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Comme exemple circonstancié d’exploiteurs du bien d’autrui, de pillards acharnés à la ruine du travailleur, difficilement je trouverais mieux que les tribulations du Chalicodome des murailles. La Maçonne qui bâtit sur les galets peut se flatter d’être une laborieuse ouvrière. Pendant tout le mois de mai, on la voit, en noires escouades, au gros du soleil, piocher de la dent la carrière à mortier sur la route voisine. Son zèle est tel que les pieds des passants la détournent à peine ; plus d’une se laisse écraser, absorbée qu’elle est par la récolte du ciment.
Les points les plus durs, les plus secs, conservant encore la compacité que leur a donnée le pesant rouleau : de l’agent-voyer, sont les filons préférés ; aussi la pelote s’amasse-t-elle péniblement, grain de poussière par grain de poussière. La raclure est gâchée sur place avec de la salive et convertie en mortier. Le tout bien malaxé et la charge suffisante, la Maçonne part d’un essor fougueux, en ligne droite et se rend à son galet, situé à quelques cents pas de distance. La truelle de mortier, frais est vite dépensée soit pour élever d’une assise l’édifice en forme de tourelle, soit pour cimenter dans la paroi des moellons de gravier, qui donnent à l’ouvrage solidité plus grande. Les voyages au ciment recommencent jusqu’à ce que la construction ait atteint la hauteur réglementaire. Sans un instant de repos, cent fois on revient au chantier d’exploitation, toujours au même point, reconnu d’excellente qualité.
Maintenant s’amassent les vivres, miel et poussière des fleurs. Si quelque nappe rose de sainfoin fleuri se trouve dans le voisinage, c’est là que la Maçonne butine de préférence, lui faudrait-il chaque fois franchir une distance d’un demi-kilomètre. Le jabot se gonfle d’exsudation mielleuse, le ventre s’enfarine de pollen. Retour à la cellule, qui lentement s’emplit ; et sur-le-champ retour aux lieux de récolte. Et toute la journée, sans apparence de lassitude, la même activité se maintient tant que le soleil est assez élevé. Lorsque le tard se fait, si la demeure n’est pas encore close, l’abeille se retire dans sa cellule pour y passer la nuit, la tête en bas, le bout du ventre au dehors, habitude que n’a pas le Chalicodome des hangars. Alors seulement la Maçonne se repose, mais d’un repos en quelque sorte équivalent au travail, car ainsi plongée elle obstrue l’entrée du magasin à miel et défend son trésor contre les maraudeurs crépusculaires ou nocturnes.
Désireux d’évaluer par à peu près la somme des distances franchies pour l’édification et l’approvisionnement d’une cellule, j’ai compté les pas d’un nid à la route où se pétrissait le mortier, et du même nid au champ de sainfoin où se faisait la récolte ; autant que la patience me l’a permis, j’ai pris note des voyages soit dans une direction, soit dans l’autre ; puis complétant ces données par la comparaison du travail fait avec celui qui restait à faire, j’ai obtenu 15 kilomètres pour le total du va-et-vient. Je ne donne ce nombre, bien entendu, que comme une approximation grossière ; plus de précision eût exigé une assiduité dont je ne me suis pas senti capable.
Tel qu’il est, le résultat, très probablement inférieur à la réalité dans bien des cas, est de nature à fixer nos idées sur l’activité de la Maçonne. Le nid complet comprendra une quinzaine de cellules environ. De plus, l’amas de loges sera finalement revêtu d’une couche de ciment épaisse d’un gros travers de doigt. Cette massive fortification, moins soignée que le reste de l’ouvrage, mais plus dispendieuse en matériaux, représente peut-être, à elle seule, la moitié du travail complet ; si bien que, pour l’établissement de son dôme, la Maçonne des galets, allant et revenant sur l’aride plateau, parcourt en somme une distance de 400 kilomètres, près de la moitié de la plus grande dimension de la France, du nord au sud. N’est-il pas vrai que lorsque, usée par tant de fatigue, l’abeille se retire dans une cachette pour y languir solitaire et mourir, la vaillante bête peut se dire : j’ai travaillé, j’ai fait mon devoir.
Oui certes, la Maçonne a rudement peiné. Pour l’avenir des siens, elle a dépensé sa vie sans réserve, sa longue vie de cinq à six semaines ; et maintenant elle s’éteint satisfaite parce que tout est en ordre dans la chère maison : rations copieuses et de premier choix, abri contre les frimas de l’hiver, remparts contre les irruptions de l’ennemi. Tout est en ordre, du moins elle le croit ; mais, hélas ! quelle n’est pas l’erreur de la pauvre mère ! Ici se dévoile l’odieuse fatalité, aspera fata, qui ruine le producteur pour faire vivre l’improductif ; ici éclate la loi stupidement féroce qui sacrifie le travailleur au succès de l’oisif. Qu’avons-nous fait, nous et les bêtes, pour être broyés avec une souveraine indifférence sous la meule de pareilles misères ? Ah ! les terribles, les navrantes questions qu’amèneraient sur mes lèvres les infortunes de la Maçonne, si je donnais libre cours à mes noires pensées ! Mais éloignons des pourquoi sans réponse et restons dans le domaine de simple historien. Conjurés pour la perte de la pacifique et laborieuse abeille, ils sont une dizaine, et je ne les connais pas tous. Chacun a ses ruses, son art de nuire, sa tactique d’extermination, afin que rien de l’œuvre de la Maçonne n’échappe à la ruine. Quelques-uns s’emparent des vivres, d’autres se nourrissent des larves, d’autres encore s’approprient le domicile. Tout y passe : logis, amas de vivres, nourrissons à peine sevrés.
Les voleurs de pâtée sont le Stelis (Stelis nasuta) et le Dioxys (Dioxys cincta). – J’ai déjà dit comment, la Maçonne absente, le Stelis perfore le dôme, une cellule après l’autre, pour y déposer ses œufs ; et comment après il répare la brèche avec un mortier en terre rouge, qui révèle aussitôt au regard attentif la présence du parasite. De bien moindre taille que le Chalicodome, le Stelis trouve, dans une seule cellule, assez de nourriture pour l’éducation de plusieurs de ses larves. À la surface du nid, à côté de l’œuf de Maçonne qui ne subit d’ailleurs aucun outrage, la mère dépose un nombre d’œufs que j’ai vu varier entre les limites extrêmes deux et douze. D’abord les choses ne vont pas trop mal. Les convives nagent, – c’est le mot, – au sein de l’abondance ; fraternellement ils consomment et digèrent. Puis les temps deviennent durs pour le fils de l’hôtesse ; la nourriture décroît, se fait rare et disparaît enfin jusqu’à la dernière miette, alors que la larve de la Maçonne a tout au plus acquis le quart de sa croissance. Les autres, plus expéditifs à table, ont épuisé les vivres bien avant sa normale réfection. Le vermisseau dévalisé se ratatine et meurt, tandis que les vers du Stelis, bien repus, se mettent à filer leurs cocons, petits, robustes, bruns étroitement serrés l’un contre l’autre et agglomérés en une masse commune pour utiliser du mieux le peu d’espace du logis encombré. Si plus tard on visite la cellule, on trouve, entre l’amas de cocons et la paroi, un petit cadavre desséché. C’est la larve, objet de tant de soins pour la mère Maçonne. À cette lamentable relique ont abouti les efforts de la vie la plus laborieuse. Tout aussi souvent m’est-il arrivé, lorsque je scrutais les secrets de la cellule à la fois berceau et tombe, de ne pas rencontrer le vermisseau défunt. Je m’imagine que le Stelis, avant de faire sa ponte, a détruit l’œuf du Chalicodome, l’a mangé, comme le font entre elles les Osmies ; je m’imagine encore que le moribond, masse gênante pour les nombreux filateurs à l’œuvre dans un étroit réduit, a été écharpé pour céder sa place à l’amalgame de cocons. Mais à tant de noirceurs, je ne voudrais pas en ajouter une autre par mégarde, et je préfère admettre que le ver mort de faim m’est resté inaperçu.
Maintenant disons son fait au Dioxys. Au temps des travaux, c’est un effronté visiteur de nids, exploitant avec la même audace les énormes cités du Chalicodome des hangars et les coupoles solitaires du Chalicodome des galets. Une population innombrable, allant, venant, bourdonnant, bruissant, ne lui en impose pas. Sur les tuiles appendues contre les murs de mon porche, je le vois, l’écharpe rouge aux lianes, arpenter, avec une superbe assurance, l’étendue mamelonnée des nids. Ses noirs projets laissent l’essaim dans une profonde indifférence ; aucune des travailleuses ne s’avise de lui donner la chasse, à moins qu’il ne vienne l’importuner de trop près. Tout se borne d’ailleurs à quelques marques d’impatience de la part de l’ouvrière coudoyée. Pas d’émoi profond, pas de poursuites ardentes comme semblerait en supposer la présence d’un mortel ennemi. Elles sont là, des mille, toutes armées du stylet ; une seule accablerait le perfide, et nulle ne court sus au bandit. Le danger n’est pas soupçonné. Lui cependant visite le chantier, il circule entre les rangs des Maçonnes, il attend son heure. Si la propriétaire est absente, je le vois plonger dans une cellule et bientôt en ressortir avec la bouche barbouillée de pollen. Il vient de déguster les provisions. Fin connaisseur, il va d’un magasin à l’autre, prélever une bouchée de miel. Est-ce une dîme pour son entretien personnel, est-ce un essai en faveur de sa larve future ? Je n’oserai décider. Toujours est-il qu’après un certain nombre de ces dégustations, je le surprendrai stationner dans une loge, l’abdomen au fond, la tête à l’orifice. C’est le moment de la ponte, ou je me trompe fort.
Le parasite parti, je visite la demeure. Je ne vois rien d’anormal à la surface de la pâtée. L’œil plus perspicace de la propriétaire, de retour chez elle, n’y voit rien non plus, car elle continue l’approvisionnement sans manifester la moindre inquiétude. Un œuf étranger, déposé sur les vivres, ne lui échapperait pas. Je sais avec quelle propreté elle tient son magasin ; je sais avec quel scrupule elle rejette au dehors toute chose introduite par mon intervention, œuf qui n’est pas le sien, fétu de paille, grain de poussière. Donc, de par mon témoignage et de par celui du Chalicodome, encore plus concluant, l’œuf du Dioxys, s’il est alors réellement pondu, n’est pas déposé à la surface.
Je soupçonne, sans l’avoir encore vérifié – négligence que je me reproche, – je soupçonne qu’il est enfoui dans l’amas de poussière pollinique. Quand je le vois ressortir d’une cellule avec la bouche enfarinée de jaune, peut-être le Dioxys vient-il de s’informer de l’état des lieux et de préparer une cachette pour son œuf. Ce que je prends pour une simple dégustation pourrait bien être acte plus grave. Ainsi dissimulé, l’œuf échappe à la clairvoyante abeille ; laissé à découvert, il périrait infailliblement, aussitôt jeté à la voirie par la propriétaire. Quand la Sapyge ponctuée pond son œuf sur celui de l’Osmie de la ronce, elle opère dans les mystères de l’obscurité, dans les ténèbres d’un puits profond, où le moindre rayon de lumière ne saurait pénétrer. La mère revenant avec sa pelote de mastic vert pour édifier la cloison de clôture, ne voit pas le germe usurpateur et ignore le péril ; mais ici tout se passe au grand jour, ce qui doit exiger une méthode d’installation moins naïve.
D’ailleurs, c’est pour le Dioxys l’unique moment favorable. S’il attend que la Maçonne ait pondu, c’est trop tard, le parasite ne sachant pas enfoncer les portes à l’exemple du Stelis. Aussitôt l’œuf pondu, en effet, le Chalicodome des hangars sort de sa loge, se retourne et se met incontinent à clôturer avec la pelote de mortier tenue toute prête entre les mandibules. Du premier coup, l’occlusion est complète, tant la matière est méthodiquement employée. Les autres pelotes, objets de voyages multipliés, ne serviront qu’à augmenter l’épaisseur du couvercle. Dès le premier coup de truelle, la chambre est inaccessible au Dioxys. De là pour lui nécessité absolue de s’occuper de son œuf avant que le Chalicodome des hangars ait déposé le sien, et nécessité non moins grande de le dissimuler pour le soustraire à la vigilance de la Maçonne.
Les difficultés sont moins grandes dans les nids du Chalicodome des galets. Celui-ci, son œuf pondu, quelque temps l’abandonne pour aller chercher le ciment nécessaire à la clôture ; ou bien, s’il en a déjà une pelote entre les mandibules, cette pelote ne suffit pas à l’occlusion complète, tant l’orifice est ample. Il en faut d’autres pour murer en entier l’entrée. Pendant les absences de la mère, le Dioxys aurait le temps de faire son coup. Mais tout semble dire qu’il se comporte sur les galets comme il le fait sur les tuiles. Il prend les avances en cachant son œuf dans la pâtée.
Que devient l’œuf de la Maçonne enfermé dans la même cellule avec l’œuf du Dioxys ? Vainement j’ai ouvert des nids à toutes les époques, je n’ai jamais trouvé trace soit de l’œuf soit de la larve de l’un comme de l’autre Chalicodome. Le Dioxys, ici larve sur le miel ou renfermée dans son cocon, là insecte parfait, s’est trouvé toujours seul. Le concurrent avait disparu sans laisser de vestige. Un soupçon vient alors, et ce soupçon équivaut presque à la certitude tant la force des choses l’impose. Le vermisseau parasite, d’éclosion plus précoce, émerge de sa cachette, du sein du miel et vient à la surface détruire, de son premier coup de dent, l’œuf du Chalicodome, ainsi que le fait la Sapyge de l’œuf de l’Osmie. Le moyen est odieux mais d’une efficacité souveraine. Ne nous récrions pas trop sur ces noirceurs d’un nouveau-né ; nous rencontrerons plus tard des manœuvres plus odieuses encore. Le brigandage de la vie est ainsi rempli d’horreurs qu’on n’ose trop sonder. Une créature de rien, vermisseau tout juste visible, traînant encore à l’arrière les langes de son œuf, reçoit de l’instinct, pour première inspiration, le devoir d’exterminer qui le gênerait.
L’œuf de la Maçonne est donc exterminé. Dans l’intérêt du Dioxys était-ce bien nécessaire ? Pas le moins du monde. La masse des vivres est trop copieuse pour lui dans une cellule du Chalicodome des hangars, à plus forte raison dans une cellule du Chalicodome des galets. Il en consomme à peine le tiers, la moitié. Le reste demeure tel quel, sans emploi. Il y a là gaspillage flagrant qui apporte des circonstances aggravantes à la destruction de l’œuf de la Maçonne. Faute de vivres, on se mangeait un peu sur le radeau de la Méduse ; la faim excuse bien des choses ; mais ici l’abondance excède les besoins. S’il en a trop pour lui, quel motif pousse donc le Dioxys à détruire en son germe un rival ? Que ne laisse-t-il la larve, sa commensale, profiter des restes et se tirer après d’affaires comme elle le pourra ? Mais non : la descendance de la Maçonne sera stupidement sacrifiée sur des vivres qui moisiront inutiles ! Je tournerais aux sombres élucubrations d’un Schopenhauer si je me laissais glisser sur les pentes du parasitisme.
Telle est la sommaire esquisse des deux parasites du Chalicodome des galets, parasites vrais ou consommateurs de provisions amassées pour d’autres. Leurs méfaits ne sont pas les tribulations les plus amères de la Maçonne. Si le premier affame sa larve, si le second la fait périr dans l’œuf, il y en a d’autres qui réservent à la famille de la travailleuse fin plus lamentable. Lorsque, les vivres épuisés, le ver de l’Abeille, tout rond d’embonpoint et suant la graisse, a filé son cocon pour y dormir de ce sommeil voisin de la mort nécessaire aux préparatifs de la vie future, ils accourent aux nids dont les fortifications sont impuissantes contre leur tactique atrocement ingénieuse. Bientôt sur le flanc de la dormeuse est installé un vermisseau naissant qui se repaît en toute sécurité, de la juteuse victuaille. Les perfides, s’attaquant aux larves prises de léthargie, sont au nombre de trois : un Anthrax, un Leucospis, un minuscule porteur de dague. Leur histoire mérite des développements que je réserve pour plus tard ; je ne fais que mentionner en passant les trois exterminateurs.
Les vivres sont usurpés, l’œuf est détruit, le jeune ver périt de faim, la larve est dévorée. Est-ce tout ? Pas encore. Le travailleur doit être exploité à fond, dans son œuvre comme dans sa famille. En voici maintenant qui convoitent son logis.
Lorsque la Maçonne construit sur un galet édifice nouveau, sa présence presque continuelle suffit pour tenir au large les amateurs de logements gratuits ; sa force et sa vigilance en imposent à qui voudrait s’approprier sa bâtisse. En son absence, si quelque audacieux s’avise de visiter le monument, la propriétaire bientôt survient et le déloge avec une animosité des plus décourageantes. Donc rien à craindre de locataires s’imposant eux-mêmes lorsque la maison est neuve. Mais l’Abeille des galets utilise aussi pour sa ponte les demeures anciennes tant qu’elles ne sont pas trop délabrées. Au commencement des travaux, on se les dispute, entre voisines, avec une ardeur où se reconnaît le prix qu’on y attache. Face à face, parfois les mandibules enlacées, ensemble montant dans les airs, ensemble descendant, puis touchant terre, s’y roulant et reprenant l’essor, des heures entières elles batailleront pour la propriété en litige.
Un nid tout fait, héritage de famille qu’il suffit de restaurer un peu, est chose précieuse pour la Maçonne, économe de son temps. Je soupçonne, tant sont fréquentes les vieilles demeures réparées et repeuplées, que l’Abeille n’entreprend des fondations nouvelles qu’à défaut d’anciens nids. Les chambres d’un dôme occupées par un étranger sont donc pour elle privation sérieuse.
Or divers hyménoptères, très laborieux d’ailleurs pour récolter du miel, dresser des cloisons et façonner des récipients à pâtée, sont inhabiles à se préparer les réduits où les cellules doivent être empilées. Les vieilles chambres du Chalicodome, rendues plus vastes par le vestibule de sortie, sont pour eux des acquisitions excellentes. Le tout est de les occuper les premiers, car ici le droit de premier occupant fait loi. Une fois établie, la Maçonne n’est pas troublée chez elle ; à son tour, elle ne trouble pas l’étranger qui l’a devancée dans un vieux nid, patrimoine de sa famille. La bénévole déshéritée laisse en paix la bohème maîtresse de la masure, et va sur un autre galet s’établir à nouveaux frais.
En première ligne de ces locataires gratuits, je mettrai une Osmie (Osmia cyanoxantha, Pérez) et une Mégachile (Megachile apicalis, Spinola), travaillant, l’une et l’autre en mai, en même temps que la Maçonne, et assez petites toutes les deux pour loger de cinq à huit cellules dans une seule chambre de Chalicodome, chambre agrandie de son vestibule.
L’Osmie subdivise cet espace en compartiments très irréguliers, par des cloisons obliques, planes ou courbes, subordonnées aux exigences du local. Aucun art par conséquent dans l’amas de logettes ; la seule tache de l’architecte est d’utiliser avec parcimonie le large disponible. La matière des cloisons est un mastic vert, de nature végétale, que l’Osmie doit obtenir en broyant des lambeaux de feuille d’une plante dont la détermination est à faire. La même pâte verte sert pour l’épais tampon qui ferme le logis. Mais ici, l’insecte ne l’emploie pas pure. Pour donner à l’ouvrage résistance plus grande, il incorpore de nombreux grains de gravier dans le ciment végétal. Ces matériaux, de récolte aisée, sont prodigués comme si la mère craignait de ne pas assez fortifier l’entrée de sa demeure. Sur la coupole assez unie du Chalicodome, ils forment une grossière protubérance de cailloutis, qui décèle aussitôt le nid de l’Osmie par son âpre relief et par la coloration verte de son mortier de feuilles mâchées. Plus tard, par l’action prolongée de l’air, le mastic végétal brunit, prend la teinte feuille morte surtout à l’extérieur du tampon ; et il serait alors assez difficile d’en reconnaître la nature pour qui ne l’aurait pas vu à l’état frais.
Les vieux nids des galets paraissaient convenir à d’autres Osmies ; mes notes mentionnent l’Osmia Morawitzi, Pérez, et l’Osmia cyanea, Kirby, comme reconnues dans pareilles demeures sans en être des hôtes bien assidus.
Pour compléter Le dénombrement des apiaires à moi connus qui font élection de domicile dans les dômes de la Maçonne, il faut ajouter le Megachile apicalis qui empile, par cellule, une demi-douzaine et plus de pots à miel construits avec des rondelles de feuilles de rosier sauvage ; et un Anthidie, dont j’ignore l’espèce, n’ayant vu de lui que les sacs de ouate blanche.
La Maçonne des hangars fournit de son côté des logements gratuits à deux espèces d’Osmies, Osmia tricornis, Latr., et Osmia Latreillii, Spin., l’une et l’autre très communes. L’Osmie tricorne hante de préférence les habitations des apiaires qui nidifient en populeuses colonies : Chalicodome des hangars, Anthophore à pieds velus. L’Osmie de Latreille presque toujours l’accompagne chez le Chalicodome.
Le constructeur réel de la cité et l’exploiteur de l’œuvre d’autrui travaillent ensemble, à la même époque, forment commun essaim et vivent en parfaite harmonie, chaque abeille des deux genres s’occupant en paix de sa besogne. Comme d’un tacite accord, la part est à deux. L’Osmie est-elle assez discrète pour ne pas abuser de la Maçonne débonnaire, pour n’utiliser que des couloirs abandonnés, des cellules au rebut ; ou bien prend-elle possession du logis dont les réels propriétaires auraient su, eux aussi, faire usage ? J’incline vers l’usurpation, car il n’est pas rare de voir le Chalicodome des hangars déblayer de vieilles cellules et les utiliser comme le fait son collègue des galets. Quoi qu’il en soit, tout ce petit monde affairé vit sans noises, les uns édifiant du nouveau, les autres aménageant du vieux.
Les Osmies, hôtes de la Maçonne des galets, occupent seules, au contraire, le dôme objet de leur exploitation. L’humeur insociable de la propriétaire est cause de cet isolement. Le vieux nid ne lui convient plus du moment qu’elle le voit occupé par un autre. Au lieu de faire part à deux, elle préfère chercher ailleurs une demeure où elle puisse travailler solitaire. Son abandon bénévole d’un excellent logis en faveur d’une étrangère incapable de lui résister un instant, s’il y avait litige, démontre la haute immunité dont jouit l’Osmie auprès de l’ouvrière qu’elle exploite. L’essaim commun et si pacifique de la Maçonne des hangars et des deux Osmies emprunteuses de cellules, la démontre d’une façon plus formelle encore. Jamais de lutte pour acquérir ce qui ne vous appartient pas, ni pour défendre ce qui vous appartient ; jamais de rixe entre Osmies et Maçonnes. Voleuse et volée vivent dans les meilleures relations de voisinage. L’Osmie se croit chez elle, et l’autre ne fait rien pour la dissuader. Si les parasites, ce redoutable péril, circulent impunis dans les rangs des travailleuses, sans éveiller un simple émoi, l’indifférence ne doit pas être moins profonde pour de vieilles loges perdues. L’embarras serait grand pour moi s’il me fallait mettre d’accord cette quiétude de l’expropriée et la concurrence sans merci qui, dit-on, régente le monde. Faite pour s’installer chez la Maçonne, l’Osmie trouve auprès d’elle accueil pacifique. Mon regard borné ne peut voir plus loin.
J’ai dit les usurpateurs de vivres, les exterminateurs de larves, et les exploiteurs d’habitations qui prélèvent tribut sur la Maçonne. Cette fois, est-ce fini ? Pas du tout. Les vieux nids sont des nécropoles. Il y a là des Abeilles qui, parvenues à l’état parfait, n’ont pu s’ouvrir à travers le ciment la porte de sortie et se sont desséchées dans leurs cellules ; il y a des larves mortes, devenues cylindres noirs et cassants ; des provisions intactes, moisies ou fraîches, sur lesquelles l’œuf a tourné à mal ; des cocons en lambeaux, des dépouilles épidermiques, des détritus de transformation.
Si l’on enlève de sa tuile le nid du Chalicodome des hangars, parfois d’une épaisseur de deux décimètres et au-delà, on ne trouve de population vivante que dans une mince couche extérieure. Tout le reste, catacombes des générations passées, n’est qu’un affreux amoncellement de choses mortes, fanées, ruinées, décomposées. Dans ce sous-sol de l’antique cité tombent en poussière les Abeilles non libérées, les larves non transformées ; là s’aigrissent les miels d’autrefois, là se réduisent en humus les vivres non consommés.
Des croque-morts, trois coléoptères, un Clairon, un Ptine, un Anthrène, exploitent ces restes. Les larves de l’Anthrène et du Ptine rongent les détritus cadavériques ; la larve du Clairon, à tête noire et le reste du corps d’un beau rose, m’a paru forcer les vieilles boîtes de conserves, à miel ranci. L’insecte parfait lui-même, costumé de vermillon avec ornements bleus, n’est pas rare à la surface des gâteaux de terre pendant la saison des travaux et parcourt lentement le chantier pour déguster çà et là les gouttes de miel qui suintent de quelques pots fêlés. Malgré sa livrée voyante, si disparate avec la bure terne des travailleurs, les Chalicodomes le laissent en paix, comme s’ils reconnaissaient en lui l’égoutier préposé à l’hygiène des bas-fonds.
Ravagée par les années, la demeure de la Maçonne tombe enfin en ruines et devient masure. Exposé qu’il est à l’action directe des intempéries, le dôme édifié sur un galet s’écaille, se crevasse. Le réparer serait trop onéreux, sans parvenir à rétablir la solidité première de la base ébranlée. Mieux protégée par le couvert d’une toiture, la cité des hangars résiste davantage sans échapper néanmoins à la décrépitude. Les étages que chaque génération superpose à ceux où elle est née, augmentent l’épaisseur et le poids de l’édifice dans des proportions inquiétantes. L’humidité de la tuile s’infiltre dans les plus anciennes assises, ruine les fondations et menace le nid d’une prochaine chute. Il est temps d’abandonner sans retour la maison lézardée.
Alors dans les chambres croulantes, sur le galet aussi bien que sur la tuile, vient camper une population bohème, peu difficile en fait d’abri. La masure informe, réduite à quelque pan de mur, trouve des occupants, car le travail de la Maçonne doit être exploité jusqu’aux dernières limites du possible. Dans les culs-de-sac, restes des antiques cellules, des Araignées ourdissent un velarium de satin blanc, derrière lequel elles guettent le gibier passant. Dans les recoins qu’ils améliorent sommairement avec des remblais de terre ou des cloisons d’argile, de faibles vénateurs, Pompiles et Tripoxylons, emmagasinent de petites Araignées, où se retrouvent parfois les tapissières, hôtes des mêmes ruines.
Je n’ai rien dit encore du Chalicodome des arbustes. Mon silence n’est pas oubli, mais bien extrême pénurie de faits relatifs aux parasites le concernant. Des nombreux nids que j’ai ouverts pour en connaître la population, un seul jusqu’ici s’est trouvé envahi par des étrangers. Ce nid, de la grosseur d’une forte noix, était fixé sur un rameau de grenadier. Il comprenait huit loges, dont sept occupées par le Chalicodome et la huitième par un petit Chalcidite, plaie d’une foule d’apiaires. Hors de ce cas, peu grave du reste, je n’ai plus rien vu. Dans ces nids aériens, balancés au bout d’un rameau, pas de Dioxys, de Stelis, et d’Anthrax, de Leucospis, ces redoutables ravageurs des deux autres Maçonnes ; jamais d’Osmies, de Mégachiles, d’Anthidies, ces hôtes des vieilles demeures.
L’absence de ces derniers aisément s’explique. La bâtisse du Chalicodome des arbustes ne persiste pas longtemps sur son frêle support. Les vents d’hiver, alors que l’abri du feuillage a disparu, doivent casser aisément le rameau, guère plus gros qu’une paille et rendu plus fragile par sa lourde charge. Menacée d’une prochaine chute, si elle n’est déjà à terre, la demeure de l’an passé n’est pas restaurée pour servir à la génération présente. Le même nid ne sert deux fois, ce qui exclut les Osmies et leurs émules en utilisation de vieilles cellules.
Ce point élucidé, le second n’en reste pas moins obscur. Je n’entrevois aucun motif qui puisse me rendre compte de l’absence ou du moins de l’extrême rareté des usurpateurs de provisions et des consommateurs de larves, les uns et les autres fort indifférents sur l’état frais ou vieux du nid, pourvu que les cellules soient bien garnies. L’édifice aérien, l’appui branlant du rameau, éveilleraient-ils la méfiance du Dioxys et autres malfaiteurs ! Faute de mieux, je m’en tiendrai là.
Si mon idée n’est pas vaine imagination, il faut reconnaître que le Chalicodome des arbustes a été singulièrement bien inspiré à bâtir en l’air. Voyez, en effet, de quelles misères les deux autres sont victimes. Si je fais le recensement de la population d’une tuile, bien des fois je trouve le Dioxys et le Chalicodome à proportions presque égales. Le parasite a mis à néant la moitié de la colonie. Pour achever le désastre, il n’est pas rare que les mangeurs de larves, le Leucospis et le Chalcide pygmée son émule, aient décimé l’autre moitié. Je ne parle pas de l’Anthrax sinué que je vois sortir de temps en temps des nids du Chalicodome des hangars ; sa larve ravage l’Osmie tricorne, hôte de la Maçonne.
Tout solitaire qu’il est sur son caillou, ce qui semblerait devoir écarter les exploiteurs, fléau des populations denses, le Chalicodome des galets n’est pas moins éprouvé. Mes archives abondent en exemples de ce genre : des neuf cellules d’un dôme, trois sont occupées par l’Anthrax, deux par le Leucospis, deux par le Stelis, une par le Chalcidite et la neuvième par la Maçonne. Comme si les quatre mécréants s’étaient concertés pour le massacre, toute la famille de l’Abeille a disparu, moins une jeune mère sauvée du désastre par sa position au centre de la citadelle. Il m’arrive de bourrer mes poches de nids détachés de leurs galets sans en trouver un seul qui n’ait pas été violé tantôt par l’un tantôt par l’autre des malfaiteurs, et plus souvent encore par plusieurs d’entre eux à la fois. Un nid intact est presque un événement dans mes récoltes. Après ces funèbres relevés, une noire pensée m’obsède : le bien-être des uns fondé sur la misère des autres.