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Lorsqu’il formulait son célèbre aphorisme : Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es, Brillat-Savarin ne se doutait certes pas de l’éclatante confirmation apportée à son dire par le monde entomologique. Le gastrosophe ne parlait que des caprices culinaires de l’homme rendu difficile par les douceurs de la vie ; mais il aurait pu, dans un ordre d’idées plus sévère, amplement généraliser sa formule et l’appliquer aux mets si variables suivant la latitude, le climat, les mœurs ; il aurait dû surtout tenir compte de l’âpre réalité du vulgaire, et peut-être qu’alors son idéal de valeur morale se fût trouvée plus souvent devant une écuelle de pois chiches que devant une terrine de foie gras. N’importe : son aphorisme, simple boutade de gourmet, devient une vérité magistrale, si nous oublions le luxe de la table pour nous informer de ce que mange le petit monde grouillant autour de nous.
À chacun sa pâtée. La Piéride du chou a pour nourriture du jeune âge la feuille sinapisée des crucifères ; le Ver-à-soie dédaigne toute verdure autre que celle du mûrier. Il faut au Sphinx de l’euphorbe le caustique laitage des tithymales ; à la Calandre, le grain de blé ; au Bruche, la semence des légumineuses ; au Balanin, la noisette, la châtaigne, le gland ; au Brachycère, les bulbilles de l’ail. Chacun a son met, chacun a sa plante ; et chaque plante a ses convives attitrés. Les relations sont tellement précises que, dans bien des cas, on pourrait déterminer l’insecte d’après le végétal qui le nourrit, ou bien le végétal d’après l’insecte.
Si vous connaissez le lis, appelez Criocère le petit scarabée vermillon qui l’habite et peuple son feuillage de larves tenues au frais sous une casaque d’ordures. Si vous connaissez le Criocère, appelez lis la plante qu’il ravage. Ce ne sera peut-être pas le lis commun ou lis blanc, mais bien un autre représentant du même genre, lis Martagon, lis bulbifère, lis de Chalcédoine, lis lancifolié, lis tigré, lis doré, venu des Alpes ou des Pyrénées, apporté de la Chine ou du Japon. Sur la foi du Criocère, fin connaisseur des liliacées exotiques aussi bien que des liliacées indigènes, appelez lis la plante que vous ne connaissez pas, et croyez-en sur parole ce singulier maître en botanique. Que la fleur soit rouge, jaune, mordorée, semée de points carmins, caractères si disparates avec la blancheur immaculée de la fleur qui nous est familière, n’hésitez pas, adoptez le nom ; que vous dicte le scarabée. Où l’homme est exposé à se tromper, lui ne se trompe pas.
Cette botanique de l’insecte, cause de si rudes tribulations, a de tout temps frappé l’homme des champs, fort médiocre observateur du reste. Celui-là qui le premier vit son carré de choux ravagé par des chenilles, fit connaissance avec la Piéride. La science compléta l’œuvre, désireuse de venir en aide à l’utile ou de rechercher le vrai pour le seul amour du vrai ; et aujourd’hui les relations de l’insecte avec la plante forment un recueil d’archives aussi importantes sous l’aspect philosophique que sous le rapport des applications agricoles. Ce qui nous est bien moins connu, parce que cela nous touche de moins près, c’est la zoologie de l’insecte, c’est-à-dire le choix qu’il fait pour nourrir sa larve, de telle et telle espèces animales à l’exclusion des autres. Le sujet est tellement vaste, qu’un volume ne suffirait pas à le traiter ; d’ailleurs les documents font défaut pour l’immense majorité des cas. Il est réservé à un avenir encore bien éloigné de mettre ce point de biologie à la hauteur où se trouve déjà la question végétale. Ici seront suffisantes quelques observations, éparses soit dans mes écrits soit dans mes notes.
Que mange, à l’état de larve bien entendu, l’hyménoptère voué au régime de la proie ? Et d’abord des séries naturelles se montrent qui adoptent pour gibier les diverses espèces d’un même ordre, d’un même groupe. Ainsi les Ammophiles chassent exclusivement les chenilles des papillons crépusculaires. Ce goût est partagé par les Eumènes, genre si différent. Les Sphex et les Tachytes ont pour eux l’orthoptère ; les Cerceris, quelques rares exceptions à part, sont fidèles au Charançon ; les Philanthes ainsi, que les Palares ne capturent que des hyménoptères ; les Pompiles sont des vénateurs spécialistes de l’Araignée ; l’Astate se délecte du fumet des Punaises ; les Bembex veulent le diptère et rien autre ; les Scolies ont le monopole des larves de lamellicorne ; les Pélopées affectionnent les jeunes Épeires ; les Stizes diffèrent d’opinion : des deux de mon voisinage, l’un, le Stize ruficorne, garnit de Mantes son buffet, et l’autre, le Stize tridenté, le garnit de Cicadelles ; enfin les Crabronites prélèvent tribut sur la plèbe des muscides.
On voit déjà quelle magnifique classification on pourrait faire avec le menu de ces giboyeurs fidèlement relevé. Des groupes naturels se dessinent, caractérisés par les seules victuailles. J’aime à penser que la systématique de l’avenir tiendra compte de ces lois gastronomiques, au grand soulagement de l’entomologiste novice, trop souvent empêtré dans les embûches des pièces de la bouche, des antennes et des nervures alaires. Je réclame une classification où les aptitudes de l’insecte, son régime, son industrie, ses mœurs, aient le pas sur la forme d’un article antennaire. Cela viendra. Mais quand ?
Si des généralités nous descendons aux détails, nous voyons que l’espèce même peut, dans bien des cas, se déterminer d’après la nature des vivres. Depuis que je fouille les chauds talus pour m’informer de leur population, ce que j’ai visité de terriers appartenant au Philanthe apivore semblerait hyperbolique s’il m’était possible de préciser le nombre. Cela se compterait apparemment par milliers. Eh bien, dans cette multitude de magasins à vivres, tantôt récents et tantôt vieux, mis au jour avec intention ou rencontrés fortuitement, il ne m’est pas arrivé une fois, une seule, de trouver d’autres restes que ceux de l’Abeille domestique, ailes incorruptibles encore rassemblées par paires, crâne et thorax enveloppés d’un byssus violet, linceul que le temps jette sur ces reliques. Aujourd’hui comme en mes débuts, qui datent de si loin, au nord comme au midi du pays que j’explore, en région montueuse comme dans la plaine, le Philanthe suit un invariable régime : il lui faut l’Abeille domestique, toujours l’Abeille, jamais rien autre, si rapprochés de qualités que soient divers autres gibiers analogues. Si donc, fouillant des pentes ensoleillées, vous trouvez sous terre un petit paquet d’Abeilles disloquées, que cela vous suffise pour affirmer en ces lieux une colonie du Philanthe apivore. Lui seul a la recette des conserves d’Abeilles. Le Criocère tout à l’heure nous enseignait le génie lis : voici que maintenant le cadavre moisi de l’Abeille nous fait connaître le Philanthe et son gîte.
De même, l’Éphippigère femelle caractérise le Sphex languedocien ; ses débris, cymbales et long sabre, sont l’enseigne véridique du cocon où elles adhèrent. Le Grillon noir, aux cuisses galonnées de carmin, est l’étiquette infaillible du Sphex à ailes jaunes ; la larve de l’Orycte nasicorne nous dit la Scolie des jardins aussi sûrement que la meilleure description ; la larve de Cétoine proclame la Scolie à deux bandes ; et celle de l’Anoxie, la Scolie interrompue.
Après ces exclusifs, dédaignant de varier le service de table, citons les éclectiques qui, dans un groupe le plus souvent bien déterminé, savent faire choix de venaisons diverses, appropriées à leur taille. Le Cerceris tubercule affectionne surtout le Cléone ophtalmique, l’un des plus gros de nos Charançons ; mais au besoin il accepte les autres Cléones ainsi que les genres voisins, pourvu que la pièce soit de taille avantageuse. Le Cerceris des sables étend plus loin ses domaines de chasse : tout curculionide de dimensions moyennes est pour lui de bonne prise. Le Cerceris bupresticide adopte tous les Buprestes indistinctement, pourvu qu’ils n’excèdent pas ses forces. Le Philanthe couronné (Philanthus coronatus, Fab.) empile dans ses silos des Halictes choisis parmi les plus gros. Bien moindre que son congénère, le Philanthe ravisseur (Philanthus raptor, Lep.) s’approvisionne avec des Halictes choisis parmi les plus petits. Tout acridien adulte, d’une paire de centimètres de longueur, convient au Sphex à ceintures blanches. À la seule condition d’être jeunes et tendres, les divers Mantiens du voisinage sont admis au buffet du Stize ruficorne et du Tachyte manticide. Les plus gros de nos Bembex (Bembex rostrata, Fab et Bembex bidentata, V. L.) sont de passionnés consommateurs de Taons. À ces pièces de résistance, ils associent des hors-d’œuvre prélevés indifféremment sur le reste de la gent diptère. L’Ammophile des sables (Ammophila sabulosa, V. L.), et l’Ammophile hérissée (Ammophila hirsuta, Kirb.) enfouissent dans chaque terrier une seule chenille, mais corpulente, toujours de la tribu des crépusculaires et de coloration fort variable, ce qui dénote des espèces distinctes. L’Ammophile soyeuse (Ammophila holosericea, Y. L.) a service mieux assorti. Il lui faut, par convive, trois ou quatre pièces où figurent, également appréciées, les noctuelles et les arpenteuses. Le Solenius à ailes brunes (Solenius fuscipennis, Lep.), qui élit domicile dans le bois mortel tendre des vieux saules, a une prédilection marquée pour l’Abeille de Virgile l’Eristalis tenax ; il lui adjoint volontiers, tantôt comme accessoire tantôt comme venaison dominante, l’Helophilus pendulus, si différent de costume. Sur la foi de débris indéterminables, il faut inscrire sans doute bien d’autres diptères dans son carnet de chasse. Le Crabron bouche d’or (Crabro chrysostomus, Lep.), autre exploiteur des vieux saules, porte ses préférences sur les Syrphes, sans distinction d’espèces. Le Solénius vagabond (Solenius vagus, Lep.), hôte des tiges sèches de la ronce ainsi que de l’yèble, a pour tributaires de son garde-manger les genres Syritta, Sphærophoria, Sareo-phaga, Syrphus, Melanophora, Paragus, et bien d’autres apparemment. L’espèce qui revient le plus souvent dans mes notes est le Syritta pipiens.
Sans poursuivre plus loin ce fastidieux relevé, on voit nettement apparaître le résultat général. Chaque giboyeur a ses goûts caractéristiques, si bien que, la carte du repas connue, on peut dire le genre du convive et bien souvent l’espèce. Ainsi se trouve établie la haute vérité de l’aphorisme : Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es.
Aux uns, il faut une proie toujours la même. Les fils du Sphex languedocien consomment religieusement l’Éphippigère, ce mets de famille si cher à leurs ancêtres et non moins cher à leurs descendants ; aucune innovation dans les vieux usages ne saurait les tenter. À d’autres convient mieux la variété pour des motifs soit de saveur soit de facilité d’approvisionnement, mais alors le choix des pièces est maintenu dans des limites infranchissables. Un groupe naturel, un genre, une famille, plus rarement un ordre presque entier, voilà le domaine de chasse hors duquel il est formellement interdit de braconner. La loi est catégorique, et tous se font scrupule sévère de la transgresser.
Au lieu de sa Mante religieuse, offrez au Tachyte manticide un Criquet équivalent. Dédaigneux, il refusera la pièce, de haut goût cependant, paraît-il, puisque le Tachyte de Panzer la préfère à tout autre gibier. Offrez-lui une jeune Empuse, qui diffère tant de la Mante par sa forme et sa coloration : il l’acceptera sans hésiter et l’opérera sous vos yeux. Malgré sa fantastique tournure, le diablotin est à l’instant reconnu par le Tachyte comme mantien et par conséquent gibier de sa compétence.
En échange de son Cléone, donnez au Cerceris tuberculé un Bupreste, régal de l’un de ses congénères. Il ne fera nul cas de la somptueuse victuaille. Accepter cela, lui, mangeur de curculionides ! Ah ! jamais de la vie ! Présentez-lui un Cléone d’espèce différente, ou tout autre gros Charançon, qu’il n’a très probablement jamais vu, car il n’entre pas dans l’inventaire des vivres des terriers. Cette fois, plus de dédain : la pièce est enlacée, poignardée suivant les règles et sur-le-champ descendue en magasin.
Essayez de persuader à l’Ammophile hérissée que les Araignées ont un goût de noisette, ainsi que l’affirmait Lalande ; et vous verrez avec quelle froideur vos insinuations seront reçues. Tâchez seulement de la convaincre qu’une chenille de papillon diurne vaut autant qu’une chenille de papillon crépusculaire. Vous n’y parviendrez pas. Mais si vous substituez à sa chenille souterraine, que je suppose grise, une autre chenille souterraine bariolée de noir, de jaune, de rouille ou de n’importe quelle teinte, ce changement de coloration ne l’empêchera pas de reconnaître dans la pièce substituée une victime à sa convenance, un équivalent de son ver gris.
Ainsi des autres, autant que j’ai pu en expérimenter. Chacun refuse obstinément ce qui est étranger à ses réserves de chasse, chacun accepte ce qui en fait partie, à la condition bien entendu, que le gibier de remplacement soit à peu près conforme pour le volume et le degré d’évolution à celui dont on vient de priver le propriétaire. Ainsi le Tachyte tarsier, gourmet appréciateur de chairs tendres, ne consentirait pas à remplacer sa pincée de jeunes larves d’acridiens par l’unique et gros Criquet, provision du Tachyte de Panzer ; ce dernier, à son tour, n’échangerait jamais son acridien adulte pour le menu fretin de l’autre. Le genre et l’espèce sont les mêmes, l’âge ne l’est pas ; et cela suffit pour décider de l’acceptation ou du refus.
Lorsque ses déprédations s’étendent sur un groupe de quelque étendue comment fait l’insecte pour reconnaître les genres, les espèces composant son lot et les distinguer des autres avec une sûreté de coup d’œil que l’inventaire des terriers ne trouve jamais en défaut ? Est-ce l’aspect général qui le guide ? Non, car dans tel clapier de Bembex nous trouverons des Sphérophories, minces lanières, et des Bombyles, pelotes de velours ; non, car dans les silos de l’Ammophile soyeuse prennent place, à côté l’une de l’autre, la chenille de conformation habituelle, et la chenille arpenteuse, compas vivant qui marche en s’ouvrant et se fermant tour à tour ; non, car dans les entrepôts du Stize ruficorne et du Tachyte manticide, à côté de la Mante s’empile l’Empuse, sa caricature méconnaissable.
Est-ce la coloration ? En aucune manière. Les exemples surabondent. Quelle variété de teintes, de reflets, métalliques, distribués d’une foule de manières, dans les Buprestes que chasse le Cerceris célébré par L. Dufour ! La palette d’un peintre, broyant la pépite d’or, le bronze, le rubis, l’émeraude, l’améthyste, difficilement rivaliserait avec cette somptuosité de couleurs. Et néanmoins le Cerceris ne s’y laisse méprendre : tout ce peuple, si différemment costumé, est pour lui, comme pour l’entomologiste, le peuple des Buprestes. L’inventaire du garde-manger d’un Crabronien comprendra des diptères vêtus de bure grise ou roussâtre ; d’autres ceinturés de jaune, marquetés de blanc, décorés de lignes carminées ; d’autres d’un bleu d’acier, d’un noir d’ébène, d’un vert cuivreux ; et sous cette variété de costumes dissemblables se retrouvera l’invariable diptère.
Précisons par un exemple. Le Cerceris de Ferrero (Cerceris Ferreri, V. L.) est un consommateur de charançons. Les Phytonomes et les Sitones, d’un grisâtre indécis, les Otiorhynches, noirs ou d’un brun de poix, habituellement garnissent ses terriers. Or, il m’est parfois arrivé d’exhumer de ses demeures une série de vrais bijoux qui, par leur vif éclat métallique, faisaient le contraste le plus frappant avec le sombre Otiorhynche. C’était le Rhynchite (Rhynchites betuleti) qui roule en cigares les feuilles de la vigne. Également somptueux, les uns étaient d’un bleu d’azur, les autres d’un cuivreux doré, car le rouleur de cigares a double coloration. Comment avait fait le Cerceris pour reconnaître, dans ces bijoux, le curculionide, le proche allié du trivial Phytonome ? Il était probablement inexpert devant pareille rencontre ; sa race ne pouvait lui avoir transmis que des propensions bien indécises, car elle ne paraît pas faire un fréquent usage de Rhynchites, ainsi que semblent le prouver mes rares trouvailles dans l’ensemble de mes nombreuses exhumations. Pour la première fois, peut-être, traversant un vignoble, il voyait reluire sur une feuille le riche scarabée ; ce n’était pas pour lui un mets de consommation courante, consacré par les antiques usages de la famille. C’était du nouveau, de l’exceptionnel, de l’extraordinaire. Eh bien, cet extraordinaire est reconnu sûrement Charançon et emmagasiné comme tel. La rutilante cuirasse du Rhynchite ira prendre place à côté de la casaque grise du Phytonome. Non, ce n’est pas la couleur qui dirige le choix.
Ce n’est pas davantage la forme. Le Cerceris des sables chasse tout curculionide de dimensions moyennes. Je mettrais trop à l’épreuve la patience du lecteur si je m’avisais de donner ici le recensement complet des pièces reconnues dans son garde-manger. Je n’en signalerai que deux que m’ont révélées mes dernières recherches autour de mon village. L’hyménoptère va capturer, sur les chênes-verts des montagnes voisines, le Brachydère pubescent (Brachyderes pubescens) et le Balanin des glands (Balaninus glandium). Qu’ont de commun pour la forme les deux coléoptères ? J’entends par forme non les détails de structure que le classificateur scrute du verre de sa loupe, non les traits délicats qu’invoquerait un Latreille pour dresser une taxonomie, mais le croquis d’ensemble, la tournure générale qui s’impose au regard, même non exercé, et fait rapprocher entre eux certains animaux par l’homme étranger à la science, par l’enfant surtout, observateur plus perspicace.
Sous ce rapport, qu’ont de commun le Brachydère et le Balanin, aux yeux du citadin, du paysan, de l’enfant, du Cerceris ? Rien, absolument rien. Le premier a la silhouette presque cylindrique ; le second, ramassé dans sa courte épaisseur, est conique en avant, elliptique ou plutôt cordiforme en arrière. Le premier est noir, semé de nébulosités d’un gris de souris ; le second est d’un roux ochracé. La tête du premier se termine par une sorte de mufle ; la tête du second s’effile en un rostre courbe, délié comme un crin, aussi long que le reste du corps. Le Brachydère a le groin massif, coupé court ; le Balanin semble fumer un calumet d’une longueur insensée.
Qui s’aviserait de rapprocher deux créatures aussi disparates, de les appeler du même nom ? En dehors des personnes du métier, nul ne l’oserait. Plus perspicace, le Cerceris reconnaît, dans l’une comme dans l’autre, le Charançon, la proie à système nerveux concentré, se prêtant à la chirurgie de son unique coup de lancette. Après avoir fait copieux butin aux dépens de la bête au grossier mufle, dont il bourre parfois ses souterrains à l’exclusion de toute autre pièce, suivant les éventualités de la chasse, le voici brusquement en présence de la bête à trompe extravagante. Habitué à la première, méconnaît-il la seconde ? Point : au premier coup d’œil, il la reconnaît pour sienne ; et la loge déjà munie de quelques Brachydères reçoit pour complément des Balanins. Si ces deux espèces manquent, si les terriers sont loin des chênes-verts, le Cerceris s’attaque aux curculionides les plus variés de genre, d’espèce, de forme, de coloration. Les Sitones, les Cnéorhines, les Géonèmes, les Otiorhynches, les Strophosomes et bien d’autres sont indifféremment ses tributaires.
Vainement je me creuse la cervelle pour soupçonner seulement à quels signes le déprédateur se fie pour se guider, sans sortir d’un même groupe, au milieu d’une venaison aussi variée ; à quels traits surtout il reconnaît comme Charançon l’étrange Balanin des glands, le seul parmi ses victimes qui soit porteur d’un long tube de calumet. Je laisse au transformisme, à l’atavisme et autres élucubrations transcendantes en isme, l’honneur et aussi le péril d’expliquer ce que, humblement, je reconnais trop au-dessus de ma portée. De ce que le fils de l’oiseleur à la pipée aura été nourri de brochettes de rouges-gorges, de linottes et de pinsons, nous empresserons-nous de conclure que cette éducation par l’estomac lui permettra plus tard, sans autre initiation que celle du rôti, de se reconnaître au milieu des groupes ornithologiques et de ne pas les confondre l’un avec l’autre lorsqu’à son tour il placera ses gluaux ? La digestion d’un salmis d’oisillons, si répétée qu’elle soit chez lui et sa parenté ascendante, suffira-t-elle pour en faire un oiseleur consommé ? Le Cerceris a mangé du Charançon ; ses ancêtres en ont tous mangé, et religieusement. Si vous voyez là le motif qui fait de l’hyménoptère un connaisseur de curculionides, dont la perspicacité n’a de rivale que celle d’un entomologiste de profession, pourquoi vous refuseriez-vous aux mêmes conséquences pour la famille de l’oiseleur ?
J’ai hâte de quitter ces problèmes insolubles pour attaquer la question des vivres sous un autre point de vue. Chaque hyménoptère giboyeur est cantonné dans un genre de venaison, habituellement très limité. Il a son gibier attitré, hors duquel tout lui est suspect, odieux. Les embûches de l’expérimentateur qui lui soutire sa proie pour lui en jeter une autre en échange, les émotions du propriétaire détroussé et retrouvant aussitôt son bien mais sous une autre forme, ne peuvent lui donner le change. Obstinément il refuse ce qui est étranger à son lot, à l’instant il accepte ce qui en fait partie. D’où provient cette répugnance invincible pour des vivres non usités dans la famille ? Ici l’expérimentation peut être invoquée. Invoquons-la : son dire est le seul digne de confiance.
La première idée qui se présente, et la seule, je pense, qui puisse se présenter, c’est que la larve, le nourrisson carnivore a ses préférences, ou pour mieux dire ses goûts exclusifs. Telle proie lui convient, telle autre ne lui convient pas ; et la mère la sort conformément à ses appétits, immuables pour chaque espèce. Ici le mets de famille est le Taon ; ailleurs, c’est le Charançon ; ailleurs encore, c’est le Grillon, c’est le Criquet, c’est la Mante religieuse. Bonnes en soi d’une façon générale, ces diverses victuailles peuvent être pernicieuses pour un consommateur qui n’en a pas l’habitude. La larve qui raffole du Criquet peut trouver la chenille nourriture abominable, et celle qui se délecte avec la chenille peut avoir en horreur le Criquet. Il nous serait difficile de discerner en quoi diffèrent, comme matières sapides et nourrissantes, la chair du Grillon et celle de l’Éphippigère ; cela ne veut pas dire que les deux Sphex adonnés à ce régime n’aient sur ce point des opinions bien arrêtées, et ne soient pénétrés, chacun, d’une haute estime pour son mets traditionnel et d’une profonde aversion pour l’autre. Les goûts ne se discutent pas.
D’ailleurs l’hygiène pourrait bien être ici intéressée. Rien ne dit que l’Araignée, régal du Pompile, ne soit poison ou du moins aliment malsain pour le Bembex, amateur de Taons ; que la juteuse chenille de l’Ammophile ne rebute l’estomac du Sphex, nourri du sec acridien. L’estime de la mère pour tel gibier, son mépris pour tel autre, auraient alors comme mobile les satisfactions et les répugnances de ses nourrissons ; l’approvisionneuse réglerait le menu sur les exigences gastronomiques des approvisionnés. Cet exclusivisme de la larve carnivore paraît d’autant plus probable, que la larve à régime végétal ne veut se prêter, en aucune façon, à un changement de nourriture. Si pressée qu’elle soit par la faim, la chenille du Sphinx de l’euphorbe, broutant les tithymales, se laissera périr d’inanition devant une feuille de chou, mets sans pareil pour la Piéride. Son estomac, brûlé par de fortes épices, trouvera fade et immangeable la crucifère, relevée cependant d’essence sulfurée. La Piéride, de son côté, se gardera bien de toucher aux tithymales : il y aurait pour elle péril de mort. La chenille de l’Atropos veut les narcotiques solanées, principalement la pomme de terre ; et ne veut que cela. Tout ce qui n’est pas assaisonné de solanine lui est odieux. Et ce ne sont pas seulement les larves à nourriture fortement pimentée d’alcaloïdes et de principes vireux qui se refusent à toute innovation alimentaire ; les autres, jusqu’à celles dont le régime est le moins sapide, sont d’une intransigeance invincible. Chacune a sa plante ou son groupe de plantes, hors duquel il n’y a plus rien d’acceptable.
J’ai gardé souvenir d’une gelée tardive qui venait, pendant la nuit, de griller les bourgeons du mûrier au moment des premières feuilles. Le lendemain, ce fut grand émoi chez mes voisins les métayers : les vers-à-soie étaient éclos et la nourriture brusquement manquait. Il fallait attendre que le soleil réparât le désastre ; mais comment faire pour entretenir quelques jours les nouveau-nés affamés ? On me savait connaisseur de plantes ; mes récoltes à travers champs m’avaient valu le renom d’herboriste pour remèdes. Avec la fleur du coquelicot, je préparais un élixir qui éclaircit la vue ; avec la bourrache, j’obtenais un sirop souverain contre la coqueluche ; je distillais la camomille, je retirais l’essence du thé des montagnes. Bref, la botanique m’avait donné la réputation d’un préparateur d’orviétan. C’est toujours quelque chose.
Les ménagères, qui d’ici, qui de là, vinrent me trouver ; et la larme à l’œil, m’exposèrent l’affaire. Que donner à leurs vers en attendant que le mûrier repousse ? Affaire bien grave, bien digne de commisération. L’une comptait sur sa chambrée pour acheter un rouleau de toile destiné à sa fille sur le point de se marier : une autre me confiait ses projets d’un porc, qu’elle devait engraisser pour l’hiver suivant ; toutes déploraient la poignée d’écus qui, déposés au fond de la cachette de l’armoire, dans un bas dépareillé, auraient donné soulagement aux jours difficiles. Et gonflées de chagrin, elles entr’ouvraient sous mes yeux un morceau de flanelle où grouillait la vermine : « Régardas, Moussu : renoun d’espéli, et ren per lour donnai Ah ! pécaïré ! »
Pauvres gens ! quel rude métier que le vôtre, honorable entre tous, et de tous le plus incertain ! Vous vous exterminez au travail, et lorsque vous touchez presque au but, quelques heures d’une nuit froide, brutalement survenue, mettent à néant la récolte. Venir en aide à ces affligées me parut bien difficile. J’essayai cependant, prenant pour guide la botanique, qui me conseillait, comme succédané du mûrier, les végétaux des familles voisines, l’orme, le micocoulier, l’ortie, la pariétaire. Leur feuillage naissant, coupé menu, fut présenté aux vers. D’autres essais, bien moins logiques, furent tentés suivant l’inspiration de chacun. Rien n’aboutit. Les nouveau-nés se laissèrent, jusqu’au dernier, mourir de faim. Mon renom de préparateur d’orviétan dut quelque peu souffrir de cet échec. Était-ce bien ma faute ?
Non, mais celle du ver-à-soie, trop fidèle à sa feuille de mûrier.
Ce fut donc avec la presque certitude de ne pas réussir, que je fis mes débuts d’éducateur de larves carnassières avec une proie non conforme à l’habituel régime. Par acquit de conscience, sans grand zèle, j’essayai ce qui me paraissait devoir piteusement échouer. La saison touchait à sa fin. Seuls, les Bembex, fréquents dans les sables des collines voisines, pouvaient m’offrir encore, sans recherches trop prolongées, quelques sujets d’expérimentation. Le Bembex tarsier me fournit ce que je désirais : des larves assez jeunes pour avoir encore devant elles une longue période d’alimentation, assez développées néanmoins pour supporter les épreuves d’un déménagement.
Ces larves sont exhumées avec tous les égards que réclame leur délicat épiderme ; sont exhumées aussi les pièces de gibier intactes, récemment apportées par la mère, et consistant en divers diptères parmi lesquels figurent des Anthrax. Une vieille boîte à sardines, meublée d’une couche de sable fin et divisée en chambres par des cloisons de papier, reçoit mes élèves, isolés l’un de l’autre. De ces mangeurs de mouches, je me propose de faire des mangeurs de sauterelles ; à leur régime de Bembex, je veux substituer le régime d’un Sphex ou d’un Tachyte. Pour m’épargner des courses fastidieuses en vue de l’approvisionnement du réfectoire, j’adopte ce que la bonne fortune me présente sur le seuil même de ma porte. Un locustien vert, à sabre court, recourbé en faucille, le Phaneroptera falcata, ravage les corolles de mes pétunias. C’est le moment de me dédommager des dépits qu’il me cause. Je le choisis jeune, d’un centimètre à deux de longueur ; et je l’immobilise, sans plus de façon, par l’écrasement de la tête. En cet état, il est servi aux Bembex, à la place de leurs diptères.
Si le lecteur a partagé mes convictions d’insuccès, convictions basées sur des motifs très logiques, il partagera maintenant ma profonde surprise. L’impossible devient le possible ; l’insensé, le raisonnable ; le prévu, le contraire du réel. Le mets servi pour la première fois à la table des Bembex, depuis qu’il y a des Bembex au monde, est accepté sans répugnance aucune et consommé avec toutes les marques de la satisfaction. Donnons ici le journal circonstancié de l’un de mes convives, journal dont celui des autres ne serait que la répétition à quelques variantes près.
2 août 1883. – La larve du Bembex, telle que je l’extrais de son terrier, est à peu près à la moitié de son développement. Autour d’elle je ne trouve que de maigres résidus de repas, consistant surtout en ailes d’Anthrax, mi-partie diaphanes et mi-partie enfumées. La mère aurait complété par de nouveaux apports l’approvisionnement, fait au jour le jour. Je donne au nourrisson, consommateur d’Anthrax, un jeune Phanéroptère. Le locustien est attaqué sans hésitation. Ce changement si profond dans la nature des vivres ne paraît en rien inquiéter la larve, qui mord à pleines mandibules, dans le riche morceau et ne le lâche qu’après l’avoir épuisé. Sur le soir, la pièce vidée est remplacée par une autre, toute fraîche, de même espèce ; mais plus volumineuse et mesurant deux centimètres.
3 août. – Le lendemain, je trouve le Phanéroptère dévoré. Il n’en reste que les téguments arides, non démembrés, Tout le contenu a disparu ; le gibier a été vidé par une large ouverture pratiquée dans le ventre. Un mangeur attitré de sauterelles n’aurait pas mieux opéré. À la carcasse sans valeur, je substitue deux petits locustiens. Tout d’abord la larve n’y touche pas, amplement repue qu’elle est par le repas si copieux de la veille. Dans l’après-midi cependant l’une des pièces est résolument attaquée.
4 août. – Je renouvelle les vivres, bien que ceux de la veille ne soient pas achevés. C’est du reste ce que je fais chaque jour, afin que mon élève ait constamment sous la dent des vivres frais. Un gibier faisandé lui troublerait l’estomac. Mes locustiens ne sont pas des victimes à la fois vivantes et inertes, opérées suivant la méthode délicate des paralyseurs ; ce sont des cadavres obtenus par le brutal écrasement de la tête. Avec la température qui règne, l’altération des chairs est rapide, ce qui m’impose des renouvellements fréquents dans le réfectoire de la boîte à sardines. Deux pièces sont servies. L’une est attaquée bientôt après, et la larve s’y maintient assidûment.
5 août. – Le famélique appétit du début se calme. Mon service pourrait bien être trop généreux, et il serait prudent de faire succéder un peu de diète à cette gargantuélique bombance. La mère certainement est plus parcimonieuse. Si toute sa famille mangeait comme mon invité, elle ne pourrait y suffire. Donc, par raison d’hygiène, jeûne et vigile aujourd’hui.
6 août. – Le service est repris avec deux Phanéroptères. L’un est consommé en entier, l’autre est entamé.
7 août. – La ration d’aujourd’hui est dégustée puis délaissée. La larve semble inquiète. De sa bouche pointue, elle explore les parois de la chambre. À ce signe se reconnaît l’approche du travail du cocon.
8 août. – Dans la nuit, la larve a filé sa nasse de soie. Elle l’incruste maintenant de grains de sable. Suivent, avec le temps, les phases normales de la métamorphose. Nourrie de locustiens, inconnus à sa race, la larve parcourt ses étapes sans plus d’encombre que ses sœurs nourries de diptères.
Même succès avec de jeunes Mantes pour nourriture. L’une des larves ainsi servies me laisserait même croire qu’elle préférait le mets nouveau au mets traditionnel de sa race. Deux Éristales et une Mante religieuse de trois centimètres composaient sa carte du jour. Dès les premières bouchées, les Éristales sont dédaignés, et la Mante, déjà dégustée et trouvée, paraît-il, excellente, fait oublier complètement le diptère. Était-ce préférence de gourmet, motivée par des chairs plus juteuses ? Je n’ai pas qualité pour l’affirmer. Toujours est-il que le Bembex n’est pas tellement fanatique du diptère, qu’il ne l’abandonne pour un autre gibier.
Eh bien, est-il assez probant cet échec prévu devenu succès superbe ? Sans le témoignage de l’expérience, à quoi pouvons-nous donc nous fier ? Sous les ruines de tant de systèmes qui paraissaient très solidement échafaudés, j’hésiterais à reconnaître que deux et deux font quatre si les faits n’étaient là. Mon argumentation avait pour elle la vraisemblance la plus entraînante, elle n’avait pas pour elle la vérité. Comme on peut toujours après coup trouver des raisons pour étayer une opinion dont on ne voulait pas d’abord, maintenant je raisonnerais ainsi : La plante est la grande usine où s’élaborent, avec les matériaux du minéral, les principes organiques, matériaux de la vie. Certains produits sont communs à toute la série végétale, mais d’autres, bien plus nombreux, se préparent dans des laboratoires déterminés. Chaque genre, chaque espèce a sa marque de fabrique. Qui travaille les essences, qui les alcaloïdes, qui les fécules, les corps gras, les résines, les sucres, les acides. De là résultent des énergies spéciales, dont tout animal herbivore ne peut s’accommoder. Certes il faut un estomac fait exprès pour digérer l’aconit, le colchique, la ciguë, la jusquiame ; qui ne l’a pas ne pourrait supporter semblable régime. Et puis, les Mithridates alimentés de poison ne sont réfractaires qu’à un seul toxique. La chenille de l’Atropos, qui se délecte avec la solanine de la pomme de terre, serait tuée par l’âcre principe des tithymales, aliment du Sphinx de l’euphorbe. Les larves herbivores sont donc forcément exclusives dans leurs goûts parce que les végétaux ont des propriétés fort différentes d’un genre à l’autre.
À cette variété des produits de la plante, l’animal, consommateur bien plus que producteur, oppose l’uniformité des siens. Albumine de l’œuf de l’autruche ou de l’œuf du pinson, caséine du lait de la vache ou du lait de l’ânesse, chair musculaire du loup ou du mouton, du chat-huant ou du mulot, de la grenouille ou du lombric, c’est toujours de l’albumine, de la caséine, de la fibrine, mangeables sinon mangées. Ici pas d’assaisonnements atroces, pas de spéciales âcretés, pas d’alcaloïdes mortels pour tout estomac autre que celui du consommateur attitré ; aussi le comestible animal n’est-il pas limité pour un même convive. Que ne mange pas l’homme, depuis le régal des terres arctiques, potage au sang de phoque et morceau de lard de baleine enveloppé d’une feuille de saule pour légume, jusqu’au ver-à-soie frit du Chinois et au criquet desséché de l’Arabe ? Que ne mangerait-il pas s’il n’avait à surmonter des répugnances dictées par des habitudes bien plus que par des besoins réels ? La proie étant uniforme dans ses principes nutritifs, la larve carnassière doit donc s’accommoder de tout gibier, surtout si le nouveau mets ne s’écarte pas trop des usages consacrés. Ainsi raisonnerais-je avec non moins de probabilité, si j’avais à recommencer. Mais comme tous nos arguments ne valent pas un fait, faudrait-il finalement en venir à l’expérimentation.
C’est ce que je fis l’année suivante sur une plus grande échelle et sur des sujets plus variés. Je recule devant le narré suivi de mes essais et de mon éducation personnelle dans cet art nouveau, où l’insuccès du jour m’enseignait la voie pour la réussite du lendemain. Ce serait d’une fastidieuse longueur. Qu’il me suffise de formuler brièvement mes résultats et les conditions à remplir pour bien conduire le délicat réfectoire.
Et tout d’abord, il ne faut pas songer à détacher l’œuf de sa proie naturelle pour le déposer sur une autre. Cet œuf adhère assez fortement, par son bout céphalique, à la pièce de gibier. L’enlever de sa place serait le compromettre infailliblement. Je laisse donc la larve éclore et acquérir assez de force pour supporter le déménagement sans péril. D’ailleurs mes fouilles me procurent le plus souvent mes sujets sous forme de larves. J’adopte pour élèves les larves ayant du quart à la moitié de leur développement. Les autres sont trop jeunes et de maniement périlleux, ou trop vieilles et d’alimentation artificielle bornée à une courte période.
En second lieu, j’évite les pièces de gibier volumineuses, dont une seule suffirait pour toute l’étape de la croissance. J’ai déjà dit et je répète ici combien est délicate la consommation d’une pièce qui doit se conserver fraîche une paire de semaines et n’achever de mourir que lorsqu’elle est presque entièrement dévorée. La mort ici ne laisse pas de cadavre ; quand la vie s’éteint tout à fait, le corps a disparu, ne laissant qu’un chiffon d’épiderme. Les larves à grosse et unique proie ont un art de manger spécial, art périlleux où un coup de dent maladroit devient fatal. Mordue avant l’heure en tel ou tel point, la victime tombe en pourriture, ce qui promptement amène la mort du consommateur par intoxication. Détournée de son filon d’attaque, la larve ne sait pas toujours retrouver à propos les morceaux licites, et elle péril de la décomposition de son gibier mal dépecé. Que sera-ce si l’expérimentateur lui donne un gibier dont elle n’a pas l’habitude ? Ne sachant pas le manger suivant les règles, elle le tuera ; et les vivres seront pourriture toxique du jour au lendemain. J’ai raconté comment il m’a été impossible d’élever la Scolie à deux bandes avec des larves d’Orycte, immobilisées par des liens, ou bien avec des Éphippigères, paralysées par le Sphex languedocien. Dans les deux cas, le mets nouveau était accepté sans hésitation, preuve qu’il convenait au nourrisson ; mais en un jour ou deux survenait la pourriture et la Scolie périssait sur le morceau fétide. La méthode pour conserver l’Éphippigère, si bien connue du Spbex, était inconnue à mon pensionnaire, et cela suffisait pour lui convertir en poison un délicieux manger.
Ainsi ont misérablement échoué mes autres tentatives d’alimentation avec l’unique service d’une proie volumineuse substituée à la ration normale. Un seul succès est inscrit dans mes notes, mais tellement difficultueux, que je ne me chargerais pas de l’obtenir une seconde fois. Je suis parvenu à nourrir la larve de l’Aminophile hérissée avec un Grillon noir adulte, accepté d’ailleurs aussi volontiers que le gibier naturel, la chenille.
Pour éviter la pourriture des vivres de trop longue durée, non consommés suivant la méthode indispensable à leur conservation, j’emploie du gibier menu, dont chaque pièce peut être achevée par la larve en une seule séance, au plus dans une journée. Peu importe alors que la proie soit déchiquetée, démembrée au hasard ; la décomposition n’a pas le temps de gagner ses chairs encore pantelantes. Ainsi procèdent les larves à brutale déglutition, qui happent à l’aventure sans distinction entre les morceaux, les larves des Bembex, par exemple, qui finissent le diptère mordu avant d’en attaquer un autre dans le tas ; celles des Cerceris, qui vident leurs charançons méthodiquement l’un après l’autre. Dès les premiers coups de mandibules, la pièce entamée peut être mortellement atteinte. En cela, nul inconvénient : une séance de courte durée suffit pour utiliser le cadavre, soustrait à l’altération putride par sa prompte consommation. Tout à côté, les autres pièces, bien vivantes dans leur immobilité, attendent l’une après l’autre leur tour et fournissent une réserve de vivres toujours frais.
Je suis trop ignare charcutier pour imiter l’hyménoptère et recourir moi-même à la paralysie ; et puis le liquide caustique instillé sur les centres nerveux, l’ammoniaque en particulier, laisserait des traces odorantes ou sapides capables de rebuter mes pensionnaires. Me voilà dans la nécessité de tuer à fond mes bêtes afin de les immobiliser. Des provisions suffisantes faites à l’avance, en une seule fois, deviennent alors impraticables : tandis qu’une pièce de la ration serait consommée, les autres se gâteraient. Une seule ressource me reste, fort assujettissante : c’est de renouveler chaque jour l’approvisionnement. Toutes ces conditions remplies, le succès de l’alimentation artificielle n’est pas sans quelques difficultés ; néanmoins, avec un peu de soin et surtout beaucoup de patience, il est à peu près assuré.
C’est ainsi que j’ai élevé le Bembex tarsier, mangeur d’Anthrax et autres diptères, avec de jeunes locustiens ou mantiens ; l’Ammophile soyeuse, dont le menu consiste surtout en chenilles arpenteuses, avec de petites araignées ; le Pélopée tourneur, consommateur d’araignées, avec de tendres acridiens ; le Cerceris des sables, amateur passionné de charançons, avec des Halictes ; le Philanthe apivore, exclusivement nourri d’abeilles domestiques, avec des Éristales et autres diptères. Sans parvenir au but final, pour les motifs que je viens d’exposer, j’ai vu la Scolie à deux bandes se repaître avec satisfaction du ver de l’Orycte substitué à celui de la Cétoine, et s’accommoder de l’Éphippigère retirée du terrier du Sphex ; j’ai assisté au repas de trois Ammophiles hérissées, acceptant de fort bon appétit le Grillon qui remplaçait leur chenille. L’une d’elles, je viens de le dire, servie par des circonstances impossibles à démêler, a su même conserver sa ration fraîche, ce qui lui a permis de se développer en plein et de filer son cocon.
Ces exemples, les seuls sur lesquels mes expérimentations se soient portées jusqu’ici, me semblent assez probants pour me permettre de conclure que la larve carnassière n’a pas des goûts exclusifs. La ration si monotone, si limitée en qualité, qui lui est servie par la mère, pourrait être remplacée par d’autres également de son goût. La variété ne lui déplait pas ; elle lui profite aussi bien que l’uniformité ; elle serait même plus avantageuse à sa race, ainsi qu’on le verra tantôt.