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S’il a donné quelque attention à l’histoire des Anthrax, le lecteur a dû s’apercevoir que mon récit est incomplet. Le renard du fabuliste voyait bien comment on entre dans le repaire du lion, mais ne voyait pas comment on en sort. Pour nous, c’est l’inverse ; nous savons comment on sort de la forteresse du Chalicodome, mais nous ne savons pas comment on entre. Pour sortir de la cellule dont il a consommé le propriétaire, l’Anthrax devient une machine à perforation, un outil vivant dont notre industrie pourrait s’inspirer s’il lui fallait de nouvelles combinaisons de trépans propres à forer la roche. Le tunnel de la délivrance ouvert, l’outil se fend ainsi qu’une gousse que le soleil fait éclater, et de cette robuste charpente s’échappe un délicat diptère, flocon velouté, mol duvet qui nous émerveille par son contraste avec la rudesse des profondeurs d’où il remonte. Sur ce point, nous sommes suffisamment renseignés. Reste l’entrée en loge, énigme qui m’a tenu un quart de siècle en haleine.
Tout d’abord, il est évident que la mère ne peut déposer son œuf dans la cellule de l’Abeille maçonne, depuis longtemps close et barricadée d’une enceinte de ciment lorsque l’Anthrax apparaît. Pour y pénétrer, il lui faudrait redevenir appareil d’excavation et reprendre la dépouille qu’elle a laissée engagée dans la fenêtre de sortie ; il lui faudrait revenir en arrière, renaître nymphe, et le travail de la vie n’a jamais de ces reculs. Avec des griffes, des mandibules et beaucoup de persévérance, à la rigueur l’insecte adulte pourrait forcer le coffre de mortier ; mais le diptère en est dépourvu. Sa patte fluette serait déformée par des entorses rien qu’en balayant un peu de poussière ; sa bouche est un suçoir pour cueillir les exsudations sucrées des fleurs, et non la solide tenaille nécessaire pour émietter le ciment. Pas de tarière non plus, pas de sonde imitée de celle du Leucospis ; nul instrument d’aucune sorte qui puisse s’insinuer dans l’épaisseur de la muraille et acheminer l’œuf jusqu’à destination. Bref, la mère est dans l’impuissance absolue d’établir sa ponte dans la chambre de la Maçonne.
Serait-ce la larve qui, d’elle-même, s’introduit dans la soute aux vivres, cette larve que nous avons vue épuiser, le Chalicodome par des baisers buveurs de sang ? Rappelons-nous ce ver, petit boudin de graisse, qui s’étire ou se recourbe sur place et ne parvient à se déplacer. Son corps est un cylindre lisse ; sa bouche, une simple lèvre circulaire. Aucun organe ambulatoire, pas même des cils, des aspérités, des rides pour la reptation. L’animal est fait pour la digestion et pour l’immobilité. Son organisation est incompatible avec le mouvement ; tout l’affirme de la façon la plus claire. Non, et encore non : cette larve, moins que la mère, ne peut entrer d’elle même dans la demeure de la Maçonne. Les vivres cependant sont là ; et ces vivres, il faut les atteindre sous peine de périr ; to be or not to be. Comment donc s’y prend le diptère ? Vainement j’interrogerais les probabilités, trop souvent mensongères ; pour obtenir réponse valable, je n’ai qu’une ressource : tenter presque l’impossible et surveiller l’Anthrax à partir de son œuf.
Quoique assez nombreux sous le rapport des espèces, les Anthrax n’abondent pas lorsqu’on désire population assez dense pour se prêter à des observations suivies. Je les vois, un peu de ci, un peu de là, aux lieux violemment ensoleillés, voleter sur les vieux murs, les talus, les sables, parfois par faibles escouades, le plus souvent solitaires. De ces vagabonds, présents aujourd’hui, absents demain, je ne peux rien attendre, dans mon ignorance de leurs établissements. Les épier un à un sous le hâle du jour est très pénible et peu fructueux, l’insecte aux ailes véloces disparaissant toujours on ne sait où lorsque l’espoir d’obtenir le secret commence à nous venir. À ce métier, j’ai dépensé de belles heures de patience, sans résultat aucun. Le succès aurait des chances avec des Anthrax dont on connaîtrait d’avance le domicile, et surtout si la même espèce formait colonie assez populeuse. L’interrogation commencée sur l’un se poursuivrait sur un second, puis sur d’autres jusqu’à réponse complète. Or dans de telles conditions de fréquence, ma longue carrière entomologique n’a rencontré jusqu’ici que deux Anthrax : l’un à Carpentras, l’autre à Sérignan. Le premier, Anthrax sinuata, Fallen, vit dans les cocons de l’Osmie tricorne, qui nidifie elle-même dans les vieilles galeries de l’Anthophore à pieds velus : le second, Anthrax trifasciata, Meigen, exploite le Chalicodome des galets. Je consulterai l’un et l’autre.
Encore une fois, sur le tard de mes jours, me voici donc à Carpentras, dont le rude nom gaulois fait sourire le sot et penser l’érudit. Chère petite ville où j’ai vécu ma vingtième année et laissé mes premiers flocons de laine aux buissons de la vie, ma visite d’aujourd’hui est un pèlerinage : je viens revoir les lieux où sont écloses mes plus vives impressions juvéniles. Je salue en passant le vieux collège où j’ai fait mes premières armes d’éducateur. Son aspect n’a pas changé, c’est toujours celui d’un pénitencier. Ainsi l’entendait l’enseignement gothique d’autrefois. À la gaieté, à l’activité du jeune âge, choses par lui jugées malsaines, il opposait le palliatif de l’étroit, du triste, de l’obscur. Ses maisons d’éducation étaient surtout des maisons de correction. Les fraîcheurs virgiliennes s’interprétaient dans l’étouffement d’une prison. Entre quatre hautes murailles, j’entrevois la cour, sorte de fosse aux ours, où les écoliers se disputaient l’espace pour leurs ébats sous la ramée d’un platane. Tout autour s’ouvraient des espèces de cages à fauves, privées de jour et privées d’air : c’étaient les classes. Je parle au passé, car le présent sans doute a mis fin à ces misères scolaires.
Voici le bureau de tabac où, le mercredi soir, en sortant du collège, je prenais à crédit de quoi bourrer ma pipe et célébrer ainsi, la veille, les joies du lendemain, ce jeudi sacré que je croyais si bien remplir avec mes équations difficultueuses résolues, mes réactifs nouveaux expérimentés, mes plantes récoltées et déterminées. Je faisais ma timide demande en simulant l’oubli de la monnaie, tant il est dur, à qui se respecte, d’avouer qu’il n’a pas le sou. Ma candeur inspirait, paraît-il, un peu de confiance ; et j’obtenais crédit, chose inouïe, chez le représentant de la régie. Ah ! que n’ai je, sur le seuil d’une boutique, étalé à la vente quelques paquets de chandelles, une douzaine de morues, un baril de sardines et des pains de savon ! Ni plus sot, ni moins laborieux qu’un autre, j’aurais fait ma trouée. Mais à quoi pouvais-je prétendre ? Accoucheur de cervelles, manipulateur d’intelligences, je n’avais pas même droit à la niche et à la pâtée.
Voici mon ancienne habitation, où sont venus après nasiller des moines. Dans l’embrasure de cette fenêtre, entre les contrevents fermés et le vitrage, je tenais, à l’abri des mains profanes, mes drogues de chimie, drogues dont j’achetais pour quelques sous en trichant le budget de mon jeune ménage : Un fourneau de pipe me servait de creuset, une fiole à pralines de cornue, des pots à moutarde de récipients pour oxydes et sulfures. Sur quelques charbons, à côté du pot-au-feu, s’élaborait la préparation en étude, inoffensive ou redoutable.
Oh ! que je voudrais revoir cette chambre où j’ai tant pâli sur les différentielles et les intégrales ; où j’apaisais ma pauvre tête en feu en regardant le Ventoux, dont le sommet me réservait, pour ma prochaine expédition, la saxifrage et le pavot, hôtes des terres arctiques ! Que je voudrais retrouver mon intime confident, ce tableau noir loué cinq francs par an à un menuisier bourru, ce tableau payé en somme plusieurs fois sa valeur et jamais acheté faute des avances nécessaires. Que de sections coniques sur cette planche, que de savant grimoire !
Bien que tous mes efforts, rendus plus méritoires par mon isolement, n’aient à peu près abouti à rien dans la carrière si conforme à mes goûts, je recommencerais si j’en avais le pouvoir. J’aimerais à converser tour à tour, pour la première fois, avec Leibnitz et Newton, Laplace et Lagrange, Thénard et Dumas, Cuvier et Jussieu devrais-je après résoudre ce problème autrement ardu : comment se procurer le pain du jour. Ah ! jeunes gens, mes successeurs, comme on vous fait aujourd’hui la part belle ! Si vous ne le savez pas, laissez-moi vous l’apprendre par quelques lambeaux de l’histoire de l’un de vos aînés.
Mais n’oublions pas l’insecte en écoutant les échos d’illusions et de misères que réveillent dans mes souvenirs la fenêtre-armoire à drogues et le tableau noir de louage. Rendons-nous aux chemins creux de la Légue, devenus classiques, à ce qu’on dit, depuis mes observations sur les Méloïdes. Illustres ravins à talus calcinés par le soleil, si j’ai quelque peu contribué à votre renom, à votre tour vous m’avez valu de belles heures d’oubli dans le bonheur d’apprendre. Vous au moins, vous ne m’avez pas leurré de vains espoirs ; tout ce que vous m’avez promis, vous me l’avez donné, et souvent au centuple. Vous êtes ma terre promise, où j’aurais désiré dresser finalement ma tente d’observateur. Mon souhait n’a pu se réaliser. Que je salue du moins au passage mes chères bêtes d’autrefois.
Un coup de chapeau au Cerceris tuberculé que je vois occupé, sur cette pente, à l’emmagasinement de son Cléone. Tel je l’ai vu jadis, tel je le revois. Mêmes lourdes allures pour hisser la proie jusqu’à l’embouchure du terrier, mêmes rixes entre mâles aux aguets sur les broussailles du chêne-kermès. À le regarder faire, un sang plus jeune coule dans mes veines ; il m’arrive comme les effluves de quelque renouveau de la vie. Le temps presse, passons. Encore un salut par ici. J’entends bruire là haut, sur cette corniche, une bourgade de Sphex poignardant leurs grillons. Donnons-leur un coup d’œil d’ami, mais pas plus. Mes connaissances ici sont trop nombreuses ; le loisir me manque pour renouer avec toutes mes vieilles relations. Sans m’arrêter, un coup de chapeau à l’adresse des Philanthes, qui font ruisseler, sur la déclivité, leurs longues avalanches de déblais ; un autre au Stize ruficorne, qui empile ses Mantes religieuses entre deux lames de grès ; à l’Amrnophile soyeuse, aux pattes rouges, qui met en silo des chenilles arpenteuses ; aux Tachytes, sacrificateurs de criquets ; aux Eumènes, architectes en coupoles de glaise sur un rameau.
Enfin nous y sommes. Cette haute falaise à pic, se développant au midi sur une longueur de quelques cents pas, et toute criblée de trous comme une monstrueuse éponge, est la cité séculaire de l’Anthophore aux pieds velus et de l’Osmie tricorne, sa locataire gratuite. Là pullulent aussi leurs exterminateurs : le Sitaris, parasite de l’Anthophore, l’Anthrax, assassin de l’Osmie. Mal renseigné sur l’époque propice, je suis venu un peu trop tard, le 10 septembre. C’est un mois plus tôt, et même vers la fin de juillet, que j’aurais dû me rendre ici pour assister aux manœuvres du diptère. Mon voyage s’annonce comme peu fructueux : je ne vois que de rares Anthrax, voletant devant la façade. Ne désespérons pas cependant et consultons au préalable les lieux. Les cellules de l’Anthophore contiennent cet hyménoptère à l’état de larve. Quelques-unes me donnent le Méloë et le Sitaris, riches trouvailles jadis, sans valeur aujourd’hui pour moi. D’autres contiennent la Mélecte à l’état de nymphe très colorée, ou même d’insecte parfait. Encore plus précoce, quoique datant de la même époque, l’Osmie se montre, dans ses cocons, exclusivement sous la forme adulte ; mauvais présage pour mes recherches, car c’est la larve et non l’insecte parachevé que réclame l’Anthrax. Le ver du diptère redouble mes appréhensions. Son développement est complet, sa larve nourricière est consommée, et depuis plusieurs semaines peut-être. Je n’en doute plus : je suis venu trop tard pour assister à ce qui se passe dans les cocons de l’Osmie.
La partie serait-elle perdue ? Pas encore. Mes notes font foi d’éclosions d’Anthrax dans la seconde moitié de septembre. D’ailleurs ceux que je vois maintenant explorer la falaise ne sont pas là pour de vains exercices ; l’établissement de la famille est leur préoccupation, Ces retardataires ne peuvent s’attaquer à l’Osmie, qui avec la fermeté de ses chairs d’adulte ne se prêterait au délicat allaitement du nourrisson, et en outre ne se laisserait pas faire, vigoureuse comme elle est. Mais en automne, une population spécifiquement différente et moins nombreuse de récolteurs de miel succède, sur le talus, à celle du printemps. Je vois à l’œuvre, en particulier, l’Anthidie diadème, qui pénètre dans ses galeries tantôt avec sa récolte de poussière pollinique, tantôt avec sa petite balle de coton. Ces apiaires de l’arrière-saison ne pourraient-ils, eux aussi, être exploités par l’Anthrax, le même qui choisit l’Osmie pour victime une paire de mois plus tôt ? Ainsi s’expliqueraient les Anthrax que je vois maintenant affairés.
Un peu rassuré par ce soupçon, je m’établis au pied de la falaise, sous un soleil à faire cuire un œuf ; et pendant une demi-journée, je suis du regard les évolutions de mes diptères. – Les Anthrax volent mollement devant le talus, à quelques pouces de la nappe terreuse. Ils vont d’un orifice à l’autre, mais sans jamais y pénétrer. Du reste, leurs grandes ailes, transversalement étalées même pendant le repos, s’opposeraient à leur entrée dans une galerie, trop étroite pour pareille envergure. Ils explorent donc la falaise, allant et revenant, montant et descendant, d’un vol tantôt brusque, tantôt lent, et doux. De temps à autre, je vois l’Anthrax brusquement se rapprocher de la paroi et abaisser l’abdomen comme pour toucher la terre du bout de l’oviducte. Cette manœuvre a la soudaineté d’un clin d’œil. Cela fait, l’insecte prend pied autre part et se repose. Puis il recommence son mol essor, ses longues investigations et ses chocs soudains du bout du ventre contre la nappe de terre. Les Bombyles sont coutumiers de pareilles manœuvres quand ils planent à peu de distance du sol.
Au point touché, aussitôt je me précipitais, armé d’une loupe, dans l’espoir de trouver l’œuf que tout affirme être pondu à chaque choc de l’abdomen. Je n’ai rien pu distinguer malgré toute mon attention. Il est vrai que la fatigue, la lumière aveuglante et la chaleur de fournaise rendaient l’observation très difficile. Plus tard, quand j’ai connu l’animalcule issu de cet œuf, mon échec ne m’a plus surpris. Dans le loisir du cabinet, avec mes yeux reposés et mes meilleurs verres, que dirige une main non tremblante d’émotion et de lassitude, j’ai toutes les peines du monde à retrouver l’infime créature lorsque je sais pourtant le point où elle gît. Comment pouvais-je voir l’œuf, accablé comme je l’étais sous la torride falaise, et retrouver le point précis de la ponte, si soudainement faite par un insecte observé à distance ! Dans les pénibles conditions où je me trouvais, l’insuccès était inévitable.
Malgré mes tentatives négatives, je reste donc convaincu que les Anthrax sèment leurs œufs un à un, à la surface des lieux hantés par les apiaires convenables à leurs larves. Chacun de leurs chocs brusques du bout de l’abdomen est une ponte. Aucune précaution de leur part pour mettre le germe à couvert, précaution rendue impossible d’ailleurs par la structure de la mère. L’œuf, cette chose si délicate, est brutalement déposé en plein soleil, entre des grains de sable, dans quelque ride de l’argile calcinée. Cette sommaire installation suffit, pourvu qu’il y ait à proximité la larve convoitée. C’est désormais au jeune vermisseau à se tirer d’affaire à ses risques et périls.
Si les chemins creux de la Légue n’ont pas dit tout ce que je désirais savoir, ils ont du moins rendu très probable que le ver naissant doit parvenir de lui-même dans la cellule aux vivres. Mais le ver qui nous est connu, celui qui tarit l’outre graisseuse, larve de Chalicodome ou larve d’Osmie, ne peut se déplacer, encore moins se livrer à des pérégrinations de découverte à travers l’épaisseur d’une enceinte et le tissu d’un cocon. Alors une nécessité s’impose : celle d’une forme initiale, mobile, organisée pour la recherche, et sous laquelle le diptère parviendrait à son but. L’Anthrax aurait ainsi deux états larvaires : l’un pour pénétrer jusqu’aux vivres et l’autre pour les consommer. Je me laisse convaincre par cette logique des choses ; je vois déjà en esprit l’animalcule issu de l’œuf, assez mobile pour ne pas craindre une tournée à la ronde, assez délié pour s’insinuer dans les moindres fissures. Une fois en présence de la larve dont il doit se nourrir, il dépouille son costume de voyage et devient l’animal obèse, dont l’unique devoir est de se faire gros et gras dans l’immobilité. Tout cela s’enchaîne, tout cela se déduit comme un théorème de géométrie. Mais aux ailes de l’imagination, si doux qu’en soit l’essor, il convient de préférer les sandales des faits observés, les lentes sandales aux semelles de plomb. Je les chausse pour continuer.
L’année suivante, je reprends mes recherches, et cette fois sur l’Anthrax du Chalicodome qui, mon proche voisin dans les harmas d’alentour, me permettra de renouveler mes visites chaque jour, matin et soir s’il le faut. Averti par mes études antérieures, je sais maintenant l’époque précise de l’éclosion et par conséquent de la ponte, qui doit avoir lieu bientôt après. C’est en juillet, au plus tard en août, que l’Anthrax trifascié établit sa famille. Tous les matins, vers les neuf heures, alors que la chaleur commence à devenir insupportable et que, suivant l’expression de Favier, un fagot de plus est jeté dans le brasier du soleil, je me mets en campagne, décidé à revenir étourdi par une insolation pourvu que je rapporte le mot de mon énigme. Décidément, il faut avoir le diable au corps pour quitter l’ombre à cette époque. Et pourquoi faire, s’il vous plaît ? Pour écrire l’histoire d’une mouche ! Plus la chaleur est forte, plus j’ai chance de réussir. Ce qui fait mon supplice fait la joie de l’insecte ; ce qui m’accable le stimule. Allons ; la route éblouit comme une nappe d’acier en fusion. Des oliviers, tristement poudreux, s’élève une volumineuse palpitation sonore, un vaste andante dont les exécutants ont pour orchestre toute l’étendue boisée. C’est le concert des Cigales, dont le ventre oscille et bruit avec plus de frénésie à mesure que la température monte. Les rauques coups d’archet de la Cigale de l’Orne, le Carcan du pays, y rythment la monotone symphonie de la Cigale commune. C’est le moment, allons. Et pendant cinq à six semaines, le plus souvent le matin, parfois l’après-midi, je me suis mis à explorer pas à pas le plateau caillouteux.
Les nids du Chalicodome abondent, mais je ne parviens à voir aucun Anthrax, occupé de sa ponte, faire tache noire à leur surface. Aucun ne s’y pose sous mes yeux. Tout au plus, de loin en loin, j’en entrevois quelqu’un qui passe, d’un vol fougueux, à portée de ma vue. Je le perds dans l’éloignement, et c’est tout. Impossible d’assister au dépôt de l’œuf. J’en suis toujours au peu que m’ont appris les falaises de la Légue. Aussitôt la difficulté reconnue, je m’empresse de m’adjoindre des aides. Des bergers, des enfants, gardent les moutons dans ces pâturages de cailloux, où se paît, au grand honneur des gigots du pays, la badafo saturée de camphre, c’est-à-dire la lavande aspic. Je les instruis du mieux de l’objet de mes recherches ; je leur parle d’une grosse mouche noire et des nids où elle doit se poser, ces nids de terre, si bien connus d’eux qui savent, au printemps, en extraire le miel avec une paille et l’étaler sur une croûte de pain. Ils doivent surveiller cette mouche, bien remarquer les nids sur lesquels ils la verraient s’abattre et stationner : le soir même, en ramenant leurs troupeaux au village, ils m’avertiront du résultat de la journée. Sur leur avis favorable, je dois aller avec eux, le lendemain, continuer les observations. Rien pour rien, cela va de soi. Mes jeunes Amyntas n’ont pas les mœurs antiques : à la flûte à sept trous enduite de cire, à la coupe en bois de hêtre, ils préfèrent la pièce, qui leur permettra, le dimanche, l’accès du cabaret. Une récompense pécuniaire est promise pour chaque nid qui remplira les conditions désirées. Le marché est accepté d’enthousiasme.
Ils sont trois, et moi je suis le quatrième. Entre tous, réussirons-nous ? Je le croyais. En fin août mes dernières illusions étaient dissipées. Aucun de nous n’est parvenu à voir la grosse mouche noire stationner sur le dôme de l’Abeille maçonne.
L’insuccès, ce me semble, s’expliquerait ainsi. Devant la spacieuse façade de la cité aux Anthophores, l’Anthrax est de séjour. Il en visite, au vol, les coins et les recoins sans s’écarter de la falaise natale, parce que ses recherches au loin seraient infructueuses. Il y a là, pour les siens, indéfiniment, le vivre et le couvert. Si quelque point est jugé bon, il l’inspecte en planant, puis soudain s’en rapproche et le choque du bout du ventre. C’est fait : l’œuf est pondu. Je me le figure du moins. Ainsi se poursuivent, dans un rayon de quelques mètres, et d’un essor interrompu par de courts repos au soleil, la recherche des endroits propices et la dissémination des œufs. L’assiduité de l’insecte sur le même talus a pour cause la richesse inépuisable des lieux exploités.
L’Anthrax du Chalicodome est dans des conditions bien différentes. Les habitudes casanières lui seraient préjudiciables. D’un vol fougueux, que lui permet la robuste et longue envergure des ailes, il doit voir du pays et beaucoup, s’il veut coloniser. Les nids de l’Abeille sont isolés, un à un, sur leurs galets, et clairsemés un peu de partout dans des étendues se mesurant par hectares. En trouver un ne suffit pas au diptère : toutes les cellules, tant s’en faut, à cause des parasites, ne contiennent pas la larve désirée ; d’autres loges, trop bien défendues, ne permettraient pas l’accès jusqu’aux vivres. Plusieurs nids sont nécessaires, nombreux peut-être, pour la ponte d’un seul ; et leur recherche exige des voyages au long cours.
Je me figure donc l’Anthrax allant et revenant, dans tous les sens, à travers la plaine caillouteuse. Son regard exercé n’a pas besoin d’un ralentissement de l’essor pour distinguer le dôme de terre objet de ses recherches. Ce dôme trouvé, il l’inspecte de haut, toujours en planant ; il le choque une fois, deux fois de l’extrémité de l’oviducte, et aussitôt repart sans avoir mis pied à terre. S’il se repose, ce sera ailleurs, n’importe où sur le sol, sur une pierre, sur une touffe de lavande ou de thym. Avec de telles mœurs, rendues si vraisemblables par mes observations dans les chemins creux de Carpentras, il est tout simple que la clairvoyance de mes jeunes bergers et la mienne aient échoué. Je désirais l’impossible : l’Anthrax ne stationne pas sur le nid du Chalicodome pour y procéder méthodiquement à sa ponte ; il ne fait qu’y passer en volant.
Ainsi croît ma prévision d’une forme larvaire initiale, toute différente de celle qui m’est connue. Il faut qu’à son début l’Anthrax soit organisé pour se déplacer à la surface du nid où l’œuf vient d’être si négligemment jeté ; il faut que la larve naissante, outillée pour franchir l’enceinte de tuf puisse, à la faveur de quelque fêlure, pénétrer dans la loge de la Maçonne. À peine né, traînant après lui peut-être la dépouille de l’œuf, le diptère doit se mettre en quête de son logement et de sa nourriture. Il y parviendra guidé par l’instinct, cette faculté qui n’attend pas le nombre des jours, aussi clairvoyante dès l’éclosion qu’après les épreuves d’une vie bien remplie. Ce vermisseau originel n’est pas pour moi dans les limbes du possible ; je le vois, sinon en forme, du moins dans ses actes, comme s’il était en réalité sous ma loupe. Il existe, si la raison n’est pas un vain guide ; je dois le trouver ; je le trouverai. Jamais la logique des choses n’a été plus pressante dans mes investigations sur les bêtes ; jamais elle ne m’a conduit avec tant de sûreté vers un magnifique théorème biologique.
En même temps que j’essaie, sans y réussir, d’assister à la ponte, je m’informe du contenu des nids de l’Abeille maçonne, à la recherche du ver nouvellement issu de l’œuf. Mes propres récoltes et celles de mes jeunes bergers, dont j’utilise le zèle pour un service moins difficultueux que le premier, me valent des monceaux de nids, de quoi remplir des corbeilles. Tout cela est visité à loisir, sur ma table de travail, avec cette fièvre que donne la certitude d’une prochaine et belle découverte. Les cocons de la Maçonne sont extraits des cellules, visités au dehors, ouverts et visités à l’intérieur. La loupe en explore tous les plis et replis ; elle explore la larve somnolente du Chadicodome point par point ; elle explore la paroi interne de la loge. Rien, encore rien, toujours rien. Depuis deux semaines, les nids au rebut s’entassaient ; mon cabinet en était encombré. Quelles hécatombes de pauvres dormeuses retirées de leur sac de soie, et destinées la plupart à une fin misérable, malgré le soin que je prenais de les mettre en lieu sûr, où pourrait se poursuivre le travail de la transformation ! La curiosité nous rend cruels. Je continuais mes éventrements de cocons. Et rien, toujours rien. Il me fallait, pour persévérer, la foi la plus robuste. Je l’avais et bien m’en prit.
Le 25 juillet, – la date de l’événement mérite d’être inscrite, – je vis, ou plutôt je crus voir, quelque chose remuer sur la larve du Chalicodome. Est-ce une illusion de mes désirs ? Est-ce un bout de duvet diaphane que mon haleine vient d’agiter ? Ce n’est pas une illusion, ce n’est pas un bout de duvet, mais bel et bien un vermisseau ! Ah ! quel moment ! Et puis quelles perplexités ! Cela n’a rien de commun avec la larve de l’Anthrax ; on dirait un microscopique Helminthe qui par hasard se serait fait jour à travers la peau de son hôte et serait venu se trémousser au dehors. Je compte peu sur la valeur de ma trouvaille, tant son aspect me déroute. N’importe : transvasons dans un petit tube de Verre la larve de Chadicodome et l’être problématique qui s’agite à sa surface. Si c’était lui ? Qui sait ?
Une fois averti des difficultés de vision que pourrait bien offrir l’animalcule que je recherche, je redouble d’attention, si bien qu’en une paire de jours je suis possesseur d’une dizaine de vermisseaux pareils à celui qui m’a donné tant d’émoi. Chacun est logé dans un tube de verre avec sa larve de Chadicodome. L’animalcule est si petit, si diaphane, il se confond si bien avec son hôte, que le moindre pli de la peau me le dérobe. Après l’avoir suivi la veille à la loupe, il n’arrive de ne plus le retrouver le lendemain. Je le crois perdu, déconfit sous le poids de la larve renversée, revenu à ce rien dont il était si près. Puis il s’agite, et je le revois. De quinze jours, mes perplexités n’eurent terme. Est-ce bien la larve initiale de l’Anthrax ? Oui, car je vis enfin mes élèves se transformer en la larve précédemment décrite et faire leurs débuts dans l’épuisement par baisers. Quelques instants de satisfaction comme j’en eus alors dédommagent de bien d’ennuis.
Reprenons l’histoire de la bestiole, maintenant authentique origine de l’Anthrax. C’est un vermisseau d’un millimètre environ de longueur, presque aussi délié qu’un cheveu. L’apercevoir est fort difficile à cause de sa diaphanéité. Blotti dans une ride de la peau de sa larve nourricière, peau si fine d’ailleurs, il reste introuvable pour la loupe. La faible créature est très active : elle arpente les flancs de l’opulent morceau, elle en fait le tour. Elle chemine avec assez de prestesse, se bouclant et se débouclant tour à tour à peu près comme le font les chenilles arpenteuses. Les deux extrémités sont les principaux points d’appui. Arrêtée, elle meut en tous sens sa moitié antérieure comme pour explorer l’espace autour d’elle ; en marche, elle se distend, exagère sa segmentation et prend alors l’aspect d’un bout de filament noueux.
Au microscope, on lui reconnaît treize anneaux, y compris la tête. Celle-ci est petite, légèrement cornée, ce qu’annonce sa coloration d’ambre, et hérissée en avant d’un petit nombre de cils courts et raides. Sur chacun des trois segments thoraciques deux longs cils, fixés à la face inférieure. Deux cils pareils et plus longs encore à l’extrémité de l’anneau terminal. Ces quatre paires de crins, trois en avant et une en arrière, sont les organes locomoteurs. Il faut y joindre le bord hérissé de la tête ainsi que le bouton anal, base de sustentation qui pourrait bien fonctionner à l’aide de quelque viscosité, ainsi que cela se passe chez la larve primaire des Sitaris. On voit par transparence deux longs cordons trachéens qui, parallèles l’un à l’autre, vont du premier segment thoracique à l’avant-dernier segment abdominal. Ils doivent aboutir par leur extrémité à deux paires d’orifices stigmatiques que je n’ai pu reconnaître bien nettement. Ces deux gros vaisseaux respiratoires sont caractéristiques des larves de diptères. Leurs terminaisons correspondent précisément aux points où s’ouvrent les deux paires de stigmates dans la larve de l’Anthrax sous sa seconde forme.
Pendant une quinzaine de jours, le débile ver reste en l’état que je viens de décrire, sans accroissement aucun, et très probablement aussi sans aucune nourriture. Si assidues que soient mes visites, je ne peux le surprendre en un moment de réfection. Du reste, que mangerait-il ? Dans le cocon envahi rien autre ne se trouve que la larve du Chalicodome, et le vermisseau ne peut en faire profit qu’après avoir acquis la ventouse que lui donnera la seconde forme. Cette vie d’abstinence n’est pourtant pas une vie d’oisiveté. L’animalcule, tantôt ici, tantôt ailleurs, explore son lardon ; il le parcourt par des enjambées de chenille arpenteuse ; il interroge les alentours en dressant et branlant la tête.
Cette longue durée sous une forme transitoire ne demandant pas d’alimentation, me parait nécessaire. L’œuf est déposé par la mère à la superficie du nid, dans le voisinage d’une cellule convenable, j’aime à le croire, mais enfin assez loin de la larve nourricière, larve que protège un épais rempart. C’est au nouveau-né de se frayer l’accès jusqu’aux vivres, non par la violence et l’effraction, ce dont il n’est pas capable, mais par un glissement patient dans un labyrinthe de gerçures, tentées, abandonnées, reprises. Tâche fort difficultueuse, même pour lui, tout délié qu’il est, tant la bâtisse de la Maçonne est compacte. Pas de fêlures, vice de construction, pas de lézardes, effet des intempéries ; de partout l’homogénéité, en apparence infranchissable. Je ne vois qu’une partie faible, et encore dans quelques nids seulement : c’est la ligne de jonction du dôme avec la superficie du galet. Une soudure imparfaite entre des matériaux de nature différente, le ciment et la pierre, peut y laisser une brèche suffisante pour des assiégeants aussi menus qu’un cheveu. La loupe néanmoins est loin de parvenir toujours à reconnaître pareille voie sur des nids occupés par des Anthrax.
Aussi j’admets volontiers que l’animalcule errant à la recherche de sa loge, dispose, dans le choix de son entrée, de toute la superficie du dôme. Où sait descendre la fine tarière du Leucospis, n’y a-t-il pas pour lui, plus délié encore, suffisant passage ? Il est vrai que l’hyménoptère sondeur possède force musculaire et dureté d’outil. Lui, dans sa débilité extrême, n’a que la patience obstinée. Il fait, avec longueur de temps, ce que l’autre, supérieurement outillé, accomplit en trois heures. Ainsi s’expliquent les deux semaines de l’Anthrax sous la forme initiale, dont le rôle est de franchir l’enceinte de la Maçonne, de se glisser à travers le tissu du cocon et de parvenir aux vivres.
Je pense même qu’il faut davantage. L’œuvre est si laborieuse et l’ouvrier est si faible ! J’ignore depuis combien de temps mes élèves étaient parvenus à leur but. Favorisés peut-être par des voies peu difficiles, ils étaient arrivés sur leurs larves nourricières bien avant la fin de leur premier âge, qu’ils achevaient de dépenser sous mes yeux, sans utilité apparente, en explorant leurs vivres. Le moment n’était pas encore venu pour eux de faire peau neuve et de s’attabler. Leurs pareils, pour la plupart, devaient errer encore dans les pores de la maçonnerie, et c’est ce qui rendait mes recherches si vaines au début.
Quelques faits sembleraient dire que l’entrée en loge peut être retardée des mois entiers par la difficulté des voies. Il se trouve quelques larves d’Anthrax à côté de débris de nymphes non loin de la métamorphose finale ; il s’en trouve, mais fort rarement, sur des Chalicodomes déjà à l’état parfait. Ces larves sont souffreteuses, de maladive apparence, les vivres, trop fermes, ne se prêtant plus au délicat allaitement. D’où proviennent ces retardataires si ce n’est d’animalcules ayant trop longtemps erré dans la muraille du nid. Non entrées à l’époque favorable, elles ne trouvent plus mets à leur convenance. La larve primaire du Sitaris persiste de l’automne au printemps suivant. Ainsi pourrait bien persister la forme initiale des Anthrax, non dans l’inaction, mais dans des tentatives opiniâtres pour franchir l’épais rempart.
Mes jeunes vers, transvasés avec leurs vivres dans des tubes, sont restés stationnaires une quinzaine de jours en moyenne. Enfin je les ai vus se contracter, puis se dépouiller de l’épiderme et devenir la larve que j’attendais avec tant d’anxiété, comme réponse finale à tous mes doutes. C’était bien, dès le début, la larve de l’Anthrax, le cylindre d’un blanc crémeux, avec petit bouton céphalique suivi d’une gibbosité. Sans retard, appliquant sa ventouse sur le Chalicodome, le ver a commencé son repas, dont la durée est encore d’une quinzaine de jours. On sait le reste.
Avant d’en finir avec l’animalcule, donnons quelques lignes à son instinct. Il vient d’éclore à la vie sous les morsures du soleil. Son berceau est l’âpre superficie de la pierre ; les rudesses minérales l’accueillent au monde, lui filament d’albumine à peine coagulée. Mais le salut est à l’intérieur, et voici que l’atome de glaire animée entre en lutte avec le caillou. Obstinément il en sonde les pores ; il s’y glisse, rampe en avant, recule, recommence. La radicule de la graine qui germe n’est pas plus persévérante à descendre dans les fraîcheurs du sol qu’il ne l’est à s’insinuer dans la motte de mortier.
Quelle inspiration le pousse vers sa nourriture, à la base du bloc ; quelle boussole le dirige ? Que sait-il de la distribution et du contenu de ces hypogées ? Rien. Que sait la racine des fécondités de la terre ? Pas davantage. Tous les deux pourtant se dirigent vers le point nutritif. Des théories sont proposées, fort savantes, avec mise en scène de la capillarité, de l’osmose, de l’inhibition cellulaire, pour expliquer l’ascension de la tigelle et la descente de la radicule. Serait-ce avec des forces physiques ou chimiques que s’expliquerait l’animalcule s’enfonçant dans le tuf ? Profondément, je m’incline sans comprendre, sans même chercher à comprendre. La question est trop haute pour l’inanité de nos moyens.
La biographie de l’Anthrax est maintenant complète, sauf les détails relatifs à l’œuf, encore inconnu. Dans l’immense majorité des insectes à métamorphoses, dès l’éclosion apparaît la forme larvaire qui doit se maintenir immuable jusqu’à la nymphe. Par une discordance bien remarquable, ouvrant à l’entomologie un filon de nouveaux aperçus, les Anthrax, à l’état de larve, revêtent deux formes successives, fort différentes l’une de l’autre, tant pour la structure que pour le rôle à remplir. Je désignerai cette double étape de l’organisation par le terme de dimorphisme larvaire. La forme initiale, issue de l’œuf, s’appellera larve primaire ; la deuxième forme sera la larve secondaire. Chez les Anthrax, la larve primaire a pour fonction de parvenir jusqu’aux vivres, sur lesquels la mère ne peut déposer son œuf. Elle est mobile et douée de cirrhes ambulatoires, qui lui permettent, déliée comme elle est, de se glisser dans les moindres interstices de l’enceinte du nid d’un apiaire, de s’insinuer dans la trame du cocon et de s’introduire auprès de la larve dont le diptère doit se nourrir. Ce but atteint, son rôle est fini : Alors apparaît la larve secondaire, dénuée de tout moyen de progression. Internée dans la loge envahie, incapable d’en sortir par elle-même aussi bien que d’y pénétrer, celle-ci n’a d’autre mission que de consommer. C’est un estomac qui s’emplit, digère et amasse. Puis vient la nymphe, outillée pour la sortie de même que la larve primaire est outillée pour l’entrée. La délivrance accomplie, se montre l’insecte parfait, occupé de sa ponte. Le cycle de l’Anthrax se partage ainsi en quatre périodes, à chacune desquelles correspondent des formes et des fonctions spéciales. La larve primaire entre dans le coffre aux vivres, la larve secondaire consomme ces vivres, la nymphe ramène l’insecte au jour en forant l’enceinte, l’insecte parfait sème ses œufs, et le cycle recommence.
Le dimorphisme larvaire rappelle les débuts de l’hypermétamorphose. Chez les Méloés, les Sitaris et autres méloïdes, la forme issue de l’œuf est très active, excellemment douée en pattes et autres appareils de locomotion. Elle s’embusque sur les fleurs des composées, elle se tapit dans les galeries des apiaires, pour attendre au passage les récolteuses de miel, se cramponner à leur toison et se faire transporter ainsi dans la cellule convoitée. Dans les deux animalcules, celui du Méloïde et celui de l’Anthrax, l’identité des fonctions est frappante. Voués tous les deux à une abstinence sévère et prolongée, ils ont mission de parvenir aux vivres, ici larve somnolente et là pâtée de miel. Une fois la nourriture assurée, à l’un comme à l’autre succède une larve incapable de déplacement, dont l’unique affaire est de manger et de grossir.
Par delà cette larve secondaire, la similitude d’évolution, jusqu’ici parfaite, ne se maintient plus. Avant qu’apparaisse la nymphe, les Méloïdes passent par deux états inconnus chez l’Anthrax : celui de pseudo-chrysalide et celui de troisième larve, dont il m’est encore impossible de démêler, de soupçonner même les attributions, tant ces deux états sont singuliers dans le monde des insectes. N’importe : un nouveau pas est fait et non sans valeur. Il est établi qu’une larve primaire, suivie d’une larve secondaire, se retrouve ailleurs que chez les Méloïdes ; le dimorphisme larvaire nous achemine à l’hypermétamorphose. J’aurai bientôt occasion de combler un peu plus l’intervalle qui les sépare.
Le principe dont je viens d’établir les bases gagnerait en importance si je parvenais à le fortifier d’exemples puisés en d’autres séries entomologiques. La bonne fortune m’en a fourni quelques-uns que je vais exposer. Je reviens au Leucospis, consommateur de larves de Chalicodome. J’ai dit comment, sur les nids de la Maçonne des hangars, j’ai vu la même cellule recevoir des coups de sonde multiples à des intervalles plus ou moins longs. Rien n’indiquant au dehors qu’une loge a été déjà exploitée, d’autres sondeurs peuvent survenir qui, l’un après l’autre, y plongent leur tarière comme s’ils étaient les premiers opérateurs. J’ai raconté comment ces pontes répétées s’affirmaient par la présence de plusieurs œufs dans une même cellule, soit du Chalicodome des hangars soit du Chalicodome des galets. J’en ai trouvé jusqu’à cinq à la fois, et rien ne dit que ce nombre ne soit dépassé. Ce fait bien constaté devenait fort surprenant comparé avec cet autre : à quelque moment que l’on visite le nid, on ne trouve jamais, dans la chambre de la Maçonne, qu’une seule larve de Leucospis, attablée sur sa victime ou l’ayant déjà consommée. D’une part, très fréquemment plusieurs œufs ; et d’autre part, toujours un seul convive. L’énigme méritait attention. Rapidement elle a été résolue, sans aucune de ces péripéties que m’a value la difficultueuse histoire des Anthrax.
Pondu vers les premiers jours de juillet, l’œuf ne tarde pas à éclore. Il en sort un animalcule sans rapport aucun avec la larve que nous connaissons déjà. Sa conformation est même tellement insolite que, si je n’avais connu son origine, l’idée ne me serait jamais venue de le considérer comme le premier état d’un hyménoptère. C’est un vermisseau nettement segmenté, transparent, presque hyalin, qui mesure de un millimètre à un millimètre et demi de longueur, et un quart de millimètre dans sa plus grande largeur. Les segments, au nombre de treize, la tête non comprise, s’atténuent graduellement vers les deux extrémités. Volumineuse par rapport au reste du corps, la tête se détache du premier segment thoracique par un étranglement qui forme une sorte de col. Elle est allongée, courbe, peu épaisse. Sa coloration légèrement ambrée dénote une consistance assez ferme. Le microscope y constate deux cornicules droites, représentant les antennes ; une tache brune ou orifice buccal, où je parviens à grand’peine à distinguer deux faibles mandibules. Aucune trace d’organe de vision, comme il est de règle chez un animal destiné à vivre dans une profonde obscurité.
Tous les anneaux, sauf le dernier ou anal, ont à la face ventrale un couple de cirrhes hyalins portés, chacun, sur un petit mamelon conique, et dont l’extrémité libre se renfle un peu en olive. Ces cirrhes sont assez longs et mesurent à peu près la largeur de l’animal dans la région correspondante. Les mêmes douze segments ont, à la face dorsale, trois cirrhes pareils, mais non portés sur une base conique. Tout le corps est, en outre, hérissé de cils courts, hyalins, droits et raides, en forme de spinules. Il m’est impossible de reconnaître les stigmates, bien que, sur chaque flanc, d’un bout à l’autre du corps, je suive du regard un vaisseau trachéen.
Au repos, l’animalcule est légèrement courbé en arc et ne repose que par les deux extrémités sur la larve du Chalicodome. Le reste du corps est tenu à distance par les cirrhes, dirigés d’aplomb sur la base d’appui. On dirait une palissade interposée pour empêcher le contact. Sa marche fait songer à celle des chenilles arpenteuses. Appuyée sur la terminaison du segment anal, la bestiole abaisse la tête et en fixe le bord en un point : puis elle rapproche l’extrémité postérieure en se bouclant. Un pas est fait. Est-elle inquiétée, elle se dresse engluée à l’arrière par quelque viscosité anale et s’agite dans le vide en brusques oscillations. Pour la troisième fois, chez les Sitaris d’abord, puis chez les Anthrax et maintenant chez les Leucospis, je vois servir à la locomotion un organe qu’on ne soupçonnerait guère apte à pareil service. Les trois jeunes vers, si étranges de mœurs, se font un pied de l’extrémité de l’intestin, épanouie en ventouse visqueuse. Ce sont des culs-de-jatte, cheminant sur leur derrière.
S’aidant ainsi de l’anus, le Leucospis nouveau-né parcourt sa larve nourricière. Il fait mieux : il entreprend des pérégrinations à distance. Une tournée dans le voisinage paraît fort de son goût, l’itinéraire serait-il d’un pouce. Hissé sur les cirrhes ambulatoires ainsi que sur des échasses, je le vois abandonner la larve et parcourir, très affairé, le tube de verre qui maintenant pour lui représente la cellule natale ; je le vois s’engager, l’imprudent, jusque dans le tampon d’ouate avec lequel j’ai délimité son domaine. Saura-t-il se dépêtrer dans ce labyrinthe de bourre ; saura-t-il surtout se reconnaître et revenir à la larve ? Mes appréhensions sont vives, je crois l’explorateur égaré. Eh ! mais non ! il n’est pas égaré du tout. Après quelques heures d’attente, je le retrouve campé de nouveau sur la larve, où il semble se reposer des fatigues de son long voyage. Les forces revenues, d’autres expéditions sont reprises, toujours avec le même succès. Ainsi s’écoulent, en alternances de repos sur la larve et d’excursions aux environs, les cinq à six jours du Leucospis sous sa forme de larve primaire.
Ici les habitudes de l’animalcule initial sont toutes différentes de celles de l’Anthrax qui, une fois entré en cellule, se borne à explorer la larve nourricière en long et en large sans jamais la quitter. D’où vient au Leucospis cette humeur voyageuse ? À peine sorti de l’œuf, le voilà qui chemine et s’aventure en courses de reconnaissance autant que le permet son étroite prison de verre. Que cherche-t-il, avec ses enjambées de chenille arpenteuse ? La larve dont il doit se nourrir ? Oui, sans doute ; mais autre chose encore, puisque, cette larve trouvée, il l’abandonne pour errer de partout, y revenir et repartir après repos. Continuons notre étude après avoir enregistré ce premier résultat : la larve primaire du Leucospis dépense en recherches inquiètes les cinq à six jours de sa durée.
Je dispose dans autant de tubes de verre, ramenés à la capacité d’une loge normale avec un tampon de coton, le contenu des cellules de Chalicodome que je trouve envahies par le Leucospis. Parmi ces cellules, il y en a avec un seul œuf de l’envahisseur, d’autres en contiennent de deux à cinq. Du reste, il m’est loisible d’augmenter moi-même les pontes multiples pour rendre mes expérimentations plus concluantes. Je récolte les pontes simples, qui sont loin d’être rares, et je mets de trois à six œufs de Leucospis en présence d’une larve unique de Chalicodome. J’obtiens ainsi convenable série d’œufs isolés et d’œufs associés soit naturellement soit par mon intervention.
Or qu’advient-il de ces préparatifs ? Un résultat uniforme dans toutes mes chambres de verre. Avec un œuf isolé, une larve primaire ; avec des œufs associés, n’importe le nombre, encore une larve primaire, jamais plus. Le multiple et le simple s’équivalent pour l’éclosion ; c’est-à-dire que les œufs dont chacun donnerait sa larve s’il était séparé, n’en donnent entre tous qu’une seule une fois qu’ils sont logés ensemble. La cohabitation leur est fatale, sauf au plus précoce. En effet, quand a paru la première larve en date, on ne tarde pas à reconnaître qu’il ne faut plus compter sur l’évolution du reste de la famille : les autres œufs, jusque-là d’excellente apparence, se flétrissent et se dessèchent. J’en vois d’éventrés, dont le contenu s’épanche en une petite traînée d’albumine ; j’en vois de chiffonnés, de recroquevillés. Toute la population a péri. Un seul survit : le premier-né. Telle est l’invariable issue de mes expérimentations ; mortalité générale bientôt après l’éclosion de l’œuf le plus précoce et probablement aussi le premier pondu.
Rapprochons maintenant quelques faits. Une larve de Chalicodome est nécessaire au développement du Leucospis. C’est assez pour lui, mais ce n’est pas trop, car les reliefs du repas se réduisent à l’épiderme, chose trop coriace pour être comestible. Ainsi, dans la cellule de la Maçonne, il n’y a part rigoureusement que pour un seul. Je n’y ai jamais, en effet, rencontré deux convives.
Cependant le Leucospis est exposé à se méprendre. Il lui arrive de confier son œuf à une loge déjà peuplée par d’autres. Les vivres seraient alors insuffisants, et le salut général exige que les germes surnuméraires disparaissent. C’est ce qui ne manque pas d’arriver : une fois la première larve née, tous les œufs restants périssent.
De plus, pendant plusieurs jours, on voit cette larve errer, fort affairée, dans la cellule ; elle en visite le haut et le bas, les côtés, l’avant et l’arrière, avec une persistance qu’explique seul un péril à conjurer. Ce péril, quel peut-il être sinon la concurrence des affamés qui vont éclore si rien n’y met bon ordre ? Ayant toujours manqué l’instant favorable pour assister au massacre, j’hésiterais devant l’atroce action du nouveau-né si les événements pouvaient s’interpréter d’une autre manière. Le seul intéressé à la destruction des œufs, c’est lui ; le seul qui puisse disposer de leur sort, c’est encore lui. J’arrive ainsi forcément à cette noire conséquence : la larve primaire du Leucospis a pour rôle l’extermination des concurrents.
Quand elle arpente, inquiète, le plafond de son logis, c’est pour s’informer si quelque œuf de trop n’y serait pas suspendu ; quand elle se livre à de longues reconnaissances, c’est pour supprimer qui pourrait lui diminuer les vivres. Tout œuf rencontré est meurtri de la dent. Les germes fanés que je vois bientôt après la première éclosion, ont péri de la sorte, victimes d’un atroce droit d’aînesse. Par ce brigandage, l’animalcule se trouve enfin unique maître des victuailles ; il quitte alors son costume d’exterminateur, son casque de corne, son armure de piquants, et devient l’animal à peau lisse, la larve secondaire qui, paisiblement, tarit l’outre de graisse, but final de si noirs forfaits.
Les Leucospis, après les Anthrax, viennent de nous montrer combien la larve primaire s’éloigne, pour les fonctions remplies non moins que pour la forme, de la larve qui lui succède. Chez les uns, elle perpètre des fratricides pour écarter des concurrents qui lui disputeraient une ration insuffisante pour deux ; chez les autres, elle prend possession des vivres à travers des obstacles qu’elle seule peut surmonter. Si incomplet que soit encore le chapitre de biologie dont je trace aujourd’hui les premiers linéaments, il devient très probable, après ces deux exemples, que les attributions de la larve primaire doivent être très variées suivant les mœurs, les manières de vivre de l’insecte. À l’appui de mes prévisions, je dispose d’un troisième cas, malheureusement trop peu circonstancié.
Le lecteur se rappelle-t-il la Sapyge ponctuée, parasite de l’Osmie tridentée ? A-t-il gardé souvenir de cet œuf en fuseau implanté sur l’œuf cylindrique de l’Osmie ? Voilà mon sujet d’observation. Ma trouvaille était unique. Je disposais, il est vrai, d’assez nombreux cocons de Sapyge, ou bien de larves occupées à manger la pâtée de l’Osmie, mais je n’avais qu’un seul œuf parasite, pondu le jour même, dans la cellule la plus élevée de la série ; et circonstance plus fâcheuse, j’ignorais encore le dimorphisme larvaire, que devaient me révéler plus tard l’Anthrax et le Leucospis. Mon attention n’étant pas éveillée sur ce point, j’ai entrevu plutôt que scrupuleusement vu ; en outre, le tube de verre où j’avais mis en sûreté le bout de ronce ouvert pour apprendre ce que deviendrait l’œuf singulier fixé sur celui de l’Osmie, me rendait difficile un minutieux examen. En attendant qu’une nouvelle bonne fortune me permette de revenir sur une observation trop sommaire, je transcris tel quel le résultat consigné dans mon registre de notes.
« Le 21 juillet, l’œuf parasite éclôt sur celui de l’Osmie, dont l’aspect n’a pas changé. Le jeune ver qui en provient est blanc, diaphane, apode. Sa tête est nettement séparée du corps par un étranglement, et porte de très courtes et fines antennes. Je ne reconnais pas du tout l’habituelle conformation d’une larve d’hyménoptère. Que sera-ce donc ? Mes idées se portent vers un coléoptère. L’animalcule est assez actif ; il se démène, il abaisse et relève tour à tour sa moitié antérieure. Il mordille l’œuf de l’Osmie, que je vois se flétrir, s’affaisser, puis devenir pellicule flasque sur laquelle le nouveau-né s’agite. Le 26, je ne vois plus trace de l’œuf, et le parasite éprouve une mue. Alors mes doutes cessent : j’ai bien sous les yeux une larve d’hyménoptère, qui, désormais immobile, commence la pâtée de l’Osmie. »
Là se bornent mes documents. Si laconiques qu’ils soient, ils affirment les traits fondamentaux du dimorphisme larvaire. L’animal issu de l’œuf est actif, celui qui mange la pâtée ne l’est pas. La forme initiale rappelle si peu une larve d’hyménoptère que je suis tout d’abord dérouté et que mes soupçons se portent sur un coléoptère parasite. Mes idées ne sont fixées sur la nature de l’être problématique qu’après la mue. Alors seulement se montre indiscutable la conformation à laquelle les hyménoptères m’ont habitué. Cette mue n’est donc pas un simple renouvellement d’épiderme, c’est aussi une transfiguration. La fonction changeant, l’organisme change aussi. Mes regrets sont vifs de n’avoir pas suivi de plus près une métamorphose à laquelle j’étais fort loin de m’attendre ; n’importe, j’en ai vu assez pour conclure au dimorphisme larvaire de la Sapyge ponctuée.
Sa larve primaire a pour rôle de détruire l’œuf qui lui ferait concurrence. Ainsi agit la larve primaire des Sitaris ; ainsi agit la larve primaire des Leucospis, avec cette circonstance aggravante que cette dernière détruit les œufs de sa propre race. Quelles atroces luttes pour les satisfactions du ventre, quelles noires combinaisons ! Un animalcule, savamment armé en guerre, sort de l’œuf pour exterminer qui le gênerait dans l’avenir ; il est fait expressément pour ce métier de tueur précoce, et il s’acquitte de sa tâche à la perfection. Son œuvre de mort perpétrée, il se transfigure en consommateur pacifique.
Je termine par un insecte qui réserve apparemment aux recherches futures de curieux détails de mœurs. Le 24 août, en fouillant avec la bêche les nids de l’Halictus sexcinctus, dans les alluvions de l’Aygues, j’exhume quelques cellules en terre, parfaitement intactes, sans aucune trace d’effraction, et qui néanmoins contiennent chacune deux habitants, l’un dévorant et l’autre dévoré. Le dévoré est la larve de l’Halicte, ayant achevé sa pâtée et parvenue à la pleine croissance. Le dévorant est une larve étrangère, qui mesure en ce moment de 2 à 3 millimètres. Celle-ci est fixée à la face abdominale de sa victime, vers la partie antérieure, dans la région qui deviendra le thorax de l’Halicte. L’éducation de mes trouvailles s’accomplit sans difficulté dans des tubes de verre.
En son état le plus avancé, la larve étrangère mesure de 12 à 10 millimètres. Elle est nue, apode, d’un blanc un peu hyalin et remarquable par les tubercules qu’elle porte sur le dos. Elle est un peu courbée en arc et figure assez bien une larve d’hyménoptère. La tête est hyaline comme le reste du corps. Les trois premiers segments ont chacun, en dessus, deux protubérances pointues, et latéralement un mamelon que termine un bouton arrondi. Ces mamelons sont les indices des pattes futures. Les autres segments ont en dessus quatre protubérances coniques, qui diminuent graduellement de saillie de l’avant à l’arrière. Le dernier segment n’en porte que deux.
Vers la fin d’août, j’obtiens les premières nymphes, dont voici la description sommaire. Deux tubercules coniques, spiniformes, assez longs, sur le prothorax ; deux autres pareils sur le mésothorax. Le métathorax en porte deux aussi, mais beaucoup plus courts. Quatre tubercules spiniformes sur chacun des cinq premiers segments de l’abdomen ; deux tubercules seulement sur le sixième et le septième. La tête, les antennes, les élytres rudimentaires, les ailes et les pattes, rappellent assez bien l’insecte parfait, qui apparaît vers le milieu de septembre et se trouve être le Myiodites subdipterus. Ainsi l’Halicte à six bandes a pour ennemi le Myiodite, ce bizarre coléoptère qui, avec ses ailes étalées et ses élytres réduits à de petites écailles, a les apparences d’une mouche, ainsi que le rappellent son nom et son prénom. La larve de ce coléoptère dévore la larve de l’Halicte, lorsque celle-ci a consommé sa provision de miel. Il reste à apprendre comment ce ver apode, incapable de progression, se trouve inclus dans la cellule de l’Halicte, côte à côte avec la larve dont il doit se nourrir. Le Myiodite déposerait-il ses œufs, un à un, dans les loges de l’hyménoptère ? C’est très peu probable. L’insecte est trop mal outillé pour explorer des constructions souterraines. Je le rencontre fréquemment, en août et septembre, sur les capitules fleuris du panicaut, mais je ne l’ai jamais vu adulte dans les terriers de l’Halicte. D’ailleurs les cellules envahies sont exactement closes suivant les règles de l’Halicte, sans le moindre indice d’une effraction commise par un étranger.
Aussi admettrais-je volontiers que la larve, récemment éclose, possède une forme apte aux pérégrinations, et s’introduit, par sa propre activité, dans la cellule de l’hyménoptère, pour en dévorer l’habitant après s’être transfigurée, comme l’exigent les conditions d’une vie maintenant sédentaire ; j’admettrais, en un mot, chez le Myiodite le dimorphisme larvaire. Sa larve primaire aurait le même rôle que celle de l’Anthrax : agile et déliée, elle pénétrerait dans la loge à la faveur de quelque imperceptible fissure.
Tels sont les premiers jalons avec lesquels je peux aujourd’hui déterminer le plan général d’un champ de recherches inexploré jusqu’ici. Quatre cas de dimorphisme larvaire, dans des ordres entomologique variés, deux très circonstanciés, le troisième entrevu et le quatrième fort probable, nous montrent que nous sommes ici en présence d’une loi biologique digne d’investigations ultérieures. Cette loi, j’essayerai de la formuler ainsi :
Quand elle se trouve directement en possession de sa nourriture par les soins de sa mère, – et c’est le cas le plus fréquent, – la larve, dont l’unique fonction est de s’alimenter et de s’accroître, naît avec la forme qu’elle doit posséder jusqu’à la nymphose, la forme de consommation. Mais il arrive aussi qu’au sortir de l’œuf, le jeune ver ait à lutter, d’une manière ou de l’autre, pour trouver les vivres et les acquérir. Il revêt alors une forme transitoire, la forme d’acquisition, qui, vouée à l’abstinence, a pour rôle unique d’entrer en possession du manger. Cela fait, d’acquéreur militant devenu tranquille consommateur, le ver se transforme. Le premier état est celui que j’ai désigné sous le nom de larve primaire ; et le second, sous le nom de larve secondaire. L’hypermétamorphose débute par le dimorphisme.