les horions sont pour le cher collègue. Allez donc après faire du mimétisme pour être bien reçu de l’Anthophore et du Chalicodome ! Il suffit d’avoir vécu quelques heures avec les bêtes pour rire, sans remords, de ces naïves théories.
En somme, le mimétisme est, à mes yeux, une puérilité. Si je ne tenais à rester poli, je dirais : c’est une niaiserie ; et l’expression traduirait mieux ma pensée. Dans le domaine du possible, la variété des combinaisons est infinie. Qu’il s’en trouve, çà et là, quelques-unes où l’animal concorde d’aspect avec les objets qui l’entourent, c’est incontestable. Il serait même fort étrange que de pareils cas fussent exclus de la réalité, tout étant possible. Mais à ces concordances clairsemées s’opposent, les conditions restant les mêmes, les discordances les plus fortes, et tellement nombreuses qu’ayant pour elles la fréquence, elles devraient, suivant toute logique, servir de base pour formuler la loi. Ici un fait dit oui ; là mille faits disent non. Quel témoignage écouterons-nous ? Il sera prudent de n’écouter ni l’un ni l’autre pour étayer un système. Le comment et le pourquoi des choses nous échappent ; ce que nous décorons du titre prétentieux de loi n’est qu’une manière de voir de notre esprit, manière de voir fort louche, dont nous nous accommodons pour le besoin de notre cause. Nos prétendues lois ne contiennent qu’un infime recoin de la réalité ; souvent même elles ne sont gonflées que de vaines imaginations. Tel est le mimétisme, qui nous explique la Sauterelle verte par le feuillage vert où s’établit le locustien ; et passe sous silence le Crioceris, d’un rouge corail sur le feuillage non moins vert du lis.
Et ce n’est pas là seulement une interprétation abusive, c’est un traquenard grossier où peuvent se laisser prendre les novices. Que dis-je, les novices ! Les plus experts donnent aussi dans le piège. Un de nos maîtres en entomologie me faisait l’honneur d’une visite à mon laboratoire. Je lui montrais la série des parasites. L’un d’eux, costumé de noir et de jaune, attira son attention.
–Celui-ci, fit-il, est certainement parasite des Guêpes.
Surpris de l’affirmation j’intervins :
– À quels signes le reconnaissez-vous ?
– Mais voyez donc ; c’est exactement la coloration de la Guêpe, un mélange de noir et de jaune. Le mimétisme est ici des plus frappants.
–D’accord ; avec tout cela, notre habillé de noir et de jaune est un parasite du Chalicodome des murailles, qui pour la forme et la coloration n’a rien de commun avec la Guêpe. C’est un Leucospis, dont aucun ne pénètre dans les nids des Guêpes.
–Et alors, le mimétisme ?
–Le mimétisme est une illusion que nous ferons bien de rejeter dans l’oubli.
Et les exemples défilèrent sous ses yeux, si nombreux et si concluants, que mon savant visiteur reconnût de bonne grâce sur quelle base dérisoire reposaient ses premières convictions. Avis aux débutants : mille fois vous ferez fausse route avant de réussir une seule fois, si désireux d’entrevoir par avance quelles peuvent être les mœurs d’un insecte, vous prenez le mimétisme pour guide. C’est avec lui surtout qu’il convient, quand il affirme que c’est noir, de s’informer d’abord si par hasard ce ne serait pas blanc.
Élevons-nous à des sujets plus graves ; informons-nous du parasitisme en lui-même sans plus nous préoccuper du costume revêtu. D’après l’étymologie, le parasite est celui qui mange le pain d’autrui, celui qui vit des provisions des autres. L’entomologie fréquemment détourne ce terme de sa réelle signification. C’est ainsi qu’elle qualifie de parasites, les Chrysis, les Mutilles, les Anthrax, les Leucospis, nourrissant leur famille, non des provisions amassées par d’autres, mais des larves mêmes qui ont consommé ces provisions, leur authentique propriété. Lorsque les Tachinaires ont réussi à déposer les œufs sur la proie qu’emmagasine le Bembex, le domicile du fouisseur est envahi par de véritables parasites, dans toute la rigueur du mot. Autour du monceau de Taons, uniquement amassé pour le fils de la maison, voici des convives nouveaux qui s’imposent, nombreux, affamés, et sans réserve aucune piquent dans le tas. Ils prennent place à une table non servie pour eux ; ils consomment côte à côte avec le légitime propriétaire, et en telle hâte que ce dernier périt affamé, respecté d’ailleurs par la dent des intrus qui se sont gorgés de sa ration.
Lorsque la Mélecte a substitué son œuf à celui de l’Anthophore, c’est encore un vrai parasite qui s’établit dans la cellule usurpée. L’amas de miel, laborieuse récolte de la mère, ne sera pas même entamé par le nourrisson auquel il était destiné. Un autre en profitera, sans concurrent. Tachinaires et Mélectes, voilà véritablement des parasites, des consommateurs du bien d’autrui.
Peut-on en dire autant des Chrysis, des Mutilles ? En aucune manière. Les Scolies, dont les mœurs nous sont maintenant connues, certes, ne sont pas des parasites. Nul ne les accusera de dérober la nourriture des autres. Ardentes travailleuses, elles cherchent et trouvent sous terre les grasses larves dont se nourrira la famille. Elles chassent aux mêmes titres que les giboyeurs les plus renommés, Cerceris, Sphex, Ammophiles ; seulement, au lieu de transporter le gibier en un repaire spécial, elles le laissent sur place, au sein du terreau. Braconniers sans domicile, elles font consommer leur venaison sur les lieux mêmes de capture.
Les Mutilles, les Chrysis, les Leucospis, les Anthrax et tant d’autres, en quoi diffèrent-ils des Scolies pour la manière de vivre ? Mais en rien, ce me semble. Voyez en effet. – Par un artifice variable suivant le talent de la mère, leurs larves, en germe ou bien naissantes, sont mises en rapport avec la proie qui doit les nourrir, proie sans blessure car la plupart d’entre eux sont dépourvus de stylet, proie vivante mais plongée dans la torpeur des transformations futures, et de la sorte livrée sans défense au vermisseau qui doit la dévorer.
Chez eux, comme chez les Scolies, il se fait consommation sur place d’un gibier légitimement acquis par les battues infatigables, les affûts patients d’une chasse conduite suivant toutes les règles ; seulement la bête recherchée est sans défense et n’exige pas d’être abattue avec le stylet. Chercher et trouver pour son garde-manger une proie engourdie, incapable de résistance, est de moindre mérite, si l’on veut, que de poignarder bravement la Cétoine et l’Orycte aux fortes mandibules ; mais depuis quand refuse-t-on le titre de chasseur à celui qui foudroie un innocent lapin, au lieu d’attendre de pied ferme le sanglier, accourant furieux pour le découdre, et de lui plonger le coutelas de chasse au défaut de l’épaule ? Et puis si l’attaque est sans péril, l’accès lui-même est d’une difficulté qui relève le mérite de ces braconniers de second ordre. Le gibier convoité est invisible. Il est inclus dans le château fort d’une loge et défendu en outre par l’enceinte d’un cocon. Pour déterminer le point précis où il gît, pour conduire l’œuf sur ses flancs ou tout au moins à proximité, de quelles prouesses ne doit pas être capable la mère ? Pour ces motifs, j’inscris hardiment les Chrysis, les Mutilles et leurs rivaux, au chapitre des vénateurs, et je réserve l’appellation infamante de parasites pour les Tachinaires, les Mélectes, les Crocises, les Méloïdes, pour tous ceux enfin qui se nourrissent des provisions d’autrui.
Tout-bien considéré, est-ce infamant qu’il faudrait dire pour qualifier le parasitisme ? Certes, dans l’espèce humaine, est de tous points méprisable l’oisif qui vit à la table des autres ; mais l’animal doit-il supporter l’indignation que nous inspirent nos propres vices ? Nos parasites à nous, nos ignobles parasites, vivent aux dépens de leur prochain ; l’animal, jamais ; ce qui change du tout au tout l’aspect de la question. Je ne connais pas un exemple, un seul, en dehors de l’homme, de parasites consommant les provisions amassées par un travailleur de la même espèce. Qu’il y ait, d’ici, de là, quelques larcins, quelques pillages fortuits entre amasseurs de même corps de métier, volontiers je le reconnais ; cela ne tire pas à conséquence. Ce qui serait vraiment grave, et ce que je nie formellement, c’est que dans la même espèce zoologique, les uns aient pour attribut de vivre aux dépens des autres. Vainement je consulte mes souvenirs et mes notes, ma longue carrière entomologique ne me fournit pas un seul cas de semblable méfait : l’insecte parasite de son prochain.
Lorsque le Chalicodome des hangars travaille, par milliers et milliers, à son édifice cyclopéen, chacun a son domicile, domicile sacré où nul, dans le tumultueux essaim sauf le propriétaire, ne s’avise de prendre une gorgée de miel. Il y a comme une entente de se respecter mutuellement entre voisines. D’ailleurs si quelque étourdie se trompe de cellule et se pose seulement sur la margelle d’un godet ne lui appartenant pas, la propriétaire survient qui rudement l’admoneste et la rappelle à l’ordre. Mais si le magasin à miel est l’héritage de quelque défunte, de quelque égarée prolongeant son absence, alors, et seulement alors, une voisine s’en empare. Le bien était perdu. Elle en fait profit, et c’est économie bien entendue. Ainsi se conduisent les autres hyménoptères : chez eux jamais, au grand jamais, d’oisif qui spécule assidûment sur l’avoir du prochain. Nul insecte n’est parasite de sa propre espèce.
Qu’est-ce donc que le parasitisme, s’il faut le chercher entre animaux de race différente ? La vie, dans sa généralité, n’est qu’un immense brigandage. La nature se dévore elle-même ; la matière se maintient animée en passant d’un estomac à l’autre. Au banquet des existences, chacun est tour à tour convive et mets servi ; aujourd’hui mangeur, demain mangé ; hodie tibi, cras mihi. Tout vit de ce qui vit ou a vécu ; tout est parasitisme. L’homme est le grand parasite, l’accapareur effréné de tout ce qui est mangeable. Il dérobe le lait à l’agneau, il dérobe le miel aux fils de l’Abeille comme la Mélecte usurpe la pâtée des fils de l’Anthophore. Les deux cas sont similaires. Est-ce de notre part vice de paresse ? Non, c’est la loi féroce qui pour la vie de l’un exige la mort de l’autre.
Dans cette lutte implacable de dévorants et de dévorés, de pillards et de pillés, de détrousseurs et de détroussés, la Mélecte, pas plus que nous, ne mérite la note d’infamie ; en ruinant l’Anthophore, elle ne fait que nous imiter dans un détail, nous l’immense cause de ruines. Son parasitisme n’est pas plus noir que le nôtre : il lui faut nourrir sa descendance, et n’ayant pas les outils de récolte, ignorant d’ailleurs l’art de récolter, elle use des provisions des autres, mieux partagés en outillage et talents. Dans la cruelle mêlée de ventres affamés, elle fait ce qu’elle peut telle qu’elle est douée.