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Le genre d’hyménoptères que j’inscris en tête de ce chapitre n’a pas, que je sache, bien fait parler de lui jusqu’ici. Ses annales se réduisent à des diagnoses systématiques, très pauvre lecture. Les peuples heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire. Je le reconnais, mais en admettant aussi qu’on peut en avoir une sans cesser d’être heureux. Avec cette conviction que je ne troublerai pas son bien-être, je vais essayer de substituer l’animal vivant et agissant à l’animal empalé dans une boîte à fond de liège.
On l’a décoré d’un nom savant, tiré du grec: tachytès, rapidité, promptitude, vitesse. Le parrain de la bête, on le voit, était frotté de grec ; sa dénomination n’est pas moins malheureuse : voulant nous renseigner par un trait caractéristique, elle nous égare. Que vient faire ici la vitesse ? Pour quel motif une étiquette qui nous met en l’esprit une exceptionnelle vélocité et nous annonce une race de coureurs hors pair ? Pour être d’alertes excavateurs de terriers et d’ardents chasseurs, certes les Tachytes le sont, mais pas mieux qu’une foule d’émules. Ni le Sphex, ni l’Ammophile, ni le Bembex, et tant d’autres, ne s’avoueraient vaincus tant au vol qu’à la course. À l’époque des nids, tout ce petit peuple de chasseurs est d’une étourdissante activité. La qualité de travailleur prompt à l’ouvrage étant commune à tous, nul ne peut s’en prévaloir à l’exclusion des autres.
Si j’avais eu voix délibérative lors de la rédaction des actes de l’état civil, j’aurais proposé pour les Tachytes un nom court, harmonieux, sonore et ne signifiant autre chose que la chose signifiée. Quoi de meilleur, par exemple, que le terme sphex ? L’oreille est satisfaite et l’esprit n’est pas contaminé d’un préjugé, source d’erreurs pour qui débute. J’estime beaucoup moins Ammophile, qui donne pour ami des sables un animal dont les établissements exigent terrain ferme. Enfin s’il m’avait fallu, à tout prix, amalgamer du latin ou du grec en une appellation barbare pour rappeler la dominante de la bête, j’aurais essayé de dire : amateur passionné du Criquet.
L’amour du Criquet, dans son extension générale, l’orthoptère, amour exclusif, intolérant, transmis de père en fils avec une fidélité que les siècles n’altèrent, voilà, oui vraiment voilà ce qui peint le Tachyte avec plus de précision qu’un terme d’hippodrome. L’Anglais a le roastbeef ; le Teuton, la choucroute ; le Russe, le caviar ; le Napolitain, le macaroni ; le Piémontais, la polenta ; le Carpentrassien, le tian. Le Tachyte a le Criquet. Son mets national est aussi celui du Sphex, avec lequel hardiment je l’associerais. La systématique, qui travaille sur des nécropoles et semble fuir les cités vivantes ; tient les deux genres éloignés l’un de l’autre d’après des considérations de nervures alaires et d’articles de palpes.
Au risque de passer pour un hérétique, je les rapproche sur les conseils de la carte du menu.
À ma connaissance, ma région en possède cinq espèces, toutes adonnées au régime de l’orthoptère, – Le Tachyte de Panzer (Tachytes Panzeri, V. der Lind.) ceinturé de rouge à la base du ventre, doit être assez rare. Je le surprends au travail, de temps à autre, sur les talus durcis des chemins et les bords piétinés des sentiers. Il y creuse, à un pouce au plus de profondeur, des terriers isolés l’un de l’autre. Sa proie est un acridien adulte, de moyenne taille, comme en chasse le Sphex à ceintures blanches. La capture de l’un ne serait pas désavouée par l’autre. Appréhendé par les antennes, suivant le rituel des Sphex, le gibier est véhiculé à pied et déposé à côté du nid, la tête tournée vers l’orifice. Le silo, préparé à l’avance, est provisoirement clôturé d’une dalle et de menus graviers pour éviter, pendant l’absence du chasseur, soit l’invasion d’un passant, soit l’obstruction par des éboulis. Pareille précaution est prise par le Sphex à ceintures blanches. Même régime et mêmes usages.
Le Tachyte déblaie l’entrée de la demeure et pénètre seul. Il revient, sort la tête, saisit la proie par les antennes et l’emmagasine en tirant à reculons. À ses dépens, j’ai renouvelé mes malices d’autrefois sur les Sphex. Tandis que le Tachyte est sous terre, j’éloigne le gibier. L’insecte remonte, ne voit rien à sa porte ; il sort et va reprendre son Criquet, qu’il dispose comme la première fois. Cela fait, il rentre seul. En son absence, je recule encore la proie. Nouvelle sortie de l’hyménoptère, qui remet les choses en place, puis s’obstine à descendre toujours seul si répétée que soit l’épreuve. Il lui serait pourtant bien aisé de couper court à mes vexations : il lui suffirait de descendre tout aussitôt avec son gibier, au lieu de l’abandonner un instant sur le seuil de sa porte. Mais fidèle aux usages de sa race, il pratique comme ses ancêtres ont pratiqué, l’antique coutume lui serait-elle fortuitement nuisible. Tout autant que le Sphex à ailes jaunes, que j’ai tant molesté dans ses manipulations de mise en caveau, c’est un conservateur borne, n’oubliant rien, n’apprenant rien.
Laissons-le travailler en paix. Le Criquet disparaît sous terre, et l’œuf est pondu sur la poitrine du paralysé. C’est tout : une pièce pour chaque cellule, pas plus. L’entrée est enfin bouchée, avec des moellons d’abord, qui empêcheront le ruissellement des remblais dans la chambre ; puis avec de la poussière balayée, sous laquelle disparaît tout vestige de l’habitation souterraine. Maintenant c’est fini : le Tachyte ne viendra plus là. D’autres terriers l’occuperont, disséminés au gré de son humeur vagabonde.
Une cellule approvisionnée sous mes yeux le 22 août dans une allée de l’harmas, contenait huit jours après le cocon parachevé. Je n’ai pas recueilli beaucoup d’exemples d’une évolution aussi rapide. Ce cocon rappelle, pour la forme et la contexture, celui des Bembex. Il est dur et minéralisé, c’est-à-dire que sa trame de soie disparaît dans une épaisse incrustation de sable. Cette œuvre composite me paraît caractéristique du genre, du moins je la retrouve chez les trois espèces dont les cocons me sont connus. Si par le régime les Tachytes tiennent de près aux Sphex, ils s’en éloignent donc par l’industrie des larves. Les premiers sont des ouvriers en mosaïque, incrustant le sable dans un réseau de soie ; les seconds ourdissent la soie pure.
De taille moindre et costumé de noir avec des galons de duvet argenté sur le bord des segments abdominaux, le Tachyle tarsier (Tachytes tarsina, Lep.)3 fréquente en colonies assez populeuses les corniches de grès tendre. Août et septembre sont l’époque de ses travaux. Ses terriers, très rapprochés l’un de l’autre quand se présente un filon d’exploitation facile, permettent ample récolte de cocons une fois que le gîte est trouvé. Dans telle sablonnière du voisinage, à parois verticales, visitées du soleil, il m’est arrivé d’en cueillir le plein creux de la main en une courte séance. Ils ne diffèrent des cocons de la précédente espèce que par des dimensions moindres. Les provisions consistent en jeunes acridiens, de 6 à 12 millimètres de longueur. L’insecte adulte, comme trop dur sans doute pour le faible ver, est banni de l’assortiment en venaison. Toutes les pièces consistent en larves de Criquet, dont les ailes naissantes laissent le dos à nu et font songer aux courtes basques de quelque jaquette étriquée. Petit pour être plus tendre, le gibier est multiple pour suffire aux besoins. Je compte de deux à quatre pièces par cellule. Le moment venu, nous nous informerons des causes de ces différences dans les rations servies.
Le Tachyte manticide4 porte l’écharpe rouge comme son collègue le Tachyte de Panzer. Je ne le crois pas très répandu. J’ai fait sa connaissance dans les bois de Sérignan, où il habite ou plutôt habitait – car je crains d’avoir dépeuplé, détruit même la bourgade par mes fouilles répétées – où il habitait, dis-je, un de ces monticules de sable fin que le vent amoncelle contre les massifs de romarin. En dehors de cette bourgade, je ne l’ai plus revu. Son histoire, riche de faits, sera donnée avec tous les développements qu’elle mérite. Je me borne pour le moment à mentionner ses provisions, qui consistent en larves de Mantiens, avec prédominance de la Mante religieuse. Mes relevés dénombrent de trois à seize pièces par cellule. Encore des rations très inégales dont il conviendra de rechercher les motifs.
Que dirai-je du Tachyte noir (Tachytes nigra, Van der Lind) que je n’aie déjà dit dans l’histoire du Sphex à ailes jaunes ? J’y relate ses démêlés avec le Sphex, dont il me paraît avoir usurpé le terrier ; je le montre traînant dans les ornières des chemins un Grillon paralysé, saisi par les cordages de traction, les antennes ; je parle de ses hésitations, qui font soupçonner un vagabond sans domicile, et enfin de son abandon du gibier, dont il semble à la fois satisfait et embarrassé. Sauf le litige avec le Sphex, événement unique dans mes archives d’observateur, j’ai revu tout le reste à bien des reprises, mais jamais plus ; Le Tachyte noir, quoique le plus fréquent de tous dans mon voisinage, est toujours une énigme pour moi. J’ignore sa demeure, sa larve, son cocon, ses actes de famille. Tout ce que je peux affirmer, d’après la proie invariable qu’on le surprend à traîner, c’est qu’il doit nourrir ses larves avec le même Grillon non adulte que le Sphex à ailes jaunes choisit pour les siennes.
Est-il braconnier, pillard du bien d’autrui ; est-il chasseur en règle ? Mes soupçons persistent, bien que je sache quelle réserve il faut mettre dans ses soupçons. J’avais autrefois des doutes sur le Tachyte de Panzer, auquel je reprochais une proie qu’aurait pu réclamer le Sphex à ceintures blanches. Aujourd’hui je n’en ai plus : c’est un honnête travailleur, son gibier est bien le produit de sa chasse. En attendant que la vérité se dévoile et que mes suspicions soient écartées, j’achève le peu que je sais sur son compte en notant que le Tachyte noir passe l’hiver sous la forme adulte et libéré de sa loge. Il hiverne, à la manière de l’Ammophile hérissée. Dans les chauds abris, à petits talus verticaux et dénudés, chéris des hyménoptères, je suis sûr de le rencontrer à tout moment de l’hiver, pour peu que j’exploite la nappe terreuse, criblée de corridors. Je l’y trouve blotti, un par un, dans la tiède étuve de quelque fond de galerie. Si la température est douce et le ciel net, il sort de sa retraite en janvier et février, et vient sur la façade prendre un bain de soleil, s’informer si le printemps s’avance. Quand l’ombre arrive et que la chaleur décline, il rentre dans ses quartiers d’hiver.
Le Tachyte anathème (Tachytes anathema, Van der Lind), le géant de sa race, presque aussi grand que le Sphex languedocien, et comme lui décoré de l’écharpe rouge à la base du ventre, est le plus rare parmi tous ses congénères. Je ne l’ai rencontré que quatre ou cinq fois, par individus isolés, et toujours dans des circonstances qui nous renseigneront sur la nature de son gibier avec une probabilité bien voisine de la certitude. L’insecte chasse sous terre comme le font les Scolies. En septembre, je le vois pénétrer dans le sol rendu meuble par une légère et récente pluie ; le mouvement de la terre bouleversée me rend sensible sa progression souterraine. C’est la taupe, labourant une prairie à la recherche de son ver blanc. Il sort plus loin, presque à un mètre de distance du point d’entrée. Ce long trajet sous terre lui a coûté quelques minutes à peine.
Est-ce de sa part puissance extraordinaire de fouille ?
Nullement : le Tachyte anathème est un vigoureux mineur, sans doute, mais après tout non capable de pareil travail en si bref délai. Si le laboureur souterrain est si prompt, c’est que le sillon suivi a été déjà tracé par un autre. La piste est toute préparée. Décrivons-la, car elle est nettement accusée avant l’intervention de l’hyménoptère.
À la surface du sol, sur une longueur d’une paire de pas au plus, court un cordon sinueux, un bourrelet de terre crevassée, de la largeur du doigt à peu près. De ce cordon se détachent, de droite et de gauche, des ramifications beaucoup plus courtes, irrégulièrement distribuées. Il ne faut pas être grand clerc en entomologie pour reconnaître dès le premier coup d’œil, dans ces bourrelets de terre soulevée, la piste d’une Courtilière, la taupe des insectes. C’est elle qui, à la recherche d’une racine à sa convenance, a pratiqué le sinueux tunnel, avec galeries d’investigation greffées de part et d’autre sur la voie principale. Le passage est donc libre ou tout au plus gêné par quelques éboulis dont le Tachyte aura facilement raison. Ainsi s’explique sa rapide visite sous terre.
Mais que va-t-il faire là, toujours là dans les quelques observations que le hasard m’a values ? Une excursion souterraine ne serait pas du goût de l’hyménoptère si elle était sans but. Et ce but est certainement la recherche d’un gibier pour ses larves. La conclusion s’impose : le Tachyte anathème, qui explore les galeries de la Courtilière, donne à ses larves, pour nourriture, cette même Courtilière. Très probablement la pièce choisie est jeune, car l’animal adulte serait trop volumineux. D’ailleurs à cette considération de quantité s’adjoint la considération de qualité. Les chairs jeunes et tendres sont fort appréciées, comme en témoignent le Tachyte tarsier, le Tachyte noir et le Tachyte manticide, qui tous les trois choisissent venaison non encore rendue coriace par l’âge. Il va de soi qu’aussitôt le chasseur issu de terre, je me mettais à fouiller la piste. La Courtilière n’était plus là. Le Tachyte était venu trop tard, et moi aussi.
Eh bien ! Avais-je raison de définir le Tachyte par sa passion du Criquet ! Quelle constance dans les règles gastronomiques de la race ! Et puis quel tact pour varier la venaison sans sortir de l’ordre des Orthoptères ! Qu’ont de commun, dans leur aspect général, l’acridien, le Grillon, la Mante religieuse, la Courtilière ? Mais absolument rien. Nul d’entre nous, s’il est étranger aux délicates associations que dicte l’anatomie, ne s’aviserait de les classer ensemble. Le Tachyte, lui, ne s’y trompe pas. Guidé par son instinct, émule de la science d’un Latreille, il réunit le tout.
Cette taxonomie instinctive devient plus surprenante encore si l’on considère la variété des pièces amassées dans un même terrier. Le Tachyte manticide, par exemple, fait gibier indistinctement de tous les mantiens qui se trouvent dans son voisinage. Je lui en vois emmagasiner trois, les seuls du reste que je connaisse dans ma région. Ce sont : la Mante religieuse (Mantis religiosa, Lin.), la Mante décolorée (Ameles decolor, Charp.) et l’Empuse appauvrie (Empusa pauperata, Latr.) La prédominance en nombre dans les cellules du Tachyte appartient à la Mante religieuse ; au second rang est la Mante décolorée. L’Empuse, relativement rare sur les broussailles des environs, est rare aussi dans les magasins de l’hyménoptère ; sa présence néanmoins s’y répète assez pour démontrer que le chasseur sait apprécier la valeur de cette pièce quand il en fait rencontre. Les trois gibiers sont à l’état de larve, aux ailes rudimentaires. Leurs dimensions, assez variables, oscillent entre 10 et 20 millimètres.
La Mante religieuse est d’un vert gai ; elle a le prothorax allongé et la démarche alerte. L’autre est d’un gris cendré. Son prothorax est court, et sa démarche lourde. La coloration ne guide donc pas le chasseur, non plus que l’allure. Le vert et le gris, le prompt et le lent, ne peuvent mettre sa perspicacité en défaut, Pour lui, malgré des aspects bien différents, les deux pièces sont des Mantes. Et il a raison.
Mais que dire de l’Empuse ? Le monde des insectes n’a pas, dans nos pays, de créature plus bizarre. Les enfants, insignes nomenclateurs pour décerner à l’animal un nom qui fasse image, l’appellent ici le Diablotin. C’est un spectre, en effet, un diabolique fantôme digne du crayon d’un Callot. Il n’y a pas mieux dans l’extravagante mêlée de la tentation de saint Antoine. Son ventre aplati, découpé sur les bords en festons, se relève en un arc de volute ; sa tête conique a pour cimier deux larges cornes divergentes, pareilles à des dagues ; son fin visage pointu, qui sait regarder de côté, conviendrait à la malice de quelque Méphistophélès ; ses longues pattes ont aux jointures des appendices lamelleux comme en portaient, aux coudes, les brassards des anciens preux. Hautement hissé sur les échasses des quatre pattes postérieures, l’abdomen convoluté, le thorax relevé droit, et les pattes d’avant, traquenard de bataille, repliées contre la poitrine, mollement il se balance, il se dandine sur le bout d’un rameau.
Qui le voit pour la première fois dans sa pose fantastique tressaute de surprise. Le Tachyte n’a pas de ces frayeurs. S’il l’aperçoit, il l’appréhende au col et le poignarde. Ce sera régal pour les siens. Comment fait-il pour reconnaître dans ce spectre le proche parent de la Mante religieuse ? Lorsque de fréquentes expéditions de chasse l’ont familiarisé avec cette dernière et que brusquement, dans ses battues, il fait rencontre du diablotin, comment est-il averti que l’étrange trouvaille est encore une pièce excellente pour son garde-manger ? À cette question, je le crains, ne sera jamais donnée valable réponse. D’autres giboyeurs nous ont déjà proposé l’énigme, d’autres nous la proposeront. J’y reviendrai, non pour la résoudre, mais pour en montrer encore davantage la ténébreuse profondeur. Achevons d’abord l’histoire du Tachyte manticide.
La colonie, sujet de mes observations, est établie dans une dune de sable fin que j’avais entaillée moi-même une paire d’années avant pour exhumer quelques larves de Bembex. Les entrées des demeures du Tachyte s’ouvrent sur le petit talus vertical de la section. Au commencement de juillet, les travaux sont en pleine activité. Ils doivent déjà dater d’une paire de semaines, car je trouve des larves très avancées, ainsi que des cocons récents. Il y a là, fouillant le sable ou revenant d’expédition avec leur butin, une centaine de femelles, dont les terriers, fort rapprochés l’un de l’autre, embrassent à peine la superficie d’un mètre carré. Ce bourg, de faible étendue, et néanmoins de population dense, nous montre le sacrificateur de Mantes sous un aspect moral que ne partage pas le sacrificateur d’acridiens, le Tachyte de Panzer, qui lui ressemble tant pour le costume. Bien que livré à des travaux individuels, le premier recherche la société de ses pareils comme le font certains Sphex ; le second s’établit solitaire, à l’exemple de l’Ammophile. Ni la forme, ni le genre d’occupation ne décident de la sociabilité.
Voluptueusement tapis au soleil, sur le sable, au pied du talus, les mâles attendent les femelles, pour les lutiner au passage. Ardents amoureux mais de pauvre prestance. Leurs dimensions linéaires ne sont guère que la moitié de celles de l’autre sexe, ce qui correspond à un volume huit fois moindre. À quelque distance, ils paraissent coiffés d’une sorte de turban à couleur voyante. De près, cette coiffure est reconnue pour les yeux, qui sont volumineux, d’un vif jaune citron et font presque le tour de la tête.
Sur les dix heures du matin, quand la chaleur commence à devenir intolérable pour l’observateur, le va-et-vient est continuel entre les terriers et les touffes de gazon, d’immortelles, de thym et d’armoise, qui, dans un rayon de peu d’étendue, sont les domaines de chasse du Tachyte. Le trajet est si court, que l’hyménoptère apporte son gibier au vol, le plus souvent d’un seul essor. Il le tient par l’avant, précaution fort judicieuse et favorable à la rapide entrée en magasin, car alors les pattes de la Mante s’allongent en arrière suivant l’axe du corps, au lieu de se replier, de se couder en saillies transversales, dont la résistance, dans une étroite galerie, serait difficultueusement surmontée. La longue proie pendille sous le chasseur, toute flasque, inerte, paralysée. Le Tachyte, toujours volant, prend pied sur le seuil de son domicile, et aussitôt, contrairement aux us du Tachyte de Panzer, entre avec sa proie, qui traîne derrière lui. Il n’est pas rare qu’un mâle survienne au moment de l’arrivée de la mère. Des rebuffades l’accueillent. C’est le moment de travailler et non de s’ébaudir. Le rebuté reprend au soleil son poste de guet ; la ménagère emmagasine.
Mais ce n’est pas toujours sans encombre. Que je raconte une des mésaventures de l’approvisionnement. Il y a, dans le voisinage des terriers, une plante qui prend les insectes à la glu. C’est le Silène de Porto (Silen Portensis), curieux végétal, ami des dunes maritimes et qui, originaire du Portugal, comme son nom sembleraient l’indiquer, s’aventure à l’intérieur des terres jusque dans ma région, où il représente peut-être un survivant de la flore littorale de l’antique mer pliocène. La mer a disparu ; quelques-uns des végétaux de son rivage sont restés. Ce Silène porte dans la plupart de ses entre-nœuds, tant des ramifications que de la tige principale, un anneau visqueux de la largeur de 1 à 2 centimètres, brusquement délimité en haut et en bas. L’enduit de glu est d’un brun clair. Sa viscosité est telle que le moindre contact suffit pour retenir l’objet. J’y trouve pris des moucherons, des aphidiens, des fourmis, des semences à aigrettes envolées des capitules des chicoracées. Un Taon, de la grosseur de la mouche bleue de la viande, donne dans le piège sous mes yeux. À peine posé sur le dangereux reposoir, le voilà pris par les tarses postérieurs. Le diptère violemment se démène au vol ; il ébranle de la cime à la base la fluette plante. S’il dégage les tarses d’arrière, il reste englué par les tarses d’avant ; et c’est à recommencer. Je doutais de la possibilité de sa délivrance, quand, après un bon quart d’heure de lutte, il est parvenu à se dépêtrer.
Mais où le Taon a passé, le moucheron demeure. Demeurent aussi l’aphidien ailé, la fourmi, le moustique et tant d’autres parmi les petits. Que fait la plante de ses captures ? À quoi bon ces trophées de cadavres appendus par l’aile ou par la patte ? L’oiseleur végétal, aux cimeaux englués, tire-t-il profit de ces agonies ? Un darwiniste, reportant son esprit aux plantes carnivores, nous l’affirmerait. Quant à moi, Je n’en crois pas un traître mot. Le Silène de Porto se cercle de bandes visqueuses. Pourquoi ? Je l’ignore. Des insectes se prennent à ces pièges. De quelle utilité sont-ils pour la plante ? Mais d’aucune, et c’est tout. Je laisse à d’autres, plus audacieux, la fantaisie de prendre ces exsudations annulaires pour un liquide digestif, qui réduirait en purée les moucherons capturés et les ferait servir à la nutrition du Silène. Seulement, je les avertis que les englués, au lieu de se résoudre en bouillie, se dessèchent très inutilement au soleil.
Revenons au Tachyte, dupe lui aussi du piège végétal. D’un essor brusque, un chasseur survient avec sa proie longuement pendante. Il rase de trop près les gluaux du Silène. Voilà la Mante retenue par le ventre. Toujours au vol, pendant vingt minutes au moins, l’hyménoptère tire à lui, tire toujours, tire pour vaincre la cause de l’arrêt et dégager le gibier. La méthode de traction, continuation de l’essor, n’aboutit pas, et aucune autre n’est essayée. Enfin l’animal se lasse ; il abandonne le Mante appendue au Silène.
C’était le moment ou jamais de faire intervenir cette petite lueur de raison que Darwin accorde si généreusement à la bête. Ne pas confondre, s’il vous plaît, raison avec intelligence, comme on le fait trop souvent. Je nie l’une, et l’autre est incontestable, dans de très modestes limites. C’était, dis-je, le moment de raisonner un peu, de s’informer de la cause de l’arrêt et d’attaquer la difficulté en ses origines. Pour le Tachyte, la chose était des plus simples. Il lui suffisait de happer la pièce par la peau du ventre directement au-dessus du point englué et de tirer à lui, au lieu de persévérer dans son élan sans dessaisir le col. Si simple que fût le problème mécanique, l’animal s’est trouvé dans l’impuissance de le résoudre, parce qu’il n’a pas su remonter de l’effet à la cause, parce qu’il n’a pas même soupçonné que l’arrêt eût une cause.
Des Fourmis affriandées par du sucre et habituées à la voie d’une passerelle pour se rendre au dépôt, sont invinciblement empêchées quand le pont est coupé d’un léger vide. Il leur suffirait de quelques grains de sable pour combler l’abîme et rétablir le passage. Elles n’y songent pas un instant, elles terrassières vaillantes qui savent élever des monticules de déblais. Nous obtiendrons d’elles un cône énorme de terre, ouvrage instinctif ; nous n’obtiendrons jamais la juxtaposition de trois grains de poussière, ouvrage raisonné. Pas plus que le Tachyte, la Fourmi ne raisonne.
Élevé en domesticité et mis en présence de son écuelle garnie, le Renard, la bête aux mille ruses, se borne à peser de toute sa force sur l’attache qui le maintient à un pas ou deux de la pitance. Il tire comme le fait le Tachyte, se dépense en vains efforts, puis se couche, son petit regard oblique fixé sur l’écuelle. Que ne se retourne-t-il ? Allongeant d’autant son rayon, il atteindrait le mets de la patte postérieure et l’amènerait à lui. L’idée ne lui en vient pas. Encore un dépourvu de raison.
L’ami Bull, mon chien, n’est pas mieux doué, malgré son titre de candidat à l’humanité. Dans nos courses à travers bois, il lui arrive d’être pris par la patte à quelque lacet en fil d’archal tendu aux lapins. À la manière du Tachyte, obstinément il tire, et ne serre le nœud que plus fort. Il faut que je le délivre quand il ne parvient pas lui-même à rompre le fil par la violence de la traction. – Pour sortir, lorsque les deux battants de la porte sont entre-bâillés, il se borne à introduire le museau, à la manière d’un coin, dans le jour trop étroit. Il va de l’avant, il pousse dans le sens de ses désirs. Sa naïve méthode de chien a un résultat immanquable : les deux battants, refoulés, ne font que se fermer davantage. De la patte, il lui serait aisé de ramener l’un d’eux devers lui, ce qui ferait bâiller le passage ; mais ce serait un mouvement de recul, contraire aux naturelles impulsions. Aussi il n’y songe. Encore un qui ne raisonne pas.
Le Tachyte, qui s’opiniâtre à tirailler sa Mante engluée et méconnaît tout autre moyen de l’arracher au piège du Silène, nous montre l’hyménoptère sous un jour peu flatteur. Quel pauvre intellect ! L’animal n’en devient que plus merveilleux quand on considère ses hauts talents d’anatomiste. Bien des fois j’ai insisté sur l’incompréhensible science de l’instinct ; j’y reviens au risque de me répéter. L’idée est comme le clou : on ne l’enfonce que par des chocs multipliés. Frappant et frappant encore, j’espère la faire pénétrer dans les cervelles les plus réfractaires. Cette fois j’attaquerai le problème à rebours, c’est-à-dire que je laisserai d’abord la parole au savoir humain, et que j’interrogerai ensuite le savoir de l’insecte.
La structure externe de la Mante religieuse suffirait, à elle seule, pour nous renseigner sur la disposition des centres nerveux que le Tachyte doit léser afin d’obtenir la paralysie de la victime, destinée à être dévorée vivante mais inoffensive. Un prothorax étroit et fort long sépare la paire de pattes antérieures des deux paires postérieures. Donc en avant un ganglion isolé ; et en arrière, à un centimètre environ de distance, deux ganglions rapprochés l’un de l’autre. L’autopsie confirme en plein ces prévisions. Elle montre trois ganglions thoraciques assez volumineux, disposés entre eux comme le sont les pattes. Le premier, animant les pattes antérieures, est disposé en face de leur base. C’est le plus gros des trois. C’est aussi le plus important car il préside à l’arme de la bête, aux deux bras vigoureux, dentelés en scie et terminés par un harpon. Les deux autres, distants du premier de toute la longueur du prothorax, font face, chacun, à la naissance des pattes correspondantes, et par conséquent sont très rapprochés entre eux. Au delà viennent les ganglions abdominaux, que je passe sous silence, l’insecte opérateur n’ayant pas à s’en préoccuper. Les mouvements du ventre, simples pulsations, n’ont rien de périlleux.
Maintenant raisonnons un peu pour la bête non raisonnable. Le sacrificateur est faible ; la victime est relativement puissante. Trois coups de bistouri doivent abolir tout mouvement offensif. Quel sera le premier ? En avant est une vraie machine de guerre, une paire de fortes cisailles à mâchoires dentelées. Que le bras se replie sur l’avant-bras, et l’imprudent, serré entre les deux lames de scie, sera dilacéré ; atteint par le croc terminal, il sera éventré. Cette féroce machine, voilà le gros danger, voilà ce qu’il faut maîtriser tout d’abord, au risque de la vie ; le reste presse moins. Le premier coup de stylet, prudemment dirigé, s’adresse donc aux pattes ravisseuses, qui mettent en danger le vivisecteur lui-même. Et surtout pas d’hésitation. Il faut à l’instant frapper juste, sinon le victimaire périt happé par les cisailles. Les deux autres paires de pattes n’ont rien de périlleux pour l’opérateur, qui pourrait les négliger s’il n’avait à veiller qu’à sa propre sécurité ; mais le chirurgien travaille en vue de l’œuf, auquel est nécessaire la complète immobilité des vivres. Leurs centres d’innervation seront donc aussi poignardés, avec le loisir que maintenant permet la Mante mise hors de combat. Ces pattes, ainsi que leurs foyers nerveux, sont très reculées en arrière du premier point d’attaque. Il y a là un long intervalle neutre, celui du prothorax, où il est fort inutile de plonger le dard. Cet intervalle, il faut le franchir ; il faut, par un recul concordant avec les secrets de l’anatomie interne, atteindre le deuxième ganglion, et puis son voisin, le troisième. En somme, la pratique chirurgicale se formule de la sorte : premier coup de lancette en avant ; recul considérable, d’un centimètre environ ; enfin deux coups de lancette en deux points très rapprochés. Ainsi parle la science de l’homme ; ainsi conseille la raison, guidée par la structure anatomique. Cela dit, assistons à la pratique de la bête.
Rien de difficultueux pour voir le Tachyte opérer en notre présence : il suffit de recourir à la méthode de substitution, qui m’a rendu déjà tant de services, c’est-à-dire d’enlever sa proie au chasseur et de lui donner aussitôt, en échange, une Mante vivante, à peu près de même taille. Cette substitution est impraticable avec la plupart des Tachytes, qui atteignent d’un seul essor le seuil de leur demeure et disparaissent aussitôt sous terre avec leur gibier. De fortune, quelques-uns, de loin en loin, harassés peut-être par leur fardeau, s’abattent à une petite distance du terrier, ou même laissent choir leur proie. Je profile de ces rares occasions pour assister au drame.
L’hyménoptère dépossédé reconnaît aussitôt, à la fière contenance de la Mante substituée, qu’il ne s’agit plus d’enlacer et d’enlever une pièce inoffensive. Son essor, jusque-là muet, devient bourdonnement, peut-être pour en imposer ; son vol est un mouvement oscillatoire très rapide, toujours à l’arrière du gibier. C’est le va-et-vient accéléré d’un pendule, qui oscillerait sans fil de suspension. La Mante cependant se dresse, audacieuse, sur les quatre pattes ambulatoires ; elle relève la moitié antérieure du corps, ouvre, ferme, ouvre encore ses cisailles, et les présente menaçantes à l’ennemi ; par un privilège que ne partage aucun autre insecte, elle tourne la tête de ce côté-ci et de ce côté-là, comme nous le faisons en regardant par-dessus les épaules ; elle fait face à l’assaillant, prête à la riposte de quelque part que vienne l’attaque. C’est la première fois que j’assiste à pareille audace défensive. Qu’adviendra-t-il de tout cela ?
L’hyménoptère continue d’osciller en arrière pour éviter la redoutable machine à saisir ; puis brusquement, lorsqu’il juge la Mante déroutée par la rapidité de ses manœuvres, il s’abat sur le dos de la bête, saisit le col avec les mandibules, enlace le thorax avec les pattes, et donne à la hâte un premier coup d’aiguillon en avant, à la naissance des pattes ravisseuses. Succès complet ! Les mortelles cisailles retombent, impuissantes. L’opérateur se laisse alors glisser comme le long d’un mât, il recule sur le dos de la Mante, et descend un petit travers de doigt plus bas, s’arrête et paralyse, cette fois sans se presser, les deux paires de pattes postérieures. C’est fini : l’opérée gît immobile ; seuls les tarses frémissent, agités des dernières convulsions. Le sacrificateur un moment se brosse les ailes, se lustre les antennes en les passant dans la bouche, signe habituel du calme revenu après les émotions de la lutte ; il happe le gibier par le col, l’enlace et l’emporte.
Qu’en dites-vous ? l’accord n’est-il pas admirable entre la théorie du savant et la pratique de la bête ? Ce que l’anatomie et la physiologie font prévoir, l’animal ne l’accomplit-il pas à la perfection ? L’instinct, attribut gratuit, inspiration inconsciente, rivalise avec le savoir, acquisition si coûteuse. Ce qui me frappe le plus, c’est le brusque recul après le premier coup de dard. L’Ammophile hérissée, opérant sa chenille, recule elle aussi, mais progressivement, d’un anneau à l’autre. Sa chirurgie compassée pourrait trouver un semblant d’explication dans quelque uniformité mécanique. Avec le Tachyte et la Mante, ce mesquin argument nous échappe. Ici plus de coups de lancette régulièrement distribués ; au contraire, une dissymétrie de méthode opératoire, inconcevable si l’organisation du patient ne lui sert pas de guide. Le Tachyte sait donc où gisent les centres nerveux de sa proie ; où pour mieux dire, il se comporte comme s’il le savait.
Cette science qui s’ignore, lui et sa race ne l’ont pas acquise par des essais perfectionnés d’âge en âge, et par des habitudes transmises d’une génération à l’autre. Il est impossible, cent fois et mille fois je l’affirmerais, il est absolument impossible de s’essayer et de faire un apprentissage dans un art où l’on est perdu si l’on ne réussit du premier coup. Que me parlez-vous d’atavisme, de petits succès grandissant par héritage, lorsque le novice, dirigeant mal son arme, serait broyé dans le traquenard à double scie et deviendrait la proie de la féroce Mante. Le pacifique Criquet manqué proteste contre l’attaque par quelques ruades ; la Manie carnivore, qui fait régal d’hyménoptères autrement vigoureux que le Tachyte, protesterait en mangeant le maladroit ; le gibier consommerait le chasseur, excellente capture. Le métier de paralyseur de Mantes est des plus périlleux et ne comporte pas de demi-succès ; il faut y exceller dès la première fois sous peine de périr. Non, l’art chirurgical du Tachyte n’est pas un art acquis. D’où lui vient-il donc, sinon de la science universelle en qui tout s’agite et tout vit !
Que se passerait-il si en échange de sa Mante religieuse, je donnais au Tachyte une jeune Sauterelle ? Dans mes éducations à domicile, j’ai déjà reconnu que les larves s’accommodent très bien de pareille nourriture ; aussi je m’étonne que la mère, imitant en cela le Tachyte tarsier, ne serve à sa famille des brochettes de Criquets au lieu de la dangereuse proie qu’elle a choisie. Le régime serait au fond le même, et les terribles cisailles ne seraient plus un danger. Avec pareil patient, la méthode opératrice resterait-elle la même ; y aurait-il là encore un brusque recul après le premier coup de stylet sous le col ; ou bien le vivisecteur modifierait-il son art en le conformant à la nouvelle organisation nerveuse ?
Cette seconde alternative n’a pour elle aucune probabilité. Ce serait extravaguer que de s’attendre à voir le paralyseur varier le nombre et la distribution des blessures suivant le genre de la victime. Supérieurement expert dans le travail qui lui est dévolu, l’insecte ne sait rien au delà. La première alternative semble présenter quelques chances et mérite l’expérimentation.
Je présente au Tachyte, privé de sa Mante, une petite Sauterelle, dont je tronque les pattes postérieures pour éviter les bonds. L’acridien mutilé trottine sur le sable. L’hyménoptère vole un instant autour de lui, jette à l’éclopé un coup d’œil dédaigneux et se retire sans rien essayer. Que la proie offerte soit plus petite ou plus grosse, grise ou verte, courte ou allongée, assez semblable à la Mante ou bien très différente, toutes mes tentatives échouent. Le Tachyte reconnaît à l’instant que ce n’est pas là son affaire, son gibier de famille ; il part sans même honorer mes Criquets d’un coup de mandibules.
Ce refus opiniâtre n’est pas motivé par des raisons gastronomiques : j’ai dit que la larve élevée par mes soins se nourrit de jeunes Sauterelles aussi volontiers que de jeunes Mantes ; entre les deux mets, elle ne paraît pas faire de différence ; la venaison de mon choix et la venaison du choix de sa mère lui profitent pareillement. Si la mère ne fait cas du Criquet, quel pourrait être alors le motif de son refus ? Je n’en vois qu’un : ce gibier, qui n’est pas le sien, lui inspire peut-être des craintes comme tout ce qui est inconnu ; la féroce Mante ne l’émeut pas, le pacifique Criquet l’épouvante. Et puis, surmonterait-elle ses appréhensions, elle ignore comment maîtriser l’acridien, comment surtout l’opérer. À chacun son métier, à chacun sa pratique du dard. Que les conditions changent un peu et ces savants paralyseurs ne savent plus rien faire.
À chacun aussi son art du cocon, art fort variable, où la larve déploie toutes les ressources de ses instincts. Les Tachytes, les Bembex, les Stizes, les Palares et d’autres fouisseurs, édifient des cocons composites, durs comme des noyaux, formés d’une incrustation de sable dans un réseau de soie. Nous connaissons déjà l’ouvrage des Bembex. Je rappellerai que leur larve tisse d’abord, en soie blanche et pure, un sac conique horizontal, largement ouvert, maintenu en place par un lacis de fils qui le fixent aux parois de la loge. J’ai comparé ce sac, à cause de sa forme, à une nasse de pêcheur. Sans quitter ce hamac et allongeant le col par l’orifice, l’ouvrière cueille au dehors un petit monceau de sable, qu’elle emmagasine à l’intérieur du chantier. Choisissant alors les grains un par un, elle les incruste tout autour d’elle dans le tissu du sac et les cimente avec le liquide, aussitôt durci, de ses filières. Quand ce travail est fini, il reste à clore l’habitacle, jusqu’ici béant pour permettre de renouveler la provision de sable à mesure que s’épuise le monceau de l’intérieur. À cet effet, une calotte de soie est tissée sur l’embouchure, et finalement incrustée avec les matériaux que la larve a conservés disponibles.
Le Tachyte construit de tout autre manière, bien que son ouvrage, une fois terminé, ne diffère pas de celui du Bembex. La larve s’entoure d’abord, par le milieu du corps à peu près, d’une ceinture de soie que de nombreux fils, très irrégulièrement distribués, maintiennent en place et relient aux parois de la cellule. Du sable est amassé, à la portée de l’ouvrière, sur cet échafaudage général. Alors commence le travail de maçonnerie à petit appareil ; les moellons sont les grains de sable, le ciment est la sécrétion de la filière. La première assise est déposée sur le bord antérieur de l’anneau de suspension. Le circuit achevé, une autre assise de grains agglutinés par le liquide à soie, est élevée sur le bord durci de ce qui vient d’être fait. Ainsi procède l’œuvre par couches annulaires, édifiées bout à bout, jusqu’à ce que le cocon, ayant acquis la moitié de sa longueur réglementaire, s’arrondisse en calotte et finalement se ferme. Avec son mode de construction, la larve du Tachyte me rappelle le maçon construisant une cheminée ronde, une étroite tourelle dont il occupe le centre. Tournant autour de lui et disposant les matériaux placés sous sa main, il s’enveloppe peu à peu de son étui de maçonnerie. Pareillement s’enveloppe l’ouvrière en mosaïque. Pour construire la seconde moitié du cocon, la larve se retourne et bâtit de la même façon à l’autre bord de l’anneau initial. En trente-six heures environ, la solide coque est achevée.
Je trouve quelque intérêt à voir le Bembex et le Tachyte, deux travailleurs d’un même corps de métier, employer des méthodes si différentes pour arriver au même résultat. Le premier tisse d’abord une nasse de soie pure, à l’intérieur de laquelle les grains de sable sont ensuite incrustés ; le second, architecte plus hardi, fait économie de l’enceinte de soie, se borne à une ceinture de suspension et bâtit assise par assise. Les matériaux, de construction sont les mêmes : le sable et la soie ; le milieu où travaillent les deux ouvriers est le même : une loge dans le sable aréneux ; et cependant chacun des constructeurs a son art particulier, son devis, sa pratique.
Pas plus que le milieu habité et les matériaux employés, le genre de nourriture n’a d’influence sur le talent de la larve. La preuve nous en est fournie par le Stize ruficorne, autre constructeur de cocons en grains de sable cimentés par de la soie. Le robuste hyménoptère creuse ses terriers dans le grès tendre. Comme le Tachyte manticide, il chasse les divers Mantiens de la région, avec prédominance de la Mante religieuse ; seulement sa forte taille les réclame plus développés sans avoir atteint néanmoins les dimensions et la forme de l’adulte. Il en met de trois à cinq par cellule.
Pour la solidité et le volume, son cocon rivalise avec celui des plus gros Bembex ; mais il en diffère, à première vue, par un caractère singulier dont je ne connais pas d’autre exemple. Sur le flanc de la coque, de partout régulièrement nivelée, fait hernie un grossier bourrelet, petite motte de sable agglutiné. À cette protubérance se reconnaît tout de suite, parmi tous les cocons de même nature, l’ouvrage du Stize ruficorne.
L’origine nous en sera expliquée par la méthode que la larve suit dans la construction de son coffre-fort. Au début, un sac conique de soie blanche et pure est tissé ; on dirait la nasse initiale des Bembex ; seulement ce sac a deux ouvertures, l’une très ample en avant, l’autre très étroite sur le côté. Par l’ouverture antérieure, le Stize s’approvisionne de sable à mesure qu’il le dépense en incrustations à l’intérieur. Ainsi se fortifie le cocon, et puis s’édifie la calotte qui le ferme. Jusque-là, c’est exactement le travail du Bembex. Voilà l’ouvrière enclose, travaillant à perfectionner l’intérieur de la paroi. Pour ces retouches finales, un peu de sable lui est encore nécessaire. Elle le puise dehors au moyen de l’ouverture qu’elle a eu soin de ménager sur le coté de son édifice, lucarne étroite, juste suffisante au passage de son col délié. Les provisions rentrées, cet orifice accessoire, dont il n’est fait usage qu’aux derniers moments, se clôt avec une bouchée de mortier, refoulée de dedans en dehors. Ainsi se forme l’irrégulier mamelon qui fait saillie sur le flanc de la coque.
Pour aujourd’hui, je ne m’étendrai pas davantage sur le Stize ruficorne ; sa biographie développée serait hors de propos dans ce chapitre. Je me borne à mentionner sa méthode de constructeur en coffres-forts pour la mettre en parallèle avec celle des Bembex et surtout celle du Tachyte, consommateur, comme, lui, de Mantes religieuses. De ce parallèle, il me semble résulter que les conditions d’existence où l’on voit aujourd’hui l’origine des instincts, genre de nourriture, milieux où se passe la vie larvaire, matériaux disponibles pour une enceinte défensive, et autres motifs que le transformisme est dans l’usage d’invoquer, n’influent réellement en rien sur l’industrie de la larve. Mes trois architectes en cocons de sable agglutiné, alors même que toutes les conditions sont les mêmes, jusqu’à la nature des vivres, adoptent des moyens différents pour exécuter œuvre identique. Ce sont des ingénieurs non sortis de la même école, non élevés dans les mêmes principes, bien que l’enseignement des choses soit pour tous à peu près pareil. Le chantier, le travail, les vivres n’ont pas déterminé l’instinct. C’est l’instinct qui leur est antérieur, imposant la loi au lieu de la subir.
La meilleure, à mon sens, est celle-ci : chasseur de mantes. Avec ce renseignement, impossible de se méprendre sur l’insecte, dans ma région bien entendu. J’ajoute que l’insecte est noir, avec les deux premiers serments abdominaux, les jambes et les tarses d’un rouge ferrugineux. Revêtu de la même livrée et beaucoup plus petit que la femelle, le mâle est remarquable par ses yeux d’un beau jaune citron, à l’état frais. La longueur est d’une douzaine de millimètres pour la femelle, et de 7 millimètres pour le mâle.