Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - III
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE III

CHAPITRE VIII LES ANTHRAX

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CHAPITRE VIII

LES ANTHRAX

 

Je fis connaissance avec les Anthrax en 1855, à l’époque où l’histoire des Méloïdes me faisait fouiller à Carpentras les hauts talus chéris des Anthophores. Leurs singulières nymphes, si puissamment outillées pour frayer une issue à l’insecte parfait incapable du moindre effort, ces nymphes armées d’un soc multiple en avant, d’un trident à l’arrière, de rangées de harpons sur le dos, pour éventrer le cocon de l’Osmie et forcer la croûte durcie du talus, me firent pressentir un filon digne d’être exploité. Le peu que j’en dis alors me valut de pressantes instances : on désirait un chapitre circonstancié sur l’étrange diptère. Les âpres exigences de la vie différèrent, dans un avenir reculant toujours, mes chères recherches, misérablement étouffées. Trente années se sont écoulées ; un peu de loisir est enfin venu, et j’ai repris, dans les harmas de mon village, avec une ardeur qui n’a pas vieilli, mes projets d’autrefois, conservés vivaces ainsi qu’un charbon sous la cendre. L’Anthrax m’a dit ses secrets, que je vais divulguer à mon tour. Que ne puis-je m’adresser à tous ceux qui m’ont encouragé dans cette voie, au vénéré Maître des Landes surtout ! Mais les rangs se sont éclaircis, beaucoup sont en avance d’une étape ; et le disciple retardataire ne peut que tracer, en souvenir de ceux qui ne sont plus, l’histoire de l’insecte costumé de grand deuil.

 

Dans le courant de juillet, par quelques chocs brusques donnés latéralement sur les galets d’appui, détachons de leurs supports les nids du Chalicodome des murailles. Ébranlé par la commotion, le dôme se détache nettement, tout d’une pièce. De plus, condition fort avantageuse, sur la base du nid mise à nu, les cellules apparaissent béantes, car en ce point elles n’ont d’autre paroi que la surface du caillou. Sans travail d’érosion, pénible pour l’opérateur et dangereux pour les habitants du dôme, on a de la sorte sous les yeux l’ensemble des cellules, avec leur contenu, formé d’un cocon soyeux, ambré, fin et translucide comme une pelure d’oignon. Fendons avec des ciseaux la délicate enveloppe, chambre par chambre, nid par nid. Pour peu que la fortune nous soit propice comme elle l’est toujours aux patients, nous finirons par trouver des cocons abritant deux larves à la fois, l’une d’aspect plus ou moins fané, l’autre fraîche et potelée. Nous en trouverons aussi, non moins abondants, où la larve flétrie est accompagnée d’une famille de vermisseaux qui s’agitent inquiets autour d’elle.

 

Dès le premier examen se révèle le drame qui se passe sous le couvert du cocon. La larve flasque et fanée est celle du Chalicodome. C’est elle qui, sa pâtée de miel finie, a, dès le mois de juin, tissé l’outre de soie pour s’y endormir après de la torpeur nécessaire aux préparatifs de la transformation. Toute rebondie de graisse, elle est, pour qui sait l’atteindre, un opulent morceau sans défense. Alors dans le secret réduit, malgré des obstacles en apparence infranchissables, enceinte de mortier et tente sans ouverture, sont survenues des larves carnassières, qui se repaissent de l’endormie. Trois espèces différentes prennent part au carnage, souvent dans le même nid, dans des cellules contiguës. La diversité des formes nous avertit d’un ennemi multiple ; l’évolution finale nous dira les noms et qualités des trois envahisseurs. Anticipant sur les secrets de l’avenir en faveur de la clarté, je devance les faits pour arriver tout de suite aux résultats. Quand il est seul sur les flancs de la larve du Chalicodome, le ver meurtrier appartient soit l’Anthrax trifasciata, Meigen, soit au Leucospis gigas, Fab. Mais si de nombreux vermisseaux, souvent une vingtaine et au delà grouillent autour de la victime, nous avons sous les yeux la famille d’un Chalcidien. Chacun de ses ravageurs aura son histoire. Commençons par l’Anthrax.

 

Et d’abord sa larve, telle qu’elle est lorsqu’après avoir consommé sa victime, elle occupe seule le cocon du Chalicodome. C’est un ver nu, lisse, apode, aveugle, d’un blanc mat et crémeux, rond dans sa section, fortement courbé au repos, mais apte à se rapprocher de la forme droite quand il se démène. À travers l’épidémie diaphane, la loupe distingue des nappes de graisse, cause de sa coloration caractéristique. Plus jeune, à l’état de vermisseau de quelques millimètres, il est tigré de taches blanches, opaques, crémeuses, et de taches translucides, légèrement ambrées. Les premières proviennent d’amas adipeux, en voie de formation ; les secondes, du fluide nourricier ou du sang qui baigne ces amas.

 

La tête comprise, je compte treize anneaux, nettement séparés l’un de l’autre par un fin sillon dans la région moyenne, mais d’un dénombrement difficultueux dans la partie antérieure. La tête est petite, molle comme le reste du corps, sans aucun indice d’armure buccale même sous le verre attentif de la loupe. C’est un globule blanc, de la grosseur d’une petite tête d’épingle, se continuant en arrière par un bourrelet un peu plus ample, dont il est séparé par un sillon à peine appréciable. Le tout forme un mamelon légèrement gibbeux en dessus, qui d’abord, tant sa structure binaire est délicate à reconnaître, est pris pour la tête seule de l’animal, bien qu’il comprenne à la fois la tête et le prothorax.

 

Le mésothorax, d’un diamètre de deux à trois fois plus fort, est aplati en avant et séparé du mamelon thoracico-céphalique, par une profonde scissure au sinus étroit et courbe. Sur sa face antérieure se voient deux orifices stigmaliques d’un roux pâle, assez rapprochés. Le métathorax augmente encore un peu de diamètre et fait saillie au-dessus. De ces reliefs sans transition résulte une forte gibbosité, à pente brusque sur le devant. C’est au bas de cette gibbosité qu’est enchâssé le mamelon dont la tête fait partie.

 

Par delà le métathorax, la forme devient régulière et cylindrique, mais en diminuant un peu d’ampleur dans les deux ou trois segments terminaux. Tout près de la ligne de séparation des deux derniers anneaux, je parviens à distinguer, non sans peine, deux très petites taches stigmatiques, à peine rembrunies. Elles appartiennent au dernier segment. En tout, quatre orifices respiratoires, deux en avant et deux en arrière, comme il est de règle chez les diptères. La longueur de la larve parvenue à tout son développement est de 15 à 20 millimètres, et sa largeur de 5 à 6.

 

Si curieux déjà par la gibbosité du thorax et l’exiguïté de la tête, le ver de l’Anthrax acquiert un intérêt exceptionnel par sa méthode d’alimentation. Remarquons d’abord que dépourvu de tout appareil ambulatoire, même des plus rudimentaires, l’animal est dans l’impuissance absolue de se déplacer. Si je le trouble dans son repos, il s’incurve et se rectifie tour à tour par des contractions, il s’agite vivement sur place mais sans parvenir à progresser. Il se trémousse et ne chemine pas. Nous verrons plus tard à quel magnifique problème conduit cette inertie.

 

Pour le moment, un fait des plus inattendus appelle toute notre attention. C’est l’extrême promptitude avec laquelle le ver de l’Anthrax quitte et reprend la larve de Chalicodome dont il se nourrit. Témoin des cent et des cent fois du repas de larves carnassières, me voici tout à coup en présence d’une manière de manger sans rapport aucun avec ce que je connais. Je me sens dans un monde où ma vieille expérience est déroutée. Rappelons-nous, en effet, comment se conduit à table une larve vivant de proie, celle de l’Ammophile, par exemple, dévorant sa chenille. Sur le flanc de la victime un trou est ouvert, et dans la blessure s’engagent profondément la tête et le col du nourrisson, pour fouiller en plein au milieu des entrailles. Jamais de retraite hors du ventre rongé, jamais de recul pour interrompre la consommation et reprendre quelque temps haleine. La bête vorace avance toujours, mâchant, engloutissant, digérant jusqu’à ce que la peau de la chenille soit vidée de son contenu. Attablée en un point, elle ne se dérange tant que les vivres durent. Pour l’engager à retirer la tête hors de la plaie, le chatouillement d’une paille ne suffit pas toujours ; il me faut user de violence. Extrait de force, puis abandonné à lui-même, l’animal longtemps hésite, s’étire et cherche de la bouche sans essayer d’ouvrir une voie par une nouvelle blessure. Il lui faut le point d’attaque qui vient d’être abandonné. S’il le retrouve, il s’y engage et se remet à manger ; mais l’éducation est désormais fort compromise, car le gibier, maintenant exploité peut-être en des points intempestifs, est exposé à se pourrir.

 

Avec la larve de l’Anthrax, rien de cette boucherie par éventrement, rien de cette station tenace sur une plaie d’entrée. Pour peu que je la chatouille avec l’extrémité d’un pinceau, à l’instant elle se retire ; et au point abandonné la loupe ne constate aucune blessure, aucun épanchement de sang, comme il s’en produirait si la peau était perforée. La sécurité revenue, le ver applique de nouveau son bouton céphalique sur la larve nourricière, en n’importe quel point, au hasard ; et tant que ma curiosité ne le détourne pas, il s’y maintient fixé, sans le moindre effort, le moindre mouvement perceptible qui puisse rendre compte de cette adhérence. Si je renouvelle l’attouchement de la pointe du pinceau, même soudain recul, et bientôt après même contact, tout aussi prompt.

 

Cette facilité de prendre, quitter, reprendre, tantôt ici, tantôt ailleurs, et toujours sans blessure, le point de la victime où la nourriture est puisée, à elle seule nous avertit que la bouche de l’Anthrax n’est pas armée de crocs mandibulaires propres à s’implanter dans la peau pour la déchirer. Si de telles pinces tailladaient les chairs, il faudrait quelques essais soit pour les dégager soit pour les implanter de nouveau ; d’ailleurs en chaque point mordu se montrerait une lésion. Or, rien de pareil : le scrupuleux examen de la loupe reconnaît la peau intacte, le ver colle sa bouche sur sa proie ou la retire avec une aisance que peut seul expliquer un simple contact. Dans de telles conditions, l’Anthrax ne mâche pas sa nourriture comme le font les autres larves carnassières ; il ne mange pas, il hume.

 

Ce mode d’alimentation suppose Un appareil buccal exceptionnel, dont il convient de s’informer avant de poursuivre. Au centre du bouton céphalique, ma plus forte loupe finit par reconnaître un petit point d’un roux ambré ; et c’est tout. Pour scruter plus avant consultons le microscope. D’un coup de ciseaux je détache l’énigmatique bouton, je le lave dans une goutte d’eau et l’étale sur le porte-objet. La bouche se montre alors comme une tâche ronde qui, par ses faibles dimensions et sa teinte est comparable aux stigmates antérieurs. C’est un petit cratère conique, à parois d’un léger roux ambré à fines lignes assez régulièrement concentriques. Au fond de cet entonnoir débouche l’œsophage, lui-même teinté de roux en avant, et rapidement dilaté en cône en arrière. De crochets mandibulaires, de mâchoires, de pièces à saisir et à triturer, pas le moindre vestige. Tout se réduit à l’embouchure cratériforme, tapissée d’un subtil revêtement corné et plissé comme l’indiquent la couleur ambrée et les stries concentriques. Si je cherche une expression pour désigner cette entrée digestive, dont je ne connais pas encore d’autre exemple, je ne trouve que celle de ventouse. Son attaque est un simple baiser, mais quel baiser perfide !

 

Nous connaissons la machine, voyons maintenant le travail. Pour la facilité des observations, j’ai déménagé de la cellule natale dans un tube de verre la larve de l’Anthrax en ses débuts, et la larve de Chalicodome, sa nourrice. J’ai pu de la sorte, avec des tubes aussi nombreux que je l’ai désiré, suivre du commencement à la fin, dans l’intimité de ses détails, l’étrange repas que je vais raconter.

 

En un point arbitraire de la nourrice, toute rebondie, grasse à lard, le vermisseau est fixé par sa ventouse, prêt à interrompre soudain son baiser si quelque chose l’inquiète, prêt à le reprendre non moins aisément lorsque la tranquillité sera revenue. L’agneau n’a pas plus de liberté avec la tétine de sa mère. Au bout de trois ou quatre jours d’accolement du nourrisson à sa nourrice, celle-ci, d’abord replète et douée de ce luisant d’épiderme qui est le signe de la santé, commence à prendre un aspect flétri. Le flanc s’affaisse, la fraîcheur se ternit, la peau se couvre de légers plis et dénote une diminution sensible dans cette espèce de mamelle qui, pour lait, donne de la graisse et du sang. Une semaine est à peine écoulée, que l’épuisement progresse avec une rapidité frappante. La nourrice est flasque, ridée, comme écrasée sous son poids ainsi qu’un objet trop mou. Si je la dérange de sa position, elle croule sur elle-même, elle s’aplatit, s’étale sur le nouveau plan d’appui, à la façon d’une outre demi-pleine. Mais le baiser de l’Anthrax continue à la vider ; elle n’est bientôt qu’une sorte de lardon ratatiné, d’heure en heure amoindri, d’où la ventouse extrait des derniers suintements huileux. Enfin du douzième au quinzième jour, il ne reste de la larve du Chalicodome qu’un granule blanc, gros à peine comme une tête d’épingle.

 

Ce granule, c’est l’outre tarie jusqu’à la dernière goutte, c’est la peau de la nourrice vidée de tout son contenu. Je ramollis dans l’eau la maigre relique ; puis, avec un tube de verre très finement effilé, je l’insuffle en la tenant immergée. La peau s’étale, se gonfle et reprend la forme de la larve sans qu’il y ait nulle part d’issue pour l’air comprimé. Elle est donc intacte ; elle est exempte de toute perforation, qui se décèlerait à l’instant sous l’eau par une fuite gazeuse. Ainsi, sous la ventouse de l’Anthrax, l’outre huileuse s’est tarie par simple transpiration à travers sa membrane ; la substance de la larve nourrice s’est transvasée dans le corps du nourrisson par une sorte d’endosmose. Que dirions-nous d’un allaitement par simple apposition de la bouche sur une mamelle dépourvue de pis ? C’est ici fait comparable : sans voie de sortie, le laitage de la larve de Chalicodome passe dans l’estomac de la larve de l’Anthrax.

 

Est-ce réellement travail d’endosmose ? Ne serait-ce pas plutôt la pression atmosphérique qui fait affluer et suinter les fluides nourriciers dans la bouche cratériforme de l’Anthrax, fonctionnant pour faire le vide à peu près comme les cupules des poulpes ? Tout cela est possible, mais je me garderai bien de décider, réservant une large part à l’inconnu dans cette extraordinaire méthode d’alimentation. Il y aurait là, ce me semble, pour la physiologie, un champ de recherchespourraient se glaner des aperçus nouveaux sur l’hydrodynamique des liquides vivants ; ce champ d’ailleurs est limitrophe avec d’autres à riche moisson. La brièveté des jours m’impose de proposer le problème sans chercher à le résoudre.

 

Le second problème sera celui-ci. La larve de Chalicodome destinée à nourrir l’Anthrax est sans blessure aucune. La mère du vermisseau est un débile diptère dépourvu de toute espèce d’arme capable d’offenser la proie de sa famille. D’ailleurs elle est dans l’impuissance absolue de pénétrer dans la forteresse de la Maçonne ; un flocon de duvet n’est pas mieux arrêté par le roc.

 

Sur ce point aucun doute : la future nourrice de l’Anthrax n’a pas été paralysée à coups de dard comme le sont les provisions de bouche amassées par les hyménoptères giboyeurs ; elle n’a reçu ni coup de dent, ni coup de griffe, ni contusion d’aucune sorte ; elle n’a rien éprouvé d’insolite ; enfin elle est dans son état normal. Le nourrisson imposé arrive, nous verrons ailleurs comment ; il arrive, à peine visible, défiant presque le regard de la loupe ; et ses préparatifs faits, il s’installe, lui atome, sur la monstrueuse nourrice, qu’il doit épuiser jusqu’à l’épiderme. Et celle-ci, non paralysée par une vivisection préalable, et douée de toute sa normale vitalité, se laisse faire, se laisse tarir, avec l’apathie la plus profonde. Pas un frémissement dans ses chairs révoltées, pas un tressaillement de résistance. Un cadavre n’est pas plus indifférent à la morsure qui le ronge.

 

Ah ! c’est que le vermisseau a choisi l’heure de l’attaque avec une savante perfidie. S’il était survenu plus tôt, alors que la larve consomme son amas de miel, certes les choses auraient mal tourné pour lui. Se sentant saignée à blanc sous le baiser de l’affamé, l’attaquée aurait protesté par les contractions de la croupe et le cisaillement des mandibules. La place ne serait pas tenable, et l’intrus périrait. Mais aujourdhui, tout péril a disparu. Incluse dans sa tente de soie, la larve est prise de cette léthargie qui précède la métamorphose. Son état n’est pas la mort, mais ce n’est pas non plus la vie. C’est un état intermédiaire, c’est presque la vitalité latente de la graine et de l’œuf. Donc de sa part aucun signe d’irritation sous la pointe de l’aiguille avec laquelle je la stimule, et encore moins sous la ventouse de l’Anthrax, qui peut, en parfaite sécurité, tarir l’opulente mamelle.

 

Ce défaut de résistance, amené par la torpeur de la transformation, me parait nécessaire, vu la faiblesse du nourrisson quittant l’œuf, toutes les fois que la mère est elle-même inhabile à mettre la victime dans l’impuissance de se défendre. C’est alors pendant la période de la nymphose que sont attaquées les larves non paralysées. Nous en verrons bientôt, en effet, d’autres exemples.

 

Tout immobile qu’elle est, la larve de Chalicodome n’est pas moins vivante. La teinte beurrée et le luisant de la peau sont des signes non équivoques de santé. Réellement morte, en moins de vingt-quatre heures elle deviendrait d’un brun sale et bientôt après diffluerait en putrilage. Or voici le merveilleux. Pendant les quinze jours environ que dure le repas de l’Anthrax, la coloration beurrée de la larve, indice certain de la non invasion de la mort, se maintient invariable, pour ne faire place au brun, caractéristique de la pourriture, qu’aux derniers moments, quand il ne reste à peu près plus rien ; et encore la teinte rembrunie est loin de se montrer toujours. D’habitude l’aspect de chair vivante se conserve jusqu’à l’apparition de la pelote finale, formée de la peau, l’unique résidu. Cette pelote est blanche, sans aucune souillure de matière faisandée, preuve de la persistance de la vie jusqu’à ce que le corps soit réduit à zéro.

 

Nous assistons ici au transvasement d’un animal dans un autre, à la mutation de la substance de Chalicodome en substance d’Anthrax ; et tant que le transvasement n’est pas complet, tant que le mangé n’a pas disparu en entier pour devenir le mangeur, l’organisme ruiné lutte contre la destruction. Qu’est donc cette vie, comparable à la flamme d’une veilleuse dont l’extinction n’arrive que lorsque la dernière goutte d’huile est épuisée ? Comment un animal peut-il lutter contre le dénouement putride tant qu’il lui reste un noyau de matière comme foyer des énergies vitales ? Les forces de l’être vivant se dissipent ici non par trouble d’équilibre mais par défaut, de tout point d’application : la larve meurt parce qu’elle n’est matériellement plus rien.

 

Serions-nous en présence de la vie diffuse de la plante, vie qui persiste dans un fragment ? En aucune manière : le ver est édifice organique plus délicat. Il y a solidarité entre les diverses parties, et l’une ne peut péricliter sans entraîner la ruine des autres. Si je fais moi-même une blessure à la larve, si je la contusionne, tout le corps, à bref délai, brunit et tombe en pourriture. Elle meurt et se décompose pour une simple piqûre d’aiguille ; elle se maintient vivante, ou du moins elle conserve la fraîcheur des tissus vivants tant qu’elle n’est pas en entier vidée par la ventouse de l’Anthrax. Un rien la tue ; un atroce dépérissement ne le peut. Non, je ne comprends pas et lègue le problème à d’autres. Tout ce qu’il m’est possible d’entrevoir, – et encore je n’avance mes doutes qu’avec une extrême réserve, – tout ce qu’il m’est permis de soupçonner se réduit à ceci. La substance de la larve somnolente n’a pas encore une statique bien déterminée ; semblable à des matériaux bruts amassés pour la construction d’un édifice, elle attend la mise en œuvre qui doit en faire une abeille. Pour affiner ces moellons de l’insecte futur, l’air, ce travailleur primordial des choses ayant vie, circule dans leurs rangs, conduit par un réseau de trachées. Pour les organiser, pour guider leur mise en place, l’appareil nerveux, prototype de l’animal, leur distribue ses ramifications. Le nerf et la trachée, voilà donc l’essentiel ; le reste est de la matière en disponibilité pour l’œuvre de la métamorphose. Tant que cette matière n’est pas employée, tant qu’elle n’a pas acquis son équilibre final, elle peut décroître, et la vie, quoique languissante n’en persistera pas moins, à la condition expresse que soient respectées la respiration et l’innervation. C’est en quelque sorte la lampe, qui, son réservoir plein ou tari, continue à donner lumière tant que la mèche est imbibée. Sous la ventouse de l’Anthrax, à travers la peau non perforée du ver, il ne peut suinter que des fluides, matériaux plastiques en réserve : mais rien ne passe provenant de l’appareil respiratoire et de l’appareil nerveux. Les deux fonctions essentielles restant indemnes, la vie persiste jusqu’à complet épuisement. Au contraire, si je blesse moi-même la larve, je porte le trouble dans les filaments nerveux ou trachéens ; et du point meurtri, l’altération puis la pourriture se propagent dans tout le corps.

 

Au sujet de la Scolie, dévorant sa larve de Cétoine, j’ai déjà insisté sur cet art délicat de manger qui consiste à consommer sa proie en ne la tuant qu’aux dernières bouchées. L’Anthrax a les mêmes besoins que ses émules en repas de chair fraîche. Il lui faut viande du jour, tirée d’une pièce unique qui doit durer une quinzaine sans se faisander. Sa méthode de consommation atteint le degré le plus élevé de l’art : il n’entame pas sa victime, il la hume petit à petit par suintement sous sa ventouse. De cette manière, toute chance périlleuse est écartée. Qu’il puise en ce point ou ailleurs, qu’il abandonne et reprenne après la succion, il ne lui arrivera jamais d’attaquer ce qu’il importe de respecter sous peine d’amener la corruption. Les autres ont sur la victime un emplacement déterminé, où les mandibules doivent mordre et plonger. S’ils s’en écartent, s’ils perdent la direction licite, ils se mettent en péril. Lui, mieux favorisé, s’abouchebon lui semble ; il quitte quand il veut, et quand il veut reprend.

 

Si je ne me fais illusion, je crois voir la nécessité de cette prérogative. L’œuf du fouisseur carnivore est solidement fixé sur la victime en un point, fort variable il est vrai suivant la nature du gibier, mais constant pour le même genre de proie ; et de plus, condition de haute portée, l’extrémité d’attache de cet œuf est toujours l’extrémité céphalique, position inverse de l’œuf d’un apiaire, celui des Osmies par exemple, fixé par l’extrémité postérieure sur la pâtée de miel. Aussitôt éclos, le nouveau-né n’a pas à choisir lui-même, à ses risques et périls, le point où il convient d’entamer la venaison sans crainte de la tuer trop vite ; il lui suffit de mordre la même où il vient de naître. Avec sa sûreté d’instinct, la mère a déjà fait le choix périlleux ; elle a collé son œuf en lieu propice, et par cela même tracé à l’inexpérimenté vermisseau la marche qu’il doit suivre. Le savoir-faire de l’âge mûr réglemente ici la conduite à table de la jeune larve.

 

Pour l’Anthrax, les conditions sont bien différentes. L’œuf n’est pas déposé sur les vivres, il n’est pas même pondu dans la cellule du Chalicodome ; c’est la conséquence formelle des formes débiles de la mère et de son manque de tout instrument, sonde ou tarière, apte à transpercer l’enceinte de mortier. C’est au ver, récemment éclos, de pénétrer lui-même dans la loge. Le voici entré, le voici en présence de sa volumineuse victuaille, la larve du Chalicodome. Libre d’action, il est maître d’attaquer la proiebon lui semble ; ou plutôt le point d’attaque sera décidé au hasard par le premier contact de la bouche en recherche. Admettons dans cette bouche des outils de dépècement, mâchoires et mandibules ; supposons enfin chez le ver du diptère un mode de réfection pareil à celui des autres larves carnassières ; et du coup le nourrisson est menacé de mort à bref délai. Il crèvera le ventre à sa nourrice, il fouillera sans règle, il mordra au hasard, sur l’essentiel comme sur l’accessoire ; et du jour au lendemain, il provoquera la pourriture dans la masse violentée, comme je la provoque moi-même au moyen d’une blessure.

 

Faute d’un point d’attaque imposé dès la naissance, il périra sur les vivres avariés. Sa liberté d’action l’aura tué. Certes la liberté est noble apanage, même chez un vermisseau de rien ; mais elle a partout aussi ses périls. L’Anthrax n’échappe au danger qu’à la condition d’être pour ainsi dire muselé. Sa bouche n’est pas une féroce pince qui déchire ; c’est une ventouse qui épuise mais ne blesse. Ainsi contenu par cet appareil de sûreté, qui change la morsure en baiser, le ver a des vivres frais jusqu’à la fin de sa croissance, bien qu’il ignore les règles d’une consommation méthodique en un point fixe et dans une direction déterminée d’avance.

 

Les considérations que je viens d’exposer me paraissent d’une stricte logique : l’Anthrax, par cela même qu’il est libre de puiser sa nourriture où il veut sur le corps de la larve nourricière, doit être mis, pour sa sauvegarde, dans l’impuissance d’ouvrir les flancs à sa victime. Je suis tellement convaincu de cette harmonique relation entre le mangeur et le mangé, que je n’hésite pas à l’ériger en principe. – Je dirai donc : toutes les fois que l’œuf d’un insecte quelconque n’est pas fixé sur la larve destinée à servir de nourriture, le jeune ver, libre de choisir le point d’attaque et d’en changer au gré de ses caprices, est comme muselé et consomme sa victuaille par une sorte de succion, sans aucune blessure appréciable. Cette réserve est de rigueur pour le maintien des vivres en bon état. Mon principe s’appuie déjà sur des exemples très variés, tous unanimes dans leurs affirmations. Ainsi parlent, après l’Anthrax, les Leucospis et leurs émules, dont nous entendrons bientôt le témoignage ; l’Éphialtes mediator, qui se nourrit, dans les ronces sèches de la larve du Psen noir ; le Myiodite, l’étrange coléoptère à tournure de mouche, dont le ver consomme la larve de l’Halicte. Tous, diptères, hyménoptères, coléoptères, ménagent scrupuleusement leur nourrice ; ils se gardent d’en déchirer la peau, afin que l’outre conserve jusqu’à la fin un suc non corrompu.

 

La salubrité des vivres n’est pas la seule condition imposée ; j’en vois une seconde, non moins nécessaire. Il faut que la substance de la larve nourricière soit assez fluide pour suinter, sous l’action de la ventouse, à travers la peau intacte. Eh bien, cette fluidité se réalise aux approches de la métamorphose. Quand elle voulut rajeunir Pélias, Médée mit dans une chaudière bouillante les membres dépecés du vieux roi de Colchos, car une existence nouvelle ne se comprend pas sans une préalable dissolution. Il faut abattre pour reconstruire ; l’analyse de la mort est l’acheminement à la synthèse d’une autre vie. La substance du ver qui doit se transfigurer en abeille commence donc par se désagréger, et se résoudre en une bouillie fluide. C’est par une refonte générale de l’organisme actuel que s’obtiennent les matériaux de l’insecte futur. De même que le fondeur jette dans le creuset ses vieux bronzes pour les couler après dans un moule d’où le métal sortira façonné différemment, de même la vie fluidifie le ver, simple machine à digérer, maintenant mise au rebut ; et avec sa purée coulante, obtient l’insecte parfait, abeille, papillon, scarabée, suprême expression de l’animal. Ouvrons, sous le microscope, une larve de Chalicodome pendant la période de torpeur. Son contenu consiste presque entièrement en une bouillie liquide, où nagent d’innombrables orbes huileux et une fine poussière d’acide urique, sorte de scorie des tissus oxydés. Une chose coulante, sans forme et sans nom, voilà toute la bête si nous y joignons d’abondantes ramifications trachéennes, des filaments nerveux, et sous la peau une mince couche de fibres musculaires. Pareil état rend compte d’un suintement graisseux à travers la peau quand la ventouse de l’Anthrax fonctionne. À tout autre moment, lorsque la larve est dans la période, active ou bien lorsque l’insecte est parvenu à l’état parfait, la fermeté des tissus s’opposerait au transvasement, et la nutrition de l’Anthrax serait difficultueuse, impossible même. Je trouve, en effet, le ver du diptère établi, dans la grande majorité des cas, sur la larve somnolente, et quelquefois, mais rarement, sur la nymphe. Jamais je ne le rencontre sur la larve vigoureuse qui mange son miel ; presque jamais non plus sur l’insecte amené à perfection tel qu’on le trouve inclus dans sa loge tout l’automne et tout l’hiver. Autant faut-il en dire des autres consommateurs de larves qui épuisent leurs victimes sans les blesser : tous sont à leur œuvre de mort pendant la période de torpeur, alors que les chairs sont fluidifiées. Ils vident leur patient, devenu sac de graisse coulante, à vie diffuse ; mais aucun, parmi ceux que je connais, n’atteint la perfection de l’Anthrax dans son art d’extracteur. Nul non plus ne peut être comparé au diptère sous le rapport des moyens mis en action pour sortir de la cellule natale. Devenus insectes parfaits, ils ont des outils de sape et de démolition, mandibules solides, capables de fouiller la terre, d’abattre des cloisons de pisé et même de réduire en poudre le dur ciment de la Maçonne. Sous sa forme définitive l’Anthrax n’a rien de pareil. Sa bouche est une molle et courte trompe, bonne au plus à lécher sobrement l’exsudation sucrée des fleurs ; ses pattes fluettes sont si débiles, que remuer un grain de sable serait pour elles travail excessif, propre à fausser toutes les jointures ; ses grandes ailes rigides, impuissantes à réduire leur envergure par des plis, ne lui permettent pas de se couler dans un étroit passage ; son fin habit de velours à longs poils, qu’on déflore rien qu’en y soufflant dessus, ne saurait supporter le rude contact d’une galerie de mine. Ne pouvant pénétrer lui-même dans la cellule du Chalicodome pour y déposer son œuf, il ne peut davantage en sortir quand l’heure est venue de se libérer et de paraître au grand jour sous son costume de noces. La larve, de son côté, est dans l’impuissance de préparer les voies à l’évasion future.

 

Ce petit cylindre butyreux, dont tout l’outillage se résume en une ventouse à peine cornée et point presque mathématique, est encore plus faible que l’insecte adulte, qui du moins vole et marche. La loge de la Maçonne est pour lui caveau de granit. Comment sortir de là ? Problème insoluble pour ces deux impuissances, si rien autre n’intervenait.

 

Chez les insectes, la nymphe, état transitoire entre la forme larvaire et la forme adulte, est en général l’image frappante de toutes les faiblesses d’une organisation qui naît. Sorte de momie emmaillottée2 dans des langes, immobile, impassible, elle attend la résurrection. Ses tendres chairs sont diffluentes ; ses membres, transparents ainsi que du cristal, sont maintenus fixes à leur place, étalés sur les flancs, crainte qu’un mouvement ne trouble l’exquise délicatesse du travail qui s’accomplit. Pour se rétablir, ainsi est captif, sous les bandelettes du chirurgien, le patient fracassé. Un calme profond est nécessaire, sinon l’un et l’autre seront des estropiés ou même périront.

 

Or voici que, par un revirement où nos conceptions sur la vie sont en désarroi, la nymphe de l’Anthrax est chargée d’un travail de cyclope. C’est à elle de peiner, de s’agiter, de s’exténuer en efforts pour crever la muraille et ouvrir la voie de sortie. À l’embryon la besogne acharnée, sans miséricorde pour les chairs naissantes ; à l’insecte adulte les douceurs du repos au soleil. Ce renversement des rôles a pour conséquence un outillage de puisatier chez la nymphe, outillage bizarre, compliqué, que rien ne pouvait faire prévoir dans la larve et que rien ne rappelle dans l’insecte parfait. La trousse de travail est un assortiment de socs de charrue, de forets, de crocs, de harpons, et autres engins sans analogues dans nos industries, sans nom dans nos dictionnaires. Décrivons de notre mieux l’étrange mécanique à percer. En quinze jours au plus, l’Anthrax a consommé sa larve de Chalicodome, dont il ne reste que la peau, ramassée en un granule blanc. Juillet n’est pas fini qu’il devient rare de trouver encore des nourrissons sur leur nourrice. De cette époque jusqu’au mois de mai suivant, rien de nouveau ne se passe. Le diptère garde sa forme de larve sans modification appréciable, et repose immobile dans le cocon de la Maçonne, à côté du globule relique. Quand arrivent les beaux jours de mai, le ver se ride, se dépouille de sa peau, et la nymphe apparaît, revêtue sur tout le corps d’un robuste épiderme roussâtre et corné.

 

Tête ronde, volumineuse, séparée du thorax par un étranglement, couronnée en avant et à la partie supérieure par une sorte de diadème à six pointes dures, aiguës, noires, disposées en une demi-circonférence dont la concavité regarde en bas. (les pointes diminuent un peu de longueur du sommet de l’arc aux extrémités. Leur ensemble rappelle les couronnes radiales que portent, sur les médailles, les empereurs romains de la décadence. Ce sextuple soc est le principal outil d’excavation. Intérieurement et sur la ligne médiane, l’instrument se complète par un groupe isolé de deux petites pointes noires, contiguës entre elles.

 

Thorax lisse. Étuis des ailes amples, repliés sous le corps en écharpe et descendant jusque vers le milieu de l’abdomen. Celui-ci de neuf segments, dont quatre, à partir du second, sont armés sur le dos, en leur milieu, d’une ceinture de petits arceaux cornés, d’un brun fauve, rangés parallèlement l’un à l’autre, enchâssés dans la peau par leur face convexe et relevant chacune de leurs extrémités en une épine noire et dure. En son ensemble, la ceinture forme ainsi une double série de spinules, avec sillon médian. Je compte environ 25 arcs à double denticule pour un seul segment, ce qui fait un total de 200 pointes pour les quatre arceaux ainsi armés.

 

L’utilité de cette râpe est manifeste : elle sert à la nymphe pour prendre appui sur la paroi de sa galerie à mesure que le travail avance. Ainsi ancrée sur une foule de points, l’âpre pionnière cogne plus violemment l’obstacle avec son diadème de forets. En outre, pour rendre le recul du trépan plus difficile, de longs cils raides et dirigés en arrière sont clair-semés parmi les denticules des ceintures d’ascension. Il y en a d’ailleurs sur les autres segments, tant à la face ventrale qu’à la face dorsale. Sur les flancs, ils sont plus denses et comme disposés en bouquets.

 

Le sixième segment porte ceinture semblable, mais bien plus faible et composée d’une seule rangée de spinules, presque effacées. Elle est plus faible encore sur le septième segment ; enfin sur le huitième, elle se réduit à quelques aspérités brunes. À partir du sixième, les anneaux diminuent d’ampleur, et l’abdomen se termine en un cône, dont l’extrémité, formée du neuvième segment, constitue une armure d’un nouveau genre. C’est un faisceau de huit pointes brunes. Les deux dernières dépassent les autres en longueur, et se détachent du groupe en un double soc terminal.

 

Un stigmate rond en avant, de chaque côté du thorax ; un stigmate pareil sur le flanc de chacun des sept premiers segments abdominaux. Au repos, la nymphe est courbée en arc. Pour l’action, brusquement elle se débande et se rectifie. Elle mesure de 15 à 20 millimètres de longueur, et de 4 à 5 millimètres de largeur.

 

Telle est l’étrange machine à forer qui doit préparer une issue au débile Anthrax à travers le ciment du Chalicodome. Ces détails de structure, si pénibles à rendre par la parole, peuvent se résumer ainsi : en avant, sur le front, un diadème de pointes, outil de percussion et de fouille ; en arrière, un soc multiple qui s’implante en un point d’arrêt et permet à la nymphe de se débander brusquement pour un choc contre la barrière à démolir ; sur le dos, quatre ceintures d’ascension ou quatre râpes, qui maintiennent l’animal en place en mordant, de leurs centaines de crocs, sur la paroi du canal. Sur tout le corps, de longs cils raides, dirigés en arrière, pour prévenir la chute, empêcher le recul.

 

Pareille structure se retrouve chez les autres Anthrax, avec de légères variantes de détail. Je me bornerai à un exemple, celui de l’Anthrax sinué, qui vit aux dépens de l’Osmie tricorne. Sa nymphe diffère de celle de l’Anthrax du Chalicodome par une armure plus faible. Ses quatre ceintures d’ascension ne sont formées que de quinze à dix-sept arceaux à double pointe, au lieu de vingt-cinq ; de plus, les segments abdominaux, à partir du sixième, sont uniquement hérissés de cils raides, sans vestige de spinules cornées. Si l’évolution des Anthrax nous était mieux connue, l’entomologie tirerait, je crois, grand profit du nombre de ces arceaux pour la distinction spécifique. Je le vois se maintenir fixe pour une même espèce, et varier très nettement d’une espèce à l’autre. Mais ce ne sont pas là mes affaires ; je signale ce champ d’études aux classificateurs sans m’y arrêter davantage.

 

Vers la fin du mois de mai, la coloration de la nymphe, jusque-là d’un roux clair, se modifie profondément et présage la prochaine transformation. La tête, le thorax et l’écharpe des ailes deviennent d’un beau noir luisant. Une bande sombre occupe le dos des quatre segments à double rangée de pointes ; trois taches apparaissent sur les deux anneaux suivants ; l’armure anale se rembrunit. Ainsi se trahit déjà la noire livrée de l’insecte, sur le point d’éclore. C’est le moment, pour la nymphe, de travailler à la galerie de sortie.

 

J’ai été désireux de la voir en action, non dans les conditions naturelles, chose impraticable, mais dans un tube de verre où je l’enferme entre deux épais tampons de moelle de sorgho. L’espace ainsi délimité représente à peu près la loge natale. Les cloisons d’avant et d’arrière, sans avoir la résistance de la bâtisse du Chalicodome, sont néanmoins assez fermes pour ne céder que sous des efforts prolongés ; mais les parois latérales sont lisses, et les ceintures de râpes n’y pourront prendre appui, circonstance très défavorable. N’importe : dans l’intervalle d’une journée, la nymphe perce la cloison d’avant, épaisse de deux centimètres. Je la vois ancrer sur la cloison postérieure son double soc anal, se courber en arc, puis brusquement se détendre et heurter le tampon d’avant de son front radié. Sous le choc des pointes, le sorgho lentement s’émiette. C’est pénible à venir ; cela vient tout de même, un atome après l’autre. De loin en loin, la méthode change. Sa couronne de forets plongée dans la moelle, l’animal se trémousse, oscille sur le pivot de son armure anale. C’est l’opération de la tarière succédant à celle du pic. Puis les heurts recommencent, entrecoupés de repos pour se refaire de la fatigue. Enfin le trou est fait. La nymphe s’y glisse, mais ne sort en entier : la tête et le thorax se montrent au dehors ; le ventre reste engagé dans la galerie.

 

La cellule de verre, avec son manque de points d’appui latéraux, a certainement troublé ma bête, qui ne paraît pas avoir fait usage de toutes ses méthodes. Le trou à travers le sorgho est ample, irrégulier ; c’est une brèche grossière et non une galerie. À travers la muraille de la Maçonne, il est cylindrique, assez net, et tout juste du diamètre de l’animal. Aussi j’aime à croire que, dans les circonstances naturelles, la nymphe pratique moins les coups de pic et donne la préférence au travail de vilebrequin.

 

L’étroitesse et la régularité du canal de libération lui est nécessaire. Elle y reste toujours à demi engagée et même assez solidement fixée par ses râpes dorsales. Sortent seuls à l’air libre la tête et le thorax. C’est une dernière précaution pour la délivrance finale. La fixité d’un appui est, en effet, indispensable à l’Anthrax pour émerger de sa gaine de corne, pour déployer ses grandes ailes hors de leurs étuis, pour tirer ses pattes fluettes de leurs fourreaux. Tout ce travail, si délicat, serait compromis par un manque de stabilité.

 

La nymphe reste donc ancrée au moyen de ses râpes dorsales dans l’étroite galerie de sortie et fournit ainsi l’équilibre stable réclamé par l’éclosion. Tout est prêt. Au grand acte maintenant d’avoir son cours. Une fente transversale se déclare sur le front, à la base du diadème perforateur ; une seconde, mais longitudinale, ouvre le crâne en deux et se prolonge sur le thorax. Par cette ouverture cruciale, l’Anthrax brusquement apparaît, tout moite des humeurs du laboratoire de la vie. Il s’affermit sur ses jambes tremblantes, il dessèche ses ailes et prend l’essor en laissant à la fenêtre de la loge sa dépouille de nymphe, qui fort longtemps se conserve intacte. Le lugubre diptère a devant lui cinq à six semaines pour explorer les galets au milieu du thym et prendre sa petite part aux fêtes de la vie. En juillet nous le retrouverons s’occupant de l’entrée en cellule, plus étrange encore que la sortie.

 





2 Orthographe correcte lors de la publication du livre. Cf Littré ou dictionnaire de l’Académie française 1762. (Note du correcteurELG.)



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